Rêve éveillé.
« Tu ne viens pas avec nous ? » demanda Gabin à la sortie de la faculté.
Dans ses bras, Lola se collait contre son torse et m'observait d'un regard suppliant. Je secouai la tête.
« Non, désolé, j'ai...des choses à faire.
-T'es sérieuse, Hélène ? Qu'est-ce que t'as de mieux à foutre que d'aller te bourrer la tronche en buvant des Mojitos ?
-Lola, sérieusement...Laisse-moi un peu de temps seule, tu veux bien ? »
J'avais prononcé ces mots sans réellement les penser. A cet instant précis, je me dis que j'étais une excellente menteuse ; cela m'effraya.
« Très bien, dit-elle en levant les mains en l'air. Je ne t'en veux pas. Mais viens pas me voir après en me disant que finalement, tu t'es ennuyée comme jamais, et que « oh, Lola ! -elle essayait d'imiter ma voix, ce qui me fit éclater de rire-, finalement t'avais raison...J'aurais dû t'écouter ! »
-Quoiqu'il arrive, tu as toujours raison. Donc laisse-moi me tromper encore une fois, s'il-te-plaît ».
Ma copine sourit. En me faisant un clin d'œil, on se sépara. Je m'étais introduite dans la rue Sergent, que je suivais avec hâte. Mes pas se faisaient de plus en plus rapides, à mesure que je m'éloignais de la faculté.
J'avais une idée en tête depuis la veille, et elle trottait dans mon esprit, gambadant autour de mes pensées. Un sourire de satisfaction et d'excitation ornait mes lèvres. Mon aventure commençait, et elle était loin d'être ennuyante.
J'arrivai devant ce feu rouge, et observai le même arrêt de bus que la veille. Discrètement, mes yeux se posaient sur chaque personne qui venait attendre l'arrivée du car. Je ne vis aucune silhouette reconnaissable, pas de cheveux blonds ni de longues jambes. Simplement des inconnus.
Sans plus tarder, j'attendis. Je me mis à pester intérieurement ; et si elle ne venait pas, ce jour-là ? Ma négativité commença à s'installer dans mon esprit. Je restai cloîtrée dans un coin de la rue, observant et guettant cet arrêt qui commençait à se remplir pour la ligne 47.
Soudain, ce fut elle ; et mon sourire s'étira, mes joues rougirent, mes mains tremblèrent. Elle ne portait pas de sac à dos ce jour-là, mais sa simple présence me suffit. Elle était là, debout ; ses cheveux blonds balayaient les airs derrière son dos. Son attitude semblait bien plus sereine que la veille. Et je m'en réjouis.
Il était temps de la suivre. En rabattant la capuche de mon sweat sur ma tête, je m'approchai doucement, essayant de ne pas me faire remarquer.
Le bus arriva très rapidement, s'arrêtant à quelques mètres de moi en un bruyant son de freins. Dès que les portières s'ouvrirent, Alice fut la première à entrer. A cet instant, je me précipitai en courant et entrai dans l'engin en un saut.
J'essayais de garder mon calme. Sous ma capuche, les traits de mon visage étaient noirs, méconnaissables. Je me faufilai entre quelques personnes, me cachant derrière leur silhouette. Du coin de l'œil, j'aperçus le visage de la jeune fille qui regardait le paysage derrière la vitre. Profitant de ses yeux rivés vers l'extérieur, je m'assis à quelques sièges derrière elle, et mes yeux se mirent à guetter chacun de ses mouvements. Et le bus démarra.
J'observai derrière la vitre le paysage. S'il fut tout d'abord urbain, traversant la périphérie de la ville et les vieux bâtiments de pierre, il changea très rapidement. Le bus s'introduisit dans l'autoroute pour s'éloigner de la population. Nous traversâmes des forêts de pins, et de grands champs qui, au loin, laissaient voir les silhouettes fragiles de monts et de collines. Le soleil se couchait déjà, et après trois-quarts d'heure de route, il faisait déjà nuit. J'observai les étoiles dans le ciel, non sans appréhension. Je me demandais comment j'allais rentrer à nouveau chez moi. J'écoutais le ronronnement de l'engin, et je faillis m'endormir profondément : mes paupières se fermaient délicatement, tandis que j'essayai tant bien que mal de me réveiller dans cette obscurité inconnue.
Le bus fit un premier arrêt après une heure. C'était près d'une grande plaine sèche et aride, où quelques bribes de végétations dansaient sous le vent nocturne. Ce fut un moment de panique, pendant lequel j'observai Alice qui, soudainement, se leva de son siège et sortit du bus. Je me redressai brutalement, prise d'une angoisse soudaine, et m'avançai vers les portes du bus qui se fermaient à peine. Lorsque je fus devant, le conducteur m'interpella.
« Jeune fille, il vous faut payer ».
Illuminée par les phares du car, la silhouette mince d'Alice s'éloignait, et s'enfonçait dans l'obscurité.
« Monsieur, j'ai...
-Non, je m'en fous. C'est cinq euros, s'il-vous-plaît ».
Je n'avais pas le souvenir d'avoir pris de l'argent. Prise d'une vague de panique, je regardai dans les poches de mon jean : par chance, quelques pièces jonchaient à l'intérieur. Je les sortis une par une, et les déposai toutes sur la paume de la main du conducteur.
« C'est tout ce que j'ai » dis-je. L'homme les compta, parut satisfait. Sans m'adresser une seule parole de plus, il ouvrit les portes, et je me faufilai à l'extérieur dans plus tarder.
Mes yeux s'arrimèrent à l'obscurité ambiante. Je voyais simplement les montagnes déchiquetées qui, loin de moi, étaient des ombres noires dans le ciel pourpre empli d'étoiles et de quelques nuages grisâtres. Le bus démarra en un vrombissement, et il s'échappa sur la route. Je vis, au loin, quelques lampadaires qui illuminaient ce même chemin sur lequel le bus s'éclipsait, laissant une trainée de sable derrière ses roues et un silence lourd et pesant. Me dirigeant vers cette lumière qui produisait un cercle jaunâtre sur le sol sec et aride, j'écoutais la nuit me susurrer au creux du cou. Le froid nocturne m'assaillit, et mes mains s'enfoncèrent dans les poches de mon sweat.
« Merde, soupirais-je. Où est-elle ? ». Mes yeux essayaient de voir quelque chose dans cette obscurité. Mais seuls les lampadaires qui longeaient la route, séparés de plusieurs mètres les uns des autres, semblaient s'agripper à mes pupilles.
J'attendis alors, l'épaule appuyée contre l'un d'eux, en essayant de discerner une silhouette autour de moi. Je commençais à perdre patience, et songeai à appeler un taxi, ou attendre le retour du bus pour retourner en ville. « Bordel », me dis-je à moi-même, me faisant part de mon insouciance et de ma bêtise, tandis que je lisais sur mon portable qu'il était vingt et une heures.
Une voix me fit sursauter.
« Tu m'as suivie ? »
Je me retournai subitement. Dans le noir se dessinait une forme qui ressemblait vaguement à une jeune fille. Entre ses doigts brillait un petit point rouge ; sûrement une cigarette. Je plissai des yeux. Avant que j'aie le temps d'ajouter quelques mots, la silhouette s'avança jusqu'à la lumière du lampadaire, et je reconnus les traits d'Alice ; doux et soyeux, ses yeux bleus me regardaient avec nonchalance, et sur ses lèvres étirées apparut un léger sourire.
« Non, soupirais-je d'une voix qui ne parvenait plus à sortir. Je suis juste venue ici pour...me reposer ».
Elle ricana à ma remarque, et posa les mains sur ses hanches.
« Tu connais un peu cette vallée ? me demanda-t-elle.
-Pas vraiment. Je ne suis jamais venue.
-Et tu as pris la ligne 47 sans savoir où tu allais ? »
J'ai fermé les yeux face à l'incohérence de mes propres mots. Comment pouvais-je être aussi inconsciente et idiote ? Je passai une main par mes cheveux, réfléchissant à une réponse. Mais la jeune fille en face de moi s'esclaffa avant de déposer la cigarette d'un geste leste et gracieux sur ses lèvres roses.
« Bon, ne perds pas plus de temps. Suis-moi ».
Elle se retourna subitement pour disparaître dans l'obscurité. C'était tellement imprévisible que je ne voulais y penser plus longtemps. Je la suivis avec hâte, marchant à ses côtés.
« Tu es Hélène, c'est bien ça ? » me demanda-t-elle ; et le simple fait d'entendre sa voix prononcer mon prénom me submergea de joie. Elle l'avait prononcé avec une facilité déconcertante de ses lèvres, comme si elle me connaissait depuis toujours.
« Oui, Hélène Verbeeck, c'est bien moi.
-Enchantée », sourit-elle à mon égard, avant d'expulser de la fumée par sa bouche ronde et belle.
Nous marchâmes quelques mètres encore, dans un silence où le seul bruit qui se faisait entendre autour de nous était le chant monotone des criquets et du vent qui balayait les herbes folles sous nos pieds.
Alice ne semblait pas avoir froid. Elle portait un simple pull blanc qui s'illuminait faiblement dans l'obscurité. Nous traversâmes la pleine sableuse en marchant, nos pas suivaient les câbles des postes électriques en bois qui, grésillant, se dressaient au-milieu de ces pleines entourées de montagnes. J'entendais le ronronnement d'un générateur d'électricité à quelques mètres de nous. On pouvait voir les graffitis dessinés sur la tôle de l'imposante boîte grise.
« Alice -je me surpris alors à lui adresser pour la première fois la parole en introduisant mes mots avec son prénom. Elle ne fut pas forcément étonnée de comprendre que je la connaissais déjà, alors que nous nous étions simplement parlées avec des bribes de mots auparavant. Voyant qu'elle ne réagissait pas à mon regard insistant, je continuai de parler d'une voix fébrile : - Tu viens ici souvent ?
-De temps en temps, dit-elle.
-Pour quoi faire ? Si ce n'est pas trop indiscret, bien sûr, je...
-Oh, rien d'intéressant. Je viens ici pour partir. J'en ai marre de la ville. Parfois, j'ai besoin de passer un peu de temps avec moi-même ».
Le sable grinçait sous nos pas. Les mauvaises herbes semblaient s'agripper à nos chevilles, tandis que mes yeux s'habituaient à cette obscurité que la lune rendait plus claire. Derrière nous, la route longée de lampadaires jaunâtres s'éloignait petit à petit. Je suivais Alice, et toute cette obscurité rendait le voyage énigmatique et excitant.
« Regarde, a-t-elle dit au bout d'un moment. On va s'assoir là-bas ».
Suivant la direction du doigt qu'elle me tendait, j'aperçus non loin de là un bloc de béton d'où se dressaient des tiges de fer rouillées, orné de graffitis grossiers, effacés par le temps et le sable. Alice se hissa dessus d'un geste habile. Je l'imitai, me rendant compte que ce bloc était trop étroit pour nous deux. Elle s'assit en califourchon, tandis que mes pieds pendaient dans le vide.
Alice me proposa une cigarette en déposant un paquet d'indus Marlboro sous mes yeux. J'acceptai, prenant le papier soigneusement roulé dans ma main, et l'observant longuement. Mes doigts l'agrippèrent maladroitement, et je vis les petits yeux bleus de la jeune fille me regarder avec amusement.
« Tu n'es pas habituée, c'est ça ? dit-elle.
-Pas vraiment », dis-je en riant nerveusement, un sourire béat sur mes lèvres.
Je me sentais idiote d'être aussi maladroite en sa compagnie, mais la situation me paraissait tellement irréelle que mes gestes l'étaient aussi. Elle prit un briquet et déposa la flamme sur le bout de ma cigarette. La lumière du feu nous illumina en un moment de complicité qui me retourna l'estomac. J'avalai la fumée, et l'embout brilla nonchalamment dans la nuit.
« J'aime bien venir ici, lança-t-elle soudainement. Ce silence environnant, et cette solitude...Ça me plaît ».
En ma compagnie, elle n'était plus seule ; je commençai à me demander si je ne la gênais pas, si je n'étais pas de trop. Mais sa voix cassée s'éleva à nouveau, j'en fus rassurée :
« Tu aimes être seule, toi, Hélène ?
-Oui, de temps en temps. Mais souvent, ça m'effraie.
-Pourquoi ?
-Parce que -j'ai réfléchi à mes mots-...Disons que je me fais peur à moi-même. C'est compliqué à expliquer, et sûrement pas intéressant ».
Cette conversation semblait tout aussi irréelle que la situation actuelle. Alice aspira une bouffée de tabac ; sa cigarette brilla d'un orange vif dans le noir.
« Tu as peur, Hélène ? »
Sa question m'étonna. Car la réponse semblait tellement évidente à mon égard, qu'il n'était même pas nécessaire de la poser.
« Oui », dis-je avec une sincérité qui résonna dans cette bulle qui s'était créée entre elle et moi.
Alice baissa la tête ; je ne saurais dire pour quelle raison. Je sentis alors son genou caresser ma cuisse. C'était réconfortant de la toucher, et ce moindre contact entre nos peaux ne semblait pas la déranger.
« Tu sais, il y a des rails là-bas, au loin, a-t-elle repris, et j'ai écouté attentivement sa voix de chanteuse de blues. Parfois, un train solitaire y glisse. Il va rapidement ; j'ai parfois simplement le temps d'apercevoir les wagons tanguer avant que l'engin ne s'enfonce entre ces deux dunes. Tu sais ce que j'aime faire, parfois, quand j'entends son cri résonner de loin ? – Elle avait laissé la question en suspend. J'avais secoué la tête-. Je m'asseois sur ces rails froids et rouillés, et j'attends. Que le train passe. J'observe les deux yeux blancs, aveuglants qui s'approchent de moi. J'écoute le sifflement, je l'entends. Puis je m'écoute à moi ; à mon corps. Sans réellement être consciente, ni savoir, ce qu'il peut m'arriver. Il me dit « non, reste. Reste encore un peu ». Alors que le train m'ordonne de m'en aller ; j'en suis contrainte si je veux rester en vie. C'est à ce moment-là que mon corps se soulève, qu'il se jette en arrière. J'ai le visage plein de sable et de cailloux à chaque fois. Puis, je sens l'air s'élever autour de mon corps, et les grains de poussière venir fouetter ma peau. Le train passe, tout devient sombre, le son s'éteint. C'est fini. Je ne sais pas comment me sentir. Heureuse ? Oui, sûrement. Parce que j'ai suivi mon intuition : je me réjouis d'être vivante. Je remercie l'univers de ne pas être morte. Et je repars sur cette route ; je reviens en ville, pour revenir un autre jour, avec les mêmes incertitudes qu'avant ».
Elle avait parlé d'une traite, et j'avais avalé ses paroles ; je m'étais accrochée à ses lèvres comme si ma vie en dépendait.
« Alors tu sais Hélène. Cette vie est faite de doutes et de peurs. Et s'ils existent, c'est bien pour assouvir notre besoin de les braver. »
Elle avait tourné ses yeux vers les miens, ils brillaient d'une étrange lueur que je n'aurais su discerner dans le noir.
« Je ne savais pas que tu...Faisais ces choses-là. -Mes mots étaient irréels, idiots, mais mon incertitude avait atteint des niveaux maximums, et j'essayais malgré tout de paraître le plus détachée que possible-.
-On me le dit souvent. Parce que j'ai une gueule d'ange, c'est ça ? Mais finalement, on ne me connaît pas. Personne n'a jamais réussi à savoir réellement qui j'étais. Et c'est sûrement mieux ainsi ».
Ces mots me firent une étrange sensation. Comme si le danger, en fin de compte, ne se trouvait pas dans ce désert entouré de montagnes. Non, il n'était pas dans cette escapade nocturne sans retour que je n'avais pas réellement prévue ce soir.
Je sentais que le danger émanait d'Alice, d'une certaine façon.
« Alors, tu penses à quoi ? »
Elle avait vu mon regard insistant sur les traits de son visage illuminés par l'embout incandescent de sa cigarette. Je soupirai, et ma voix s'est échappée de ma gorge comme un soupir de soulagement :
« Je ne veux plus avoir peur », ais-je dit.
J'avalai une bouffée de tabac. Alice me regarda faire.
« Je n'ai pas peur, Hélène ».
Ça se voyait. Dans ses yeux, dans son attitude. Dans sa main chaleureuse qui s'était déposée sur ma cuisse tremblante. Ça se sentait ; ça émanait d'elle comme un doux parfum fruité. Dans son attitude, dans ses lèvres roses qui, en un large sourire, me donnaient la soudaine envie de l'aimer.
« Je veux braver l'interdit, a-t-elle continué. Voir jusqu'où mon corps peut aller. Je n'ai aucune limite, Hélène. Sache-le ».
Elle ricana, et son rire était adorable, lorsqu'il s'envolait dans l'air, semblable à une douce musique qui berçait mes oreilles.
« Moi aussi », ais-je dit en riant à mon tour. Inconsciente, peut-être. Et insouciante, aussi.
Alice pris alors un petit papier de sa poche. Elle me le tendit sans plus tarder, comme si elle avait déjà prévu cette conversation. Comme si mes mots avaient déjà été entendus auparavant.
« Rendez-vous demain soir à dix-neuf heures à cette adresse.
-Qu'est-ce que c'est ? je demandai en le dépliant.
-Une surprise que j'ai pour toi. -Je levai mes yeux brillants vers elle, elle me sourit-. Mais ne le dis à personne. Garde-le pour toi. Rends-toi seule à cet endroit, et attends-moi. Je te rejoindrai au plus vite ».
Elle déposa son index contre ses lèvres roses et brillants, et arbora un doux sourire.
« Ce sera notre secret », m'a-t-elle dit alors.
Ces mots résonnèrent à l'intérieur de ma tête ; ils s'enfouirent dans mon cœur et le transpercèrent violemment.
Je crus à un rêve pendant quelques instants, lisant tant bien que mal, sous la lumière qui émanait de l'embout de ma Marlboro, ce qui était écrit sur le papier jauni par le temps. « 18, Rue des Roses Noires ».
Cette adresse ne signifiait pas grand-chose pour moi à cet instant. Il y avait simplement un mystère langoureux qui tournait autour de ces mots, ainsi qu'une trépidante aventure qui semblait commencer.
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