Amour océan.


C'étaient des traits colorés, qui s'accrochaient au paysage, laissant une traînée brillante derrière eux. Ils striaient les forêts de pins, les montagnes lointaines qui déchiraient le ciel nocturne, accompagnant ces petits astres blancs qui nous suivaient des yeux.

            Derrière la vitre poussiéreuse du tacot, les lumières me semblaient lointaines, inatteignables, admirables, d'une beauté inégalable. Pourtant, ce n'étaient que les lampadaires qui défilaient et s'effritaient ; une petite portion du monde que je découvrais à nouveau.

            Alice conduisait. Sur le vieux poste radio, la musique grésillait. La route était vide, nous étions seules, roulant sur le gravier sableux, les phares de l'engin peignaient le chemin d'un halo jaunâtre. Aucun mot ne sortait d'entre nos lèvres – celles qui, la veille, se baisaient sans relâche-. Il y avait tellement de non-dits qu'il était inutile de chercher à les compter. Les caresses de la nuit passée semblaient avoir tout dit.

            J'avais trouvé un mot maladroitement scotché sur ma boîte aux lettres, d'une écriture que j'avais reconnue. « Rendez-vous devant le garage de mon immeuble à minuit. Je t'attendrai autant qu'il faudra ». Mon sourire s'était éternisé, mes mains avaient tremblé, lorsque j'avais repensé à elle, mon ventre avait bouillonné. Je m'étais rendue au point de rendez-vous. Sans dire un mot, Alice m'avait fait entrer dans sa vieille voiture à la carrosserie rouillée. Elle m'avait simplement dit qu'elle appartenait à ses parents, qu'ils n'en avaient plus besoin, et que c'était à son tour de s'en servir. « Pour nos escapades nocturnes » avait-elle précisé.

            Cela faisait maintenant presque une heure que nous roulions. Je ne savais même pas où elle m'emmenait. J'observais seulement sa silhouette du coin de l'œil, tandis que ses yeux bleus brillants fixaient la route, et que sa mâchoire serrée trahissait sa concentration.

            Au bout d'un moment, Alice coulissa le volant et la voiture s'engagea  dans un petit chemin cabossé qui descendait le long d'une dune sableuse. Là, elle ralentit le pas, jusqu'à arriver face à un paysage qui s'étendait dans la nuit : une plage, tout simplement, infinie, donc les bouts s'effaçaient avec le paysage nocturne. Elle stoppa la voiture dans une petite allée au gravier défoncé. Les phares de l'engin lançaient un halo jaune sale sur le sable grisâtre. Lorsque le moteur fut coupé, le seul ronronnement des vagues se faisait entendre. La portière grinça lorsqu'Alice l'ouvrit, la voiture fut secouée quand je fus seule en son intérieur. Derrière la vitre crasseuse, je la voyais s'allumer une cigarette, engloutie dans son gros manteau rouge trop grand pour elle. L'embout du papier roulé colora les traits fins de son visage blanc et la douce brise qui réveillait les mèches de ses cheveux blonds vint me lécher le visage au travers de la fenêtre entrouverte.

            Elle était belle dans ce silence assourdissant qui allait si bien avec sa silhouette. Elle pouvait ne rien dire, et la seule esquisse de son corps, la peinture de ses gestes, le parfum de ses cheveux, étaient suffisants pour la décrire. Ses doigts lancèrent le mégot dans les airs, il alla s'écraser sur le gravier. Alice revint vers moi. « Tu viens ? ». Ce n'était pas une question : c'était un ordre. Je sortis de la voiture, sentant l'odeur marine m'assaillir et le vent me souffler dans les yeux. L'océan s'écoutait, c'était le bruissement des vagues et celui du torrent des abysses. Le reflet indistinct des lampadaires et des éclairages des villes lointaines brillaient sur la toile noire. L'écume venait s'affaisser au pied de la plage, elle glissait sur les grains de sable en les peignant d'une couleur obscure. L'océan était noir, la lune nous murmurait sa lumière et éclairait nos corps, glissant subtilement dans ce paysage où seule notre présence était perceptible.

            On enleva nos chaussures ; le sol était froid et le sable nous griffait les orteils. Alice me prit la main en un geste assuré et me fit marcher le long de la plage. Ses ongles s'enfonçaient dans mes phalanges. Je me mordis la lèvre, elle était si imprévisible. On s'assit près d'un tas de bouts de bois secs qui jonchaient sur le sol. Elle alluma son briquet et la flamme lécha les branches qui s'enflammèrent doucement. Un feu émergea, s'entoura d'un cercle jaune gisant sur le sable. Je regardais les flammes crépiter et le visage d'Alice s'illuminer au rythme des étincelles. Elle avait la bouche sèche et des yeux fatigués. Sa cigarette tanguait sur ses lèvres, la fumée glissait dans les airs, épaissie par l'humidité et le froid.

            Il y avait autour de nos deux  corps une aura indescriptible. Alice me regarda droit dans les yeux, avec une intensité que je n'avais jamais perçue en elle précédemment. Il m'arrivait souvent de ne penser à rien d'autre qu'à l'océan turquoise que m'offraient ses yeux. Parfois même, je restais là, comme si le temps s'arrêtait, à nager en son intérieur. Ses pupilles se dilatèrent alors que ma concentration ne pouvait se fixer autre part. Je souris. Elle sortit sa main de la poche de son manteau, et je vis briller sur sa paume des gélules transparentes. Ma gorge se serra soudainement.

            « Non. -ce mot sortit d'entre mes lèvres en un moment d'égarement-.

            -Fais-moi confiance ».

            C'était idiot à quel point ces simples mots étaient capables de me corrompre. Sa confiance était mon essence. Trois jours avant, Alice m'avait donné la pastille bleue. À présent, elle m'offrait une gélule. Je repensai à tout ce que cette fille pouvait ingérer, je vis à travers ses yeux brillants qu'elle n'attendait que ça : avaler, se sentir voler. S'envoler, glisser dans les courants du ciel. Son regard était insistant, j'essayais de penser à autre chose. Me rassurer, peut-être, alors que les flammes crépitaient sur cette chose que je n'allais pas tarder à avaler. Au plus profond de ma conscience, cela ne servait à rien qu'un ange me persuade de ne pas le faire. C'était comme si chaque pensée portait à la même conclusion, chaque geste allait finir par aider à la même cause. Comme si mon existence entière était subordonnée. Je savais d'ores et déjà ce que j'allais faire, je devais juste réfléchir au pourquoi, sans que cela affecte à la fin de mes actes.
       
            « Pour elle », voilà tout, c'était pour elle que je le faisais, pas pour moi.

            Je le pris, l'avalai ; elle le fit aussi. Elle se mit à rire, et je succombai à son charme, rougissant. Elle se leva, elle dansa au clair de lune. Ses bras se balançaient de tous les côtés, ses hanches gémissait, son corps était enseveli dans son gros manteau et il gigotait avec elle. Les soupirs qu'elle lançait, ses cils qui papillonnaient, ses cheveux qui glissaient entre les torrents de la nuit. Ses pieds nus qui s'engouffraient dans le sable. Et son rire ; ce rire qui s'échappait d'entre ses lèvres. Il me sembla nécessaire de lui avouer qu'elle était magnifique ce soir-là, et que les étoiles ne faisaient qu'un avec elle. « Merci », elle me répondit en enlevant son manteau rouge. Puis son short en jean délavé dont elle avait maladroitement coupé les jambes au ciseau. Son body écarlate et brillant sous le crépitement des flammes, elle l'enleva aussi. Mes yeux caressèrent ses épaules, ses seins, son ventre. Elle le fit tomber sur le sable, il s'enfouit dans les grains pour se cacher, peut-être ne plus jamais en sortir.

          Alice était nue sous mes yeux, et les flammes lui léchaient la peau. Et les vagues lui susurraient dans le dos, tandis que l'harmonie nocturne accompagnait son rire. Alice se dessinait sous mes yeux dans cette perfection que tant j'avais convoitée.

            « Enlève tes vêtements, susurra-t-elle.

            -J'ai froid.

            -Et alors ? Tu as vu le ciel ? Tu as vu les étoiles, la lune ? L'océan qui nous regarde ? Offrons-leur ce spectacle, Hélène, pour les remercier ».

            Elle voulait me voir nue à ses côtés, me sentir dans cette nature ambiante. Redevenir des êtres passionnés, en dehors de toute civilisation. Elle voulait m'emmener dans un autre univers, celui qu'elle même avait forgé de ses douces mains. Sans réfléchir, penser, sans un semblant de conscience, j'ôtais un à un mes vêtements sous ses yeux. Je grelottais, il faisait froid. Je les enfouis dans le sable, je croisai les jambes. Ma peau était comme de l'écaille : dure et froide.

            « Tu es belle ». Ses mots soufflèrent contre mon corps nu, tandis que je cachais mes parties intimes grâce à mes mains tremblotantes. Alice me prit par la main et se mit à courir ;  je me laissais emporter par l'élan. Je  trébuchais, le sable volait autour de nous, nos rires transperçaient les cieux.

            Il n'y avait que nous et les étoiles. Nous et l'infiniment grand. Nous étions tellement vulnérables. Et pourtant, Alice n'avait peur de rien. Sa confiance brillait, elle était rude et forte. Courageuse, vivante. Elle sauta dans les eaux noires. Son corps disparut dans l'obscurité. Emergeant à nouveau, elle m'appela. Sa voix résonna tout autour de nous, rebondissant avec les vaguelettes qui déformaient l'océan. Je l'ai suivie, entrant lentement dans l'eau, sentant l'écume me mordiller les mollets et l'eau me tenailler le corps. Elle passa une main par ses cheveux mouillés. «N'aie pas peur, elle est chaude quand tu y entres pleinement ». J'ai plongé la tête sous l'eau. L'obscurité était effrayante, mais elle me semblait être comme une couverture froide qui m'enveloppait. Écoutant les profondeurs rugir, je suis restée un instant là, immobile, sentant les torrents d'eau glacé courir sur ma peau. La gélule commençait à faire effet, je le compris en écoutant le tumulte des abysses et le grondement profond du sable. Alice me pris dans ses bras. Elle sauta sur moi dès que ma tête émergea à nouveau. Ses mains vinrent s'accrocher derrière ma nuque, ses lèvres se sont déposées au creux de mon cou. Je sentais son coeur battre contre sa poitrine mouillée. «Hélène, oh Hélène » elle répétait sans cesse. Jamais on n'avait prononcé mon prénom tant de fois avec cette tendresse. «Regarde tout ça, autour de nous. L'Univers nous écoute, il nous entend. Tu comprends ? Nous sommes l'Univers. Toi et moi».

            Inconsciente j'étais, perdue dans l'espace-temps ; entre les aiguilles d'une montre invisible, un petit point dans un espace infini. Combien de temps avons nous passé dans l'eau ? Étendues à la surface, nos deux corps flottant, les oreilles submergées et écoutant le doux ronronnement sous-marin, les yeux rivés vers le ciel étoilé. « Imagine, m'a-t-elle dit. Imagine que nous sommes seules là-bas, dans le vide, dans l'infini ». Mon corps s'est durci dans un silence angoissant. Mes membres volaient et s'évaporaient. J'étais transporté dans l'infiniment grand. Nous n'étions rien. Rien dans tout ce monde, entre ces astres.

            On est sorties de l'eau, on a grelotté. On a frotté nos corps, nos mains l'une contre l'autre. Elle a étendu une grande serviette sur le sable, m'a poussé dessus, est tombée sur moi. On a ri, s'égosillant sans raison. On a détruit nos cordes vocales avec nos gloussements qui résonnaient en écho autour de nous.

            Soudainement, Alice a pris son Polaroïd de son sac et m'a prise en photo. Furtivement. Elle m'a montré le cliché qui a émergé de l'engin en un bourdonnement. J'étais couchée sur le sable, je riais à gorge déployée, j'avais les cheveux mouillés et constellés de sable. Ma main cachait maladroitement mes seins, la courbe de mes reins était une ombre noire dans l'aveuglement du flash.

            Le temps passait vite, mais il s'écoulait doucement. Nos regards étaient puissants ; certains duraient longtemps, d'autres pas assez. Ce fut un instant fugace ; Alice me pénétrait de ses yeux, je le faisais aussi. Des secondes passèrent. Courtes, longues peut-être. En tout cas, je me souviens avec certitude de ces mots qu'elle susurra alors que sa main venait caresser les lignes de mon corps nu et froid.

         « Je t'aime Hélène. Si tu savais à quel point ».

           Son visage s'était métamorphosé. Il n'y avait plus aucun mot pour dire ce qu'elle était. Un astre, peut-être. De la lumière. De l'Amour. Alice n'était plus celle que j'avais connu. Alice n'était pas cette silhouette idéale que je rêvais d'embrasser. Après avoir murmuré ces mots, elle était devenue cette jeune femme que jamais je n'avais atteint. C'était elle, la vraie Alice. Celle qui se cachait dans cette carapace depuis tant de temps.

            On s'embrassa tendrement. Le goût de tabac sur ses lèvres était amer. J'aimais ça. Elle parcourut mon corps de sa main. La pulpe de ses doigts me chatouilla. Elle y alla doucement, coulissant entre mes jambes. J'étais crispée, j'avais soudainement froid. « Laisse-moi faire, douceur ». Ses mots m'anesthésièrent, ses doigts adroitement maniés me firent lâcher un gémissement.

            La nuit était noire, nous étions seules entre tous ces astres. Elle glissa ses lèvres contre mon cou, susurra au creux de mon épaule. Sa bouche chaude baisa mon nombril et continua son chemin.

             J'ai gémi de plaisir, d'extase, de bonheur.

            Elle n'était que tendresse et plaisir, à ce moment-là. Elle n'était qu'une silhouette emplie de cette énergie aveuglante qu'était l'Amour.

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