Cigarettes brûlées.


« Aimer sans être aimée, c'est vouloir allumer une cigarette à une cigarette déjà éteinte.»

George Sand

Mes rêves n'étaient qu'une rapide histoire racontée brièvement. Les mots semblaient devenir des clichés flous et des peintures abstraites qui prenaient sens dans mon esprit endormi.  Quand je rêvais d'une personne, de sa silhouette difforme, je me réveillais le matin avec une drôle de perception à son égard.

Ce matin-là lorsque j'ouvris doucement les yeux, je me souvins de ce rêve : il y avait un contour noir, une forme humaine et féminine qui s'effritait sous mes yeux, comme une tâche d'ancre qui se dissout et glisse sous des torrents aquatiques ; et dont les yeux bleus me regardaient avec insistance.

J'ai rêvé d'Alice cette même nuit, c'était sûr. Ces saphirs bleu ciel, c'étaient les siens.

Je les avais encore dans mon esprit envoûté qui me fixaient alors que j'allai m'assoir à côté de Lola dans l'amphithéâtre. Il régnait un vacarme incessant alors que nous attendions le professeur d'histoire. J'ouvris mon sac et attrapai mes feuilles et mes stylos, prête à prendre mes notes. Alors que je relisais mon cours précédent, Lola approcha son visage du mien et murmura contre mon oreille:

« Tu sais, si Johnny Depp venait demain dormir avec moi, je ne coucherai pas avec lui. Je fumerai juste une cigarette en sa compagnie en observant la fumée se cloîtrer dans un coin du plafond, tout en disant ce genre de phrases que des amants disent dans les films après avoir fait l'amour.

-C'est faux, dis-je en souriant.

-De quoi?

-Tu n'es pas honnête Lola. Bien sûr que tu coucherais avec lui.

-Non. Le seul homme avec lequel je couche, c'est Gabin. Et Johnny, c'est pas Gabin ».

Gabin, s'était son copain. Elle l'aimait à la folie, et elle ne pouvait se contenir une journée sans prononcer son prénom avec tendresse. Elle me le décrivait, avec ses cheveux blonds en bataille et ses yeux sombres de chasseur. Je soupirais en l'écoutant. Soit parce que je la trouvais ridicule à parler ainsi d'un simple blondinet qui aimait les balades en forêt. Soit parce que, finalement, j'aurais bien aimé avoir un Gabin dans ma vie morose. 

Le professeur entra dans l'amphithéâtre, et le brouhaha ne cessa pas pour autant. Lola en profitait pour parler encore, elle avait les yeux rivés vers l'infini quand elle parlait de son projet de court-métrage :

« Je pense que je vais faire une fin tragique. A la limite de la fatalité. Comme si en fait, tout était contrôlé par des Dieux, tu vois. Genre...Même nos désirs ! Et si un jour quelqu'un veut par hasard contrôler sa vie, eh bien...Il ne peut pas, et meurt sur le champ ! C'était son destin, c'était comme ça, c'était écrit.

   -Lola, murmurais-je. Laisse ton imagination se reposer quelques minutes, tu veux ? Ecoute ce que cet homme à de passionnant à nous raconter sur l'Ancien Régime.

   -Oh, d'accord, Madame veut suivre le cours ! lança-t-elle pour me narguer. Très bien, je fais comme toi, alors. Je t'ignorerais, même si tu auras de belles choses à me raconter ».

   Nous arrêtâmes notre conversation là entre deux rires. Lorsque je tournai les yeux vers le professeur, mon regard en croisa un autre, furtivement. Des yeux brillants. J'eus un frisson, car  c'était Alice.

   Peut-être étais-ce un rêve prémonitoire. Comme si mon esprit anticipait déjà cette situation; il savait qu'Alice allait occuper une place prépondérante dans ma journée. C'était la première fois que je la croisais dans ma classe. Jamais elle n'était venue aux mêmes cours que moi. Où alors -même si ça me paraissait impossible-, je ne l'avais jamais aperçue avant.

   Mes yeux ne savaient où se poser, ils allaient du tableau où le professeur écrivait quelques dates aux cheveux blonds d'Alice. Ils se perdaient, et mes pensées diffuses l'étaient aussi lorsqu'elles m'ordonnaient contre mon propre grès d'arrêter de me distraire. J'étais aux aguets, je voyais tout ce qu'elle faisait. Dès qu'elle effectuait un petit geste, je la voyais. Dès qu'elle se retournait, je l'observais.

   Je ne sais pour quelle raison. J'étais obnubilée par sa silhouette.

   Au bout de quelques minutes, je remarquai qu'elle ne cessait de se retourner vers moi. Lorsque nos regards semblaient se croiser, je rougissais et plongeait dans mes notes pour éviter d'affronter ses yeux clairs. Parfois elle souriait, mais je l'ignorais. J'avais du mal à croire que ce soit adressé à ma personne.

   Puis, je me mis à douter. Pourquoi ne cessait-t-elle de se retourner vers moi ? Pourquoi ses yeux croisaient-ils les miens ? Pourquoi souriait-t-elle ainsi? Mes joues étaient en feu, mes jambes frétillaient, ma main tremblait lorsque j'écrivais. Que m'arrivait-il ? Je ne comprenais rien du tout.

   Ou alors je ne voulais pas le comprendre.

   Je décidai alors de vaincre ce trouble et cette confusion. J'eus l'audace, pendant une dizaine de secondes, de la fixer, de déposer mon regard sur elle, de rester forte et soutenir ses yeux. J'attendais un autre signe, j'attendais peut-être quelques mots. Je ne sais pas vraiment ce que je voulais voir, entendre, vivre.

   Lorsqu'elle se tourna, nos regards se croisèrent pendant quelques secondes. J'aurais plongé dans son iris diamanté; j'aurais aimé pouvoir me délecter face à ses douces lèvres rouges qui souriaient. 

   « Mec, arrête de la mater », entendis-je juste derrière moi.

   Je me retournai subitement, et les deux garçons dans mon dos sursautèrent en voyant mon visage les fixer ainsi, et mes yeux se déposer sur eux en leur lançant des éclairs. La violence de mon geste m'étonna.

   Il y avait derrière mon dos Jean-François, un garçon aux yeux verts, à la peau cuivrée, aux cheveux bruns en bataille. Il y avait derrière mon dos le garçon le plus convoité de la faculté. Toutes les filles voulaient Jean-François. Toutes l'aimaient, et toutes voulaient se faire aimer par ses beaux yeux clairs.

   Je compris soudainement que mes expectations et mes fantasmes s'étaient évanouis en quelques secondes. Je regardai à nouveau Alice, qui souriait amplement. Mais ce sourire ne m'était pas adressé. Ni celui-là, ni les précédents. Ils étaient tous pour Jean-François.

   Honteuse, sentant mes joues rougir, je retournai sur mes notes, cachant mon visage sous mes cheveux. Je murmurai quelques jurons qui s'échappèrent d'entre mes lèvres crispées. J'écoutai la conversation que Jean-François avait avec son camarade. « Regarde-la, elle est tellement parfaite », disait-t-il tandis qu'Alice faisait tanguer ses cheveux sur son dos, se trémoussait sur sa chaise, passait une main sur son visage.

   « Putain ! », lançais-je soudainement, sans me rendre compte que j'avais parlé trop fort, que mon cœur avait parlé trop vite, que mes lèvres avaient pris le dessus sur la raison. Lola, étonnée, me demanda pourquoi je râlais.

   « Non, je...Je me suis fait mal ».

   J'ai serré la mâchoire, je n'ai rien voulu avouer à Lola. En effet, j'imaginais bien ce qu'elle allait me dire.

   « T'es sérieuse ? Tu pensais vraiment qu'Alice te souriait, à toi ? ». J'aurais dit que non, bien évidemment que non. Alice et moi ne nous connaissions pas. Nous avions simplement échangé quelques mots la veille. Mais rien de plus intense. Pourtant, Alice commençait à prendre une place importante dans mon esprit. Comme si sa silhouette ne pouvait s'en détacher.

   Le cours termina, et j'attendais que Lola finisse de se repoudrer le nez aux toilettes. Les mains croisées sur ma poitrine, j'observai derrière la baie vitrée qui donnait sur le jardin de la faculté un groupe de jeunes. Une silhouette se détachait de l'amas de garçons et de filles qui discutaient avec gaieté.

   Je reconnus encore une fois cette fille, Alice, qui seule, fumait une cigarette. Cette dernière était déposée sur ses lèvres roses.

   « Tu pensais vraiment que c'était à toi qu'elle regardait avec ces yeux d'ange ? » aurait pu me lancer Lola.

   J'aurais répondu que non. Que pas du tout.

   Peut-être qu'au fond c'était la seule chose que je voulais. Que cette fille que je voyais là, laissant échapper une fine fumée blanche d'entre ses lèvres, n'aie des yeux que pour moi.

*
***

   J'étais au restaurant avec ma mère. Elle avait commandé un verre de vin, moi une simple boisson gazeuse. Lorsque le serveur était revenu à notre table pour nous proposer un amuse-bouche, ma mère a ricané.

   « Nous les français, on est tellement poétiques dans tout ce que l'on fait...Un amuse-bouche. Quand on y pense, c'est à la fois ridicule et très mignon ».

   J'avais souri simplement ; je ne faisais que sourire à ma mère. Ce soir, j'étais fatiguée, peut-être déçue. Sûrement, même.

   « Comment va papa ? j'ai demandé en agrippant l'un des mets déposés sur la table.

   -Bien. Il travaille. Il essayera de venir te voir au plus vite.

   -Oh, ce n'est pas la peine tu sais. Je me plais bien ici. Je suis bien, maman. Je t'assure. Ne te sens pas obligée de venir tout le temps.

   -Ce n'est pas pour toi que nous venons, mais pour nous. J'ai besoin de te voir, ma chérie. De te contrôler. Jamais je ne t'avais laissé vivre aussi loin de nous, tu comprends ça ? »

   J'ai mâché l'amuse-bouche, essayant d'éviter le regard compatissant de ma mère. Je ne voulais pas de sa protection et de sa proximité étouffante.

   Dehors, sur la terrasse, un groupe de jeunes s'assit à une table. Je les observai, et je reconnus Héloïse. Je la regardai avec dédain, essayant qu'elle me remarque. Mais, pendant ce temps, elle déposa simplement une cigarette sur ses lèvres et alluma l'embout, avant d'aspirer une longue bouffée de fumée qu'elle laissa ensuite s'échapper dans les airs.

   « Regarde maman, dis-je. C'est Héloïse. Je t'ai déjà parlé d'elle, non ? »

   Ma mère l'observa ; la jeune fille tenait sa cigarette dans sa main, elle discutait tranquillement avec un autre garçon du nom de Charles.

   « Oui, je crois », dit-elle sans conviction.

   Elle ne m'en dit pas plus, et j'observais la silhouette d'Héloïse et l'embout rouge de sa cigarette.

   J'avais toujours adoré observer les gens fumer. Le geste, celui de déposer une cigarette sur les lèvres, me paraissait particulièrement attirant. Un jour, Lola m'avait fait une remarque qui m'avait paru appropriée. « La cigarette, c'est comme un revolver que l'on pointe sur sa gorge. Et jour après jour, on appuie sur la détente. Jusqu'à ce que la balle vienne traverser notre trachée et nous tuer. Mais avant la mort, il y a une certaine satisfaction que je ne saurais expliquer. C'est peut-être le fait de braver l'interdit, qui nous rend dingues de la cigarette ».

   Pour une raison étrange, je m'imaginais un instant avec une cigarette entre mes mains. J'effectuais le geste, celui de la porter à ma bouche. Celui d'avaler la fumée, de la laisser dans mes poumons, de la sentir m'arracher la gorge et me griffer l'intérieur du corps. Puis de la recracher en une volute blanchâtre qui s'enroulait dans les airs. Je vis cette image, d'une Hélène Verbeeck avec une cigarette fumante entre ses mains. A l'image de la « garçonne », de Marlène Dietrich, je me sentis femme, libérée, femme nouvelle, femme révolutionnaire. Femme sensuelle, désirée, femme qui n'a peur de rien, qui a de l'audace.

   Hélène avec une cigarette n'était pas comme moi, elle avait quelque chose en plus. Quelque chose que je recherchais, que je voulais être. Comme me l'avait déjà dit Lola, Hélène avec une cigarette semblait audacieuse lorsqu'elle se pointait un revolver contre sa tempe, et qu'elle disait « je n'ai pas peur de mourir ».

   J'étais particulièrement silencieuse pendant la suite du repas, parce que je ne cessais de regarder Héloïse fumer, et de m'imaginer à sa place. Tandis que ma mère semblait pester intérieurement et haïr cette jeune femme assise à la terrasse, avec une cigarette à la main.

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