18, Rue des Roses Noires.

« On a beau répondre froidement. Si l'on répond trop vite, c'est la passion. »

   Marcel Jouhandeau, Algèbre des valeurs morales 


   Des chiens aboyaient dans la nuit. Sans cesse, on entendait leurs grognements résonner en écho entre les ruelles sales, qui puaient l'urine et les restes de nourriture qui pourrissaient entre les sacs poubelles. Un simple lampadaire clignotait à quelques mètres de moi, et de vieilles voitures poussiéreuses stationnées semblaient joncher là depuis des années.

L'ambiance m'étouffait ; elle agressait la gorge, tel un caillou bloqué dans ma trachée. Je marchais là, écoutant simplement le claquement de mes talons sur les dalles en béton du trottoir. Parfois, un chat traversait la rue et se cachait entre deux bâtisses à la façade jaune pastel. Je me parlais à moi-même, j'en avais un besoin constant. Me susurrant des paroles rassurantes, j'essayai d'oublier où j'étais. « Tout ira bien ». Inconsciente j'étais, aveuglée par une excitation néfaste qui m'obligeait toutefois à continuer ma marche.

18, Rue des Roses Noires, je me répétais sans cesse, tandis que mes yeux apeurés regardaient de droite à gauche, s'angoissant dès que j'apercevais une silhouette ou quelconque mouvement. Je n'avais pas demandé ma route ; je me servais simplement du GPS sur mon téléphone qui semblait indiquer que la destination se trouvait à une dizaine de minutes de ces ruelles étroites et sombres.

J'entendis des voix lointaines, résonnant entre les murs décrépis des vieux bâtiments miteux et sales. Après quelques mètres, écoutant ma seule respiration saccadée dans la nuit, je vis une plaque collée contre un mur, rouillée et vieillie par le temps. Je lus avec enthousiasme le nom de la ruelle perpendiculaire à celle où je marchais : Rue des Roses Noires. C'est bon, pensais-je. Un sourire étira mes lèvres, je fus soudainement prise d'une excitation démesurée.

Je me précipitai vers cette ruelle, d'où semblaient provenir les voix. Sans plus tarder, j'observai mes alentours, mais rien ne sembla raviver mon esprit. Le paysage était tout aussi sale et répugnant, une odeur nauséabonde s'accrochait à mon nez, et les murs d'une couleur blanchâtre sale étaient peints de graffitis obscènes.

Quatre silhouettes se dressaient en face d'une porte de garage rouillée. Dès que je fus penchée vers eux, ils turent leur conversation et m'observèrent. Je restai de pierre, observant quatre hommes en noir qui, sous la lumière d'un simple lampadaire orangé, me fixaient en silence.

La peur m'assaillit. Soudainement, l'une de ces ombres se mit à marcher en ma direction d'un pas décidé. Je me mis à paniquer, observant mes alentours, cherchant quelconque endroit pour me cacher. Ma respiration saccadée ne me laissait pas trouver des solutions, tandis que mes grands yeux ouverts s'amarraient sur cette armoire qui se précipitait vers moi.

Ce fut alors une main qui se posa sur mon épaule. Malgré le sursaut que j'effectuai, et le cri qui s'échappa d'entre mes lèvres, l'étreinte contre mon bras fut soyeuse et douce.

« Hé, lança alors une voix derrière moi. Calme-toi Hélène, c'est juste moi ».

Je me retournai vivement, et j'aperçus ce visage familier et magnifique qui me réchauffa imminemment le cœur ; Alice était là, à mes côtés, et un large sourire s'afficha sur mes lèvres.

L'homme passa à mes côtés sans rien dire. Dans un silence absolu, sa silhouette pénétra dans les tréfonds d'une petite ruelle obscure, et il y disparut.

« Bordel, soupirais-je. J'ai eu tellement peur...C'est quoi cet endroit glauque ?

-Ne t'inquiètes pas pour ces mecs ; ils sont juste là au cas où les flics débarqueraient sans prévenir ».

Je fixai la jeune fille en fronçant les sourcils. Elle portait ce soir-là ses cheveux attachés en un imposant chignon au-dessus de sa tête, et ses lèvres étaient peintes d'une couleur rouge sang.

« Les flics vont venir ? je demandai, paniquée.

-Bon, suis-moi. Et pose pas trop de questions, sinon ces mecs-là vont commencer à te soupçonner ».

Elle me prit la main, et mon corps se détendit en sentant la chaleur de sa paume contre la mienne. Je suivais ses pas aveuglément, comme si tout dépendait d'elle à ce moment ; me sentant submergée par une confiance invisible envers Alice qui se dirigeait vers ces trois hommes menaçants.

Arrivées en face de la porte du garage, l'un des gaillards se posa en face de nous. Je ne pouvais rien voir de plus que sa longue barbe noire et frisée, et des tatouages couvrant son cou. Sentant leur regard lourd et pesant posé sur moi, mes yeux s'étaient rivés vers le trottoir, et mon corps resta de marbre pendant qu'ils parlaient entre eux.

« Deux entrées », dit Alice en tendant un billet de cinquante euros à l'un des hommes. Ce dernier agrippa le papier froissé, et hochant la tête, de sa voix caverneuse, il annonça : « Bienvenues, jeunes filles ».

Sans plus tarder, il sortit de sa poche une sacoche qu'il tendit rapidement à Alice. Le regard de l'homme se porta sur ses alentours, guettant des yeux indiscrets. J'ai froncé les sourcils, me rappelant de l'échange mystérieux entre Alice et un garçon de la faculté dans les couloirs déserts.

Alice accrocha la sacoche autour de son corps.

« C'est possible de nous faire entrer par derrière ? »

J'étais confuse ; comme si tout ce qui se passait en face de moi n'était qu'un rêve auquel je ne comprenais pas un fichtre mot. Mon portable sonna dans ma poche. Un message apparut à l'écran : Lola me demandait où est-ce que j'étais. En voyant mes doigts tapoter sur l'appareil, l'homme grogna.

« Mademoiselle, aboya-t-il d'un fort accent dont je n'aurais su deviner l'origine. Vous n'avez pas intérêt à faire des conneries avec ce message, je vous assure ».

J'avais levé les yeux vers lui, et son regard menaçant, de ses yeux noirs qui brillaient comme des boules dans l'obscurité ambiante, me pétrifia. Alice s'approcha de mon oreille.

« Evite d'envoyer quelconque message maintenant. Ni après, d'ailleurs. Oublie ton téléphone ce soir. Et ne dis à personne qu'on est ici, d'accord ? »

J'hochai doucement la tête. Mon portable vibra à nouveau, avec un autre message de Lola qui venait d'arriver. « On est au bar du Chat Perché avec le groupe. Viens nous rejoindre dès que tu peux ». J'ignorai à contre-cœur ces mots, déposant mon portable dans la poche de mon jean.

L'homme nous dirigea alors vers une petite porte en fer rouillée et ornée de graffitis grossiers. Il l'ouvrit, et nous invita à entrer. J'entendais, dans un espace qui semblait très lointain, une musique qui faisait trembler les murs.

Alice agrippa ma main, et avant d'entrer dans cet étroit espace noir, elle me lança un clin d'œil brillant qui me fit tressaillir. Je la suivis, sous la lueur de petites diodes rouges accrochées au plafond de ce tunnel noir aux murs décrépis. Sa silhouette apparaissait tintée d'une couleur orangée dans des intervalles réguliers, tandis que nos pas résonnaient dans ces lieux.

« Où on va, Alice ? demandais-je soudainement, tandis que la musique s'amplifiait.

-Tu verras.

-Non, sérieusement, j'ai peur. T'as vu les mecs à l'entrée ? -me retournant, je remarquai que le noir complet envahissait mes arrières. L'homme avait fermé la porte derrière lui-. Alice, répétais-je. S'il-te-plaît, dis-moi où on va ! »

Elle s'était soudainement arrêtée. Sous la faible lumière d'une diode rouge, j'avais vu les traits de son visage excité. Ses pupilles semblaient briller d'enthousiasme. Elle avait son visage tellement proche du mien que je crus un instant qu'elle allait m'embrasser.

« T'as déjà entendu parler du Trippy Haze ? »

Mes membres se figèrent, la peur m'envahit.

« T'es sérieuse, là ? » demandais-je, incrédule.

Alice n'avait rien dit de plus. Elle avait simplement hoché doucement la tête, un large sourire s'étirant sur ses lèvres. Puis, d'un geste plein d'une énergie que je n'avais pas soupçonnée dans son corps, elle me tira et se mit à courir vers l'autre côté du tunnel. J'entendais la musique s'amplifier, les murs à mes côtés tremblaient sous les basses puissantes du son. Alice ouvrit une porte, et mes sens furent soudainement assaillis.

Je mis du temps à comprendre ce qu'il se passait ; des flash blancs et puissants m'aveuglèrent, m'agressant les pupilles. La musique s'en pris à ma tête qui bourdonnait au rythme de ces basses, semblables à des coups de canons. Une fumée épaisse nous entourait. Je ne voyais que des lumières saccadées et soudaines qui entraient dans mes yeux.

Pour une raison étrange, alors que la confusion me rendait complètement idiote, tout sembla prendre sens, lorsque j'aperçus dans cet endroit plein de lumières et de néons colorés, des silhouettes qui, déchaînées, dansaient au rythme d'une seule basse qui résonnait autour et faisait trembler les murs de cet endroit.

Je venais d'entrer dans le Trippy Haze.

Tout le monde connaissait ces lieux. C'était un petit club nocturne situé en périphérie de la ville. Coincé entre deux locaux miteux et douteux, en empruntant une petite rue derrière les quartiers hardis de l'extérieur du centre, le nom du Trippy Haze avait été prononcé des centaines de fois par les étudiants de la fac, mais personne n'y avait jamais posé les pieds. Par peur, et surtout par méfiance.

Jamais je n'avais pensé entrer dans cet endroit. Lorsque ma vision se fit plus nette, et que la porte du tunnel fut fermée derrière moi, Alice me pris à nouveau par la main et me fit pénétrer dans le club. La fumée épaisse rendait les alentours indiscernables. Des miroirs ornaient la totalité des murs qui nous encerclaient, ce qui rendait la salle encore plus chimérique et immense qu'elle ne l'était déjà. Me faufilant entre les personnes qui dansaient avec des mouvements cadencés et pleins d'énergie, je me fis bousculer à maintes reprises, et l'angoisse s'en pris à mon corps, dans cet environnement que je soupçonnais d'être dangereux. Etouffant entre les corps pleins de sueurs et l'épaisse natte de fumée, je m'arrêtai.

« Alice, hurlais-je à l'oreille de mon amie. Je ne peux pas être ici, j'ai pas envie de...

-Fais-moi confiance ! » lança l'autre en riant.

Je pris ces paroles entre mes doigts. Fermant les yeux, je me laissai, malgré les peurs qui me paralysaient, porter par cette jeune fille brillante de vie.

Nous arrivâmes dans un coin sombre, ou simplement quelques lumières venaient parfois strier nos corps. Incrédule, mes yeux se posèrent sur nos reflets dans un miroir accroché aux murs. Dans une masse de monde noire, j'aperçus ma propre silhouette et celle de cette fille sur qui je fantasmais depuis des semaines.

Ce fut comme une soudaine montée d'adrénaline qui s'empressa dans mon corps, lorsque je fus consciente d'où j'étais ; et surtout, avec qui.

Alice ouvrit sa sacoche, d'où elle sortit deux bouteilles d'eau. Je fus confuse un instant. Dans l'obscurité ambiante, je voyais simplement la jeune fille en face de moi s'agiter, et déposer quelque chose dans la paume de sa main. Par la suite, elle s'approcha de moi, et ses lèvres murmurèrent contre mon oreille doucement, ce qui me fit l'effet d'une décharge électrique soudaine qui fit trembler mon cœur en sentant son souffle contre ma peau :

« Tiens, prends ça ».

Elle agrippa mes doigts et ouvrit ma main, sur laquelle elle déposa quelque chose.

La réalité me sembla abstraite, lointaine. Fronçant les sourcils, j'observai ma paume. Dessus, une petite pastille d'une couleur bleu électrique brillait sous les flash du stroboscope.

« Qu'est-ce que c'est ? demandais-je en hurlant, d'une voix qui essayait de couvrir la musique environnante.

-C'est pour te relaxer. Je te vois très stressée. Tu iras mieux avec ça, tu vas voir ».

Elle me tendit une bouteille d'eau ouverte. Dans l'excitation, la main de la jeune fille tremblait, et l'eau dégoulinait.

Je restai dubitative un moment. Mes yeux allaient de cette silhouette en face de moi, fine aux yeux bleus brillants sous la lumière, à cette pastille dans la paume de ma main.

J'avais bien trop de soupçons pour avaler ça en quelques secondes. Pourtant, le sourire rouge d'Alice me réconfortait. Sous son regard, je me sentis soudainement forte. Oubliant tout l'univers, oubliant qui j'étais. Oubliant ce que j'avais vécu quelques heures, quelques jours, ou même, quelques mois avant. Faisant abstraction de toutes mes paroles, de toutes mes promesses. Comme s'il n'y avait qu'elle dans ma vie. Comme si j'étais elle.

Sans plus tarder, ma passion s'en est pris à ma raison. Mon corps contrôlait mes mouvements pendant une simple seconde, durant laquelle je lançai sans réfléchir ma main contre ma bouche, laissant sur ma langue cette pastille sans goût. J'agrippai de suite la bouteille d'eau, et j'avalai d'une traite une longue gorgée.

Irréversible. Ce fut le premier mot qui arriva dans mon esprit suite à ça.

« T'es sûre ? demandais-je -sûre de quoi, je ne sais pas. Mais cette question semblait idiote, posée trop tard-.

-Oui ! hurla Alice en riant. Ce n'est rien, tu verras. C'est comme un médicament. Pour te relaxer ! »

Ses mots étaient tellement naturels et saccadés. Ils semblaient sortir de ses lèvres comme si elle était un robot. Je voyais sa silhouette danser avec énergie, tandis qu'elle faisait de même avec une autre pastille. Je ne la voyais pas si angoissée que ça ; sans forcément vouloir douter de ses paroles, je me mis à l'imiter, commençant à danser sous cette musique trop forte pour mes tympans.

Mes yeux divaguèrent autour de moi. Des jeunes gens dansaient. J'observais leurs attitudes, leurs mouvements pleins de force. Leurs bras s'élevaient, ils lançaient leurs mains dans les airs. Certains hurlaient. Leurs langues venaient humecter leurs lèvres, leurs yeux grands ouverts accueillaient la musique aveuglante des néons et des lasers multicolores, qui traversaient la fumée en dessinant les contours des volutes.

Quelques minutes passèrent. J'essayais de ne pas penser à ce que je venais de faire. Tout me sembla être un rêve. Notamment l'image d'Alice qui s'agitait en face de moi, les yeux fermés.

Soudain, ce fut étrange. Comme si, un laser blanc traversant ma paupière, s'était agrippé à mon œil. La lumière scintillait, comme une étoile. Ses rayons s'étiraient face à moi, et d'une incandescence qui ne semblait jamais finir, la lumière resta dans mon œil bien trop longtemps.

Mes jambes se mirent à trembler. A s'évaporer. Comme si toute sensation était inhibée. Je ne sentais plus le poids de mon corps sur mes cuisses. Pourtant mes pieds ne pouvaient s'empêcher de danser.

Je levai les yeux. « Que m'arrive-t-il ? » demandais-je à Alice d'une voix trop faible pour qu'elle m'entende. Mais l'image de cette dernière s'encra soudainement à ma rétine, et ce fut un moment de transe qui commença, tandis que mon corps fatigué subissait les sens qui le faisaient vivre. Ils semblèrent accrus pendant quelques secondes.

Mes yeux se perdirent alors sur mon reflet dans le miroir à mes côtés. C'était trouble, flou ; je voyais là un autre visage qui me regardait. Etais-ce le mien ? Aucune idée. Il était apeuré, il était effrayé. Je souris, et observai Alice à nouveau.

Mais je me vis encore. Moi, sans aucun doute. Debout sous mes yeux. Je fixai cette fois-ci mon propre visage, mes propres pupilles. J'étais en face de moi-même, et je me regardais avec de grands yeux apeurés. Lorsque je dressai ma main tremblante, l'ombre colorée le fit aussi. Lorsque j'essayai de me toucher, ce fut comme traverser un voile de fumée sans jamais atteindre un but.

Ma tête se pencha lourdement en arrière. Dans le plafond, il y avait encore mon visage. J'étais là ; flottant dans les airs embourbés de fumée, comme pendue au plafond par les pieds. C'était mon propre reflet observant le ciel qui en l'occurrence, se trouvait dans ma dimension. Comme une image infinie, ou des regards se croisaient sans jamais s'arrêter. Je fronçais les sourcils en un moment de trouble et de confusion. Je me voyais. Partout. Je me voyais là où je regardais.

Que m'arrivait-il ? Sentant mon corps lourd et pesant, qui ne parvenait pas à bouger, une bouffée de chaleur m'assaillit. Mes mains tremblaient, mes jambes flageolaient. J'écoutais la musique sans réellement l'entendre, comme si elle faisait partie d'un environnement trop éloigné de mon corps.

Soudain, une voix douce murmura contre mon oreille. Je ne compris pas les mots qui s'en émanaient, mais le son et la musique commencèrent soudainement à devenir plus nets autour de moi. Reprenant conscience de la réalité, j'eus un sentiment de soulagement qui s'empara de mon esprit. En clignant des yeux, j'aperçus alors une silhouette floue se dessiner en face de moi. Ce n'était plus la mienne. Non, c'était bel et bien Alice.

« Alors, tu te sens comment ? » m'avait-t-elle demandé. Mais ses mots mirent un temps fou pour arriver jusqu'à mon esprit.

Je m'approchai d'elle, chancelante. Inconsciente de mes propres gestes. Mes lèvres se déposèrent au creux de son oreille, et je sentis mes mains se perdre dans son corps. Je pense même qu'elles glissèrent le long de ses seins fermes et ronds qui durcirent sous mon tact.

« Alice, dis-je en un soupir. Qu'est-ce que...-je déglutis. Mes mots avaient un mal considérable à s'échapper de ma bouche pâteuse-. C'était quoi, cette pastille ? C'était... », et je m'arrêtai, somnolant, impuissante.

Ses yeux bleus en face des miens, brillèrent pendant un instant bien trop long.

Elle parla ; les mots qui s'échappaient de sa bouche fluorescente résonnèrent en écho autour de moi, inatteignables :

« ...De l'ecstasy, ma douce ».

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