Molly et les autres.
C'était un voile, transparent. Semblable à du verre sale, crasseux. Je ne pouvais le toucher, ma main ne l'atteignait pas. Mes doigts éraflaient l'air mais ne parvenaient pas à sentir ce mur invisible qui me coupait de la réalité.
C'était peut-être simplement la fatigue. Pourtant, j'avais l'impression constante de vivre, d'évoluer, de marcher ; de respirer dans un rêve.
Il faisait froid ce matin-là, mais la brise gelée qui me brûlait le visage ne me faisait pas grimacer. Je me rendais à la faculté sans y penser. Marchant sans but, errant dans ce corps. Sans m'en rendre compte, je croyais mourir. D'ennui, je vivais sans réellement sentir, pressentir.
J'entrai dans l'amphithéâtre, le bruit des chaises qui grinçaient et le brouhaha des étudiants m'était à présent indifférent. Je m'assis à une place, la première que je vis. Un garçon vint à mes côtés, sortit ses cahiers. Je l'observais sans penser, je voyais juste les mouvements de ses bras au ralenti, les traits de son visage brouillés.
Puis, à quelques mètres de moi, alors que le temps s'accélérait tout à coup, elle. Enfin. Je reconnus sa silhouette, ses traits, ses gestes. Sans y réfléchir, je l'appelai. On se tourna vers moi. Tout le monde m'observa, me levant de ma chaise, la faisant tomber au sol dans un grincement bruyant. J'appelai encore ; elle m'ignorait. Je poussai le garçon à mes côtés, m'approchai d'elle d'un pas hâtif. Lorsqu'elle vit mon corps venir près d'elle, sa silhouette se leva précipitamment et se faufila entre d'autres élèves qui entraient dans l'amphithéâtre, l'observant d'un œil sournois. Elle disparut sous mes yeux. Encore. Pourtant, j'étais si proche.
Je hurlais son prénom. D'un cri qui résonna dans la salle, qui m'arracha les cordes vocales. C'était un cri d'aide, un cri de secours. Aide-moi, j'ai besoin de toi, Alice.
Je la suivis, sans y réfléchir. Je marchais d'un pas maladroit, je glissais, je chancelais. Je crus entendre les professeurs nous interpeller et quelques jurons voler entre nous à cause des bousculades que j'assenais. Aucune empathie sur mon visage, juste un désir ardent : celui de la voir, de lui parler. D'avoir sa simple reconnaissance.
« Alice », dis-je une dernière fois, suivant sa silhouette qui courait le long des couloirs. Soudain, elle s'arrêta, se retourna vers moi. Je la vis : elle avait ces mêmes petits yeux fatigués, comme les miens. Elle n'avait plus cet éclat de joie et de beauté dans les traits tendus de son visage. Non. Métamorphosée, une sorte de monstre. Mais rien n'y faisait : peut-être l'avais-je déjà vu dans mon propre reflet, que sais-je.
« Laisse-moi tranquille putain », elle me lâcha d'une voix rauque. J'agrippai son bras, elle griffa ma main qui s'était accroché à la manche de son pull. « T'as pas compris ce que je viens de dire ? Dégage !
-J'ai besoin de toi, lui dis-je.
-Je veux plus te voir, lança-t-elle soudainement, la mâchoire crispée. J'en ai eu assez, tu m'entends ? J'en peux plus. T'aurais dû le comprendre quand tu as débarqué chez moi, la dernière fois.
-Alice, je comprends plus rien.
-Je m'en fous. Je veux seulement que tu partes, à jamais. Je ne veux plus avoir à te parler. J'en ai marre de toi, de nous, de...De toute cette merde dans laquelle je me suis mise ! »
Je clignais des yeux, ses mots entraient dans mon esprit sans s'y afférer. Je suis restée perplexe un instant, l'observant. Fixant ses yeux noirs qui pesaient sur moi sans me voir, ses mains tremblotantes et rouges, son cou qu'elle grattait. Sa peau était constellée de plaques bleues. J'approchai ma main de son visage, elle s'éloigna de moi brusquement.
« Tu peux me dire ce qui t'arrive ? » je lui demandai alors, la voyant sangloter.
Elle saignait. Sur son avant-bras, l'une de ses blessures s'était ouverte, et une goutte de sang glissait sur sa peau.
« C'est de ta faute, murmura-t-elle. Tout est de ta faute. J'aurais jamais du te rencontrer. T'aurais jamais du me suivre, ce soir-là! T'aurais jamais du avaler Molly. Suivre mes mots, venir à ce rendez-vous. Me regarder avec tes grands yeux...Jamais. Tout est de ta faute ».
Je n'avais même pas envie de pleurer. Juste de hurler de douleur. Mais tout restait enfoui à l'intérieur de mon corps. Je voulais lui parler, la prendre dans mes bras ; mais dès qu'un mot essayait de s'agripper à mes lèvres, et que mon esprit parvenait à s'exprimer avec un minimum de clarté, Alice lançait un cri. Perçant et puissant, il résonnait entre les murs du couloir, il glissait entre les portes, se faufilait dans tous les recoins. Résonnait en écho, dans ma tête.
« C'est de ta faute ! » répétait-elle sans cesse, en s'éloignant de moi, tandis que ses yeux rouges se remplissaient de larmes. Elle hurlait encore, et moi, je restais là, debout. Je ne savais pas quoi faire, seulement l'écouter, la voir s'éloigner, comme une fatalité. Je me sentis soudainement vide, encore plus que ce que je n'étais avant. Je voulus disparaître, ne plus voir, ne plus entendre. Le voile se resserra autour de moi, m'emprisonna.
Alice était partie, avait disparue. Sa silhouette, celle que je cherchais depuis plusieurs jours maintenant et que j'avais enfin trouvée, s'effaça, se volatilisa. Elle m'en voulait. C'était de ma faute.
***
J'ouvris la porte des toilettes avec violence. La porte claqua bruyamment contre le mur à mes côtés, faisant vrombir les miroirs et les lavabos. Je me précipitai vers mon reflet. Encore une fois, la silhouette que j'aperçus était blanche, flétrie. Une inconnue, à la mâchoire déformée, aux tics nerveux qui bouffaient son visage.
Ma main tremblante glissa dans ma poche. Mes doigts s'agrippèrent à une petite sacoche en plastique. En son intérieur, elles brillaient. J'eus l'image soudaine et aveuglante d'Alice qui les avalait. Une Alice souriante, aux lèvres rouges. Celle que j'aimais embrasser, celle qui me prenait dans ses bras. Cette image me hantait, parfois elle griffait mes pensées et les faisait saigner. A ces moments-là, mes doigts venaient s'afférer contre ce sachet, et voyaient en elle une gerbe d'étincelle qui brillait de mille feux sous mes yeux.
Je déposai une pastille dans ma paume et la portai à ma bouche. La gorge sèche, elle eut du mal à traverser mon corps. Je restai un instant perplexe, dubitative, comme immobilisé par mon propre geste. Pendant une petite seconde, prenant conscience de ce que je venais de faire. Je la sentais descendre dans mon estomac, comme laissant derrière elle une traînée de poussière.
La porte s'ouvrit à nouveau en grand, et apparut une silhouette que je reconnus. Elle s'approcha de moi, pris mon avant-bras. Je lâchai le sachet qui s'écrasa au sol en un bruit sec.
Lola serrait mon poignet, ses ongles s'enfonçaient dans ma peau, je voyais mes veines pourpres battre au rythme rapide de ma poitrine.
« C'est quoi, ça ? ». Toutes les deux, on avait nos yeux rivés sur le sachet.
Je ne pouvais même pas répondre, la situation me semblait irréelle. Les yeux de la jeune fille qui me fixaient ressemblaient à des bulles vertes qui gisaient sur un visage angoissé.
Elle se baissa pour les ramasser, mais d'un geste passionné, j'écrasai les pastilles sous ma semelle.
« Laisse-moi voir ça, elle dit. -c'était un ordre, je secouai la tête-.
-Je ne peux pas te laisser faire ça.
-Je veux t'aider, comprends-le. C'est pour toi que je le fais.
-Je n'ai pas besoin d'aide.
-Depuis quand tu as ces cernes ? Et ce teint blanc ? On dirait que tu es morte intérieurement, Hélène ».
C'était le cas. Mon pied était fermement appuyé au sol. Je ne bougeais pas, et Lola serrait encore des doigts sur mon poignet.
« Qui te les fournit ?
-Personne, je les ai trouvés.
-Arrête de te moquer de moi. C'est elle, hein, c'est ça ?
-Je t'en supplie, laisse Alice en dehors de tout ça ».
Je vis les traits de son visage se serrer : elle me poussa, je m'écrasai contre les lavabos, m'agrippant tant bien que mal sur le rebord en céramique. Je la vis se baisser sur le sachet. Ses doigts l'éraflèrent à peine, que je lançai un cri perçant. Me précipitant vers elle, j'essayai de les lui arracher des mains, mais Lola les avait déjà déposés sur sa paume, et les observait minutieusement.
« Sérieusement, Hélène ? Des antidépresseurs ? Depuis quand tu bouffes ça ?
-J'en ai besoin.
-T'as besoin de rien du tout, à part te remettre les idées en place. Elle t'a fait quoi, cette fille, pour que tu tombes aussi bas ? »
Dans un accès de violence, je la poussai à mon tour, et les pastilles se répandirent au sol. Je sautai sur Lola, tirant sur ses cheveux, essayant de lui arracher un cri de douleur. Elle se défendit, agrippant mes poignets. La mâchoire serrée, j'essayais de me délivrer de son étreinte, mais la fatigue embourba mon corps et je fus saisie d'un violent vertige. Je m'éloignai d'elle, et m'assis lourdement au sol, le visage caché entre mes mains. Autour de moi, tout semblait tanguer. Je l'entendais ramasser les pastilles et les mettre dans sa poche, une à une.
« S'il-te-plaît Hélène, laisse-moi t'aider. J'étais ton amie, tu pouvais me faire confiance. Alors maintenant, écoute-moi.
-Je n'ai besoin de l'aide de personne.
-T'as vu ta tête ? T'as vu ton état ? Tu bouffes des antidépresseurs pour t'en sortir, tu t'en rends compte ? Depuis quand t'avales ces merdes ?».
Au fond de moi, je voulais lui répondre. Depuis quelques jours maintenant, je prenais ces pastilles dès qu'une légère envie de mourir m'envahissait. Mais mes lèvres se réveillèrent seules :
«Je t'assure, je le fais pas souvent.
-Raison de plus pour arrêter tout de suite. Tu peux t'en sortir ».
J'ai levé les yeux vers elle. Je voyais trouble.
« Regarde-toi, m'a-t-elle dit en un soupir. Tu t'en rends compte ? T'avais tout pour toi. Pourquoi t'as décidé de tout gâcher ? »
J'ai ricané. Je ne sais pas pour quelle raison.
« Il me manquait quelque chose.
-Quoi, Hélène ? Il te manquait quoi ? On étais tous là pour toi, t'avais juste besoin d'être forte ».
Je me suis ressaisi.
« Je suis forte, Lola ! Je t'assure ! -à mes côtés, j'ai vu l'une de ces pastilles joncher au sol. Je l'ai agrippé entre mes doigts-. Grâce à ça. Tu le vois, ce petit truc? Eh bien...Je suis enfin celle que je voulais être ! Et tout ça grâce à Alice. Maintenant, j'ai juste besoin de la retrouver, que ce soit comme avant, entre elle et moi. Qu'elle m'emmene dans son monde, qu'elle me laisse enfin être celle que j'ai toujours rêvé être. Et ça -je levai sous mes yeux la gélule-, ça, c'est la clé qui ouvre la porte de ce monde parfait. Je suis enfin forte, j'ai enfin trouvé du sens à mes actions, à ma vie. Il me faut juste...Il me faut juste avaler ça, pour qu'Alice soit fière de moi. Pour que je lui ressemble, que je sois comme elle, que... »
Je n'arrivais plus à parler, mes paroles n'avaient aucun sens. La pastille cessa de briller, elle parut disparaître de ma main, se dilatant, se métamorphosant en un sable bleu clair qui glissait entre mes doigts.
Lola m'observait. Une larme roula sur ma joue.
« Je suis là si tu as besoin », susurra-t-elle.
Je vis sa silhouette se retourner et disparaître sous mon regard brouillé par les pleurs.
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