59. Jun

[Narration : Jun]

« Merci, Jun. Je suis sincèrement heureuse de te revoir.

Les yeux de Lucie s'embuèrent :

— Mais je n'y retournerai pas. »

Je reculai dans le canapé et l'observai.

Lucie avait maigri. Tous ses gestes étaient fébriles, lents et calculés, comme pour économiser ses efforts. Elle avait l'air d'une brindille abîmée par la moisson. Ses traits étaient tirés, des cernes dessinaient des arcs radiaux sur sa peau pâle, au teint ravagé par le chagrin. Seuls ses yeux n'avaient pas changé et elle avait laissé pousser ses cheveux.

Je songeai, triste, qu'elle était dans un sale état. Je parcourus la pièce du regard : son appartement n'était pas décoré et il y flottait une atmosphère sinistre, comme s'il le lieu était continuellement aspiré par le vide.

Si je ne ramenais pas Lucie au Japon, adieu ma promotion.

À côté de moi, elle essuya une larme. Je la regardai de nouveau. Elle avait cent ans, le supportait et ne demandait rien à personne.

Au diable ma promotion !

« Retrouve quelqu'un.

— C'est impossible, répondit-elle sans ressentiment dans la voix.

Je détournai la tête et croisai les mains sur mes genoux. Lucie resta immobile.

— Tu as revu des arcs-en-ciels ? demandai-je en me courbant pour attraper mon verre sur la table basse.

— Je n'y ai pas fait attention.

— Tu voudrais savoir ce que sont devenus les autres ? »

Elle hocha la tête, les yeux un peu plus brillants.

J'avais perdu contact avec beaucoup de nintaïens mais mon travail m'amenait régulièrement à retrouver les individus par hasard. J'avais ainsi appris que Reiji était à la tête d'un salon de tatouages et qu'il drainait beaucoup de clients, venus même des villes environnantes. Yuito, que je n'avais pas eu l'occasion de beaucoup côtoyer, continuait à déménager réfrigérateurs, armoires et cartons à travers Osaka. Alors que Ryôta était devenu host dans le bar de son frère, Jotaro et Tennoji avaient ouvert ensemble une boutique florissante de pièces électroniques détachées. Nino, lui, était devenu infirmier, inspiré par sa mère aide-soignante et par l'irascible infirmière de Nintaï qui l'avait accueilli en stage. À l'aide de ses économies, de sa réputation et de sa bonne volonté, Takeo s'était hissé au rang de co-gérant du Black Stone et y avait fait embaucher Daiki en qualité d'agent de sécurité. Le barman était content de s'être associé à Takeo, une relève dynamique qui lui avait rapporté la ceinture du combat de Waru, désormais accrochée bien en évidence derrière le comptoir. Entre Napoléon et le géant, les clients à l'alcool mauvais n'avaient qu'à bien se tenir.

Un faible sourire se dessina sur le visage de Lucie lorsque je lui appris que tous avaient suivi une cure de désintoxication. Il s'évanouit quand je lui indiquai que j'avais effectué des recherches sur l'agence qui l'avait fait partir au Japon. La société avait fermé, condamnée pour une affaire de corruption entre hommes d'affaires français et politiques japonais. Elle avait été mise en liquidation judiciaire six mois auparavant. Je n'avais pas pu obtenir d'autres informations : à savoir si l'agence avait été contrôlée par la mafia ou si elle avait été simplement mal gérée.

*

[Narration : Lucie]

Jun était resté toute la nuit. Nous avions beaucoup discuté et s'il n'avait eu de train à prendre, nous aurions continué nos conversations des jours entiers. J'avais voulu le raccompagner à la gare mais il avait décliné mon offre. Il avait simplement ajouté :

« Saisis l'instant, sachant que chaque jour de ton futur, c'est un jour qui s'en va.*

— Je capitalise mon énergie.

Un sourire avait tracé un sillon sur ses joues émaciées.

— C'est ce qu'aurait dit Minoru. Tu n'en as plus, malheureusement. Mais si tu le décides, elle peut revenir. »

Aussitôt la porte refermée, j'avais rouvert mon album photos. C'était la première fois en un peu plus de quatre ans. Je n'avais pas pu aller au-delà de la première page. Le réveil avait sonné et je m'étais habillée pour aller au travail.

La fatigue m'avait soudain terrassée.

La visite extraordinaire de Jun en avait-elle valu la peine ou avait-elle signé ma condamnation à me souvenir plus distinctement encore de ceux qui avait disparu ?

Ou Jun bien m'avait-il offert un nouveau tentacule à saisir ?


*Mocharrafoddin Saadi, poète persan (1213-1292).

*

Professionnellement, j'étais tenue de lire mes emails au minimum vingt fois par jour. Mais après une journée de dix heures de bruits de clavier fou, de souris infatigable, de téléphone hurlant, de sonneries de portables, d'imprimante, de rugissements de cafetière, de gémissements de clients et de claquements de portes, je n'aspirais plus qu'au silence des livres et à la pénombre.

Suite à la visite de Jun un mois plus tôt, j'avais repris l'apprentissage du japonais. Pour la première fois depuis longtemps, j'avais de nouveau envie d'une chose. Ne pas pratiquer m'avait coûté et j'avais craint que mon don pour la langue ait disparu. Au début, cela avait été difficile. Mais en me concentrant jusqu'à en réduire mes horaires de travail et grâce à mon étrange mémoire, mon niveau été revenu à celui avec lequel j'avais réintégré la France.

Mes collègues de bureau murmuraient que mon isolement en était à son point culminant et que je devais en être à une nouvelle phase de ma dépression. Avaient-ils tort ou raison, je n'en savais rien. Je m'accrochais aux derniers mots de Jun comme une naufragée agrippant une planche de bois.

*

La grisaille de février avait rendu la journée encore plus longue. On m'avait reproché d'avoir négligé mon travail et j'avais été convoquée dans un bureau. Cela ne m'avait fait ni chaud ni froid et ne pouvant rien tirer de moi, mon supérieur avait jeté l'éponge. Aujourd'hui, j'avais hérité d'un nouveau surnom : La dame de béton. Peut-être que Jun avait raison, peut-être que sa société cliente souhaitait réellement m'embaucher pour faire face aux requins des affaires.

Comme si elle avait eu le troisième œil, Amandine m'avait appelée dans l'après-midi pour me dire de faire attention, d'être plus attentive à ce qu'il se passait autour de moi, de mieux vérifier mes emails par exemple. Elle en avait fait toute une ribambelle. Tant d'insistance ! Pourquoi ?

Je rentrai chez moi plus tôt que d'habitude et suivant son conseil, consultai ma boîte emails, ce que je n'avais pas fait de la journée. Parmi la cinquantaine de messages professionnels et les spams, j'en identifiai un envoyé du Japon le matin-même. Ce devait être Jun qui me relançait.

J'ouvris l'email.

Au réveil, tu n'étais pas là. J'ai attendu, le temps de me rétablir. Ensuite, on m'a dit que tu étais partie. Pas de trace de toi, impossible de te contacter.

J'ai réglé mes problèmes.

5 février – Paris-Roissy – 10 heure locale – n°JA1658.

Je viens te chercher.

« Plus que de l'aveugle

Du muet fait le malheur

La vue de la Lune. »

5 février. 

C'était demain. 

Le monde se mit à tourner vite, bruyant et plein de tâches de réminiscences. Ma poitrine m'écrasa. 

L'étau fut si puissant que je me laissai tomber sur le sol.

Je réservai un billet de train, fourrai quelques affaires dans mon sac et tournai en rond le reste de la nuit.

Au petit matin, je priai une dernière fois pour qu'il ne s'agisse pas d'une plaisanterie.


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Merci de votre lecture !  

♡\( ̄▽ ̄)/♡

Que pensez-vous ? Le DERNIER chapitre arrivera le 10 mai 2024 ! J'attends vos réactions ! 

Ma bêta lecteur aura terminé la lecture du premier tome ce mois-ci, normalement. Ensuite, je chercherai un imprimeur ;) J'ai bien remanié le texte et ajouté pas mal d'extras ! J'espère que ça vous régalera !

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