57. Le vide

[Narration : Lucie]

« Pars », m'avait conseillé Jun. Je m'étais exécutée.

Il y a une solution à chaque problème, sauf à la mort. À cela, la fuite était encore une fois ma seule alliée.

Réduite à l'étau de la douleur, je rentrai en France, retrouvai mes parents, leur expliquai. Ils me proposèrent de rester chez eux. Je refusai, louai une voiture et annonçai que je partais quelques temps.

Je sillonnai les routes, m'arrêtant pour dormir sur la banquette arrière, prendre du carburant et parfois manger. Sans gêner personne, sans que personne n'ait à supporter mon vide. Les gens se retournaient sur mon passage et à me faire ainsi dévisager, j'avais l'impression d'être revenue au Japon.

Plongée dans un état de choc permanent, me concentrer sur la route m'évitait de penser.

Un coup de volant et ce serait terminé.

Je serais libérée.

Mais s'il était là, Kensei ne me le pardonnerait pas.

La vérité est que la vie se passe facilement de nous. Pendant cette période, je ne bus pas une seule goutte d'alcool, cela m'aurait empêché de conduire. Un matin, je m'assis sur un banc de la cathédrale de Reims et priai face au calvaire jusqu'à la tombée de la nuit. Il me rappela le tableau que j'avais jeté à la poubelle dans mon studio. Je n'en tirai aucun réconfort, retournai dans la voiture et partit pour la prochaine ville.

Quelques fois, je restais plusieurs jours au même endroit pour y effectuer des petits boulots payés au noir. Je me lavais dans les campings, grignotais des cacahouètes sur les terrasses des bars et m'endormais parfois à la belle étoile. Je vivais quelques semaines ainsi, je ne me souvins pas de la durée exacte. Un soir sur un parking, un homme m'aborda. Je lui répondis que j'étais pourrie de l'intérieur. Il insista et me tendit une liasse de billets. Je n'eus aucune hésitation à lui donner un grand coup à l'entrejambe.

Finalement, Amandine appela sur mon portable : elle me dit de rentrer, qu'elle s'occupait de tout. J'obéis, sans garder aucun autre souvenir de cette période.

*

J'avalai le reste de mes années d'études avec la facilité du désespoir. Je retournai sur la voie qu'on m'avait tracée et cela m'allait bien. Faire ce qu'on attendait de moi sans poser de questions me permit de ne pas penser à la personne que j'aurais aimé devenir et à celle auprès de laquelle j'aurais voulu m'endormir. Je quittai l'Institut d'études politiques pour une passerelle en droit. Amandine m'enjoignit alors de parler à un psychiatre. Les cinq premières séances, je ne pus articuler une seule syllabe. Mais au fur-et-à-mesure, le fil des évènements se réorganisa dans ma tête et je parvins à mettre des mots sur ce que j'avais vécu. Le psychiatre me prescrit une longue ordonnance de médicaments qui me rendit zombie.

De la licence au master, je ne fis qu'étudier, jours après jours, en forçant mon cerveau à se concentrer sur mes cours alors que les médicaments tentaient de le paralyser. J'étais en lutte permanente, entre sommeil, dépression et la nécessité de rester éveillée sur mes cours pour ne pas affronter mes cauchemars.

Lorsque Kensei respirait encore, je me plaisais à croire que tant que je vivrai, je ne serais pas seule. Depuis cette nuit de décembre, j'optais pour l'isolement. Je ne cherchais plus à faire de rencontres ou à tisser de liens amicaux. Je ne cherchais ni à retrouver mes amis ni à m'en faire.

Toute ma vie d'avant le Japon, j'avais été seule. Le redevenir n'est pas si compliqué. Ce qui l'était était d'avoir goûté à l'amitié, à l'amour, au bonheur et de se les être fait arrachés. Cette pensée revenait continuellement par vagues : la tête sous l'eau, je me noyais lentement, tremblais, cherchais l'air, me débattais et revenais vers le rivage, à demi-morte. Cette masse de pression constante dégommait la fureur qui m'habitait et ne laissait pour traces qu'une tristesse et une impuissance tout aussi difficiles à maîtriser. Amandine me rendait souvent visite pour s'assurer que je gardais la tête hors de l'eau et que je continuais à prendre mes médicaments.

À la fin de mes études, je terminai major de promotion et mes parents me soulevèrent comme un trophée, le produit de l'éducation qu'ils m'avaient offerte. Je les laissai se vanter et fus recrutée par une grande entreprise qui me garantit un bureau fermé – ma seule exigence. J'étais satisfaite d'avoir échappé à l'open space qui m'aurait imposé un contact permanent avec des collègues et d'ailleurs, mon défaut de sociabilité me réussit grandement sur le plan professionnel. Cela fit de moi une employée remarquable, sans fausse note.

Chaque moment à ma disposition était consacré à un labeur acharné. J'élaborais, examinais et expédiais des contrats de vente, qu'il s'agisse de produits industriels purs, d'appareils électroménagers dernier cri ou de systèmes de surveillance pour centrales nucléaires. Cette immersion totale m'empêchait de laisser place à d'autres considérations. En l'espace d'une année, j'accédai à deux échelons supérieurs, une évolution que nul ne remit en question parmi mes collègues. Je n'étais pas jalousée par mes collègues et je percevais chez la plupart une certaine forme de pitié à mon égard. Être un rouage infatigable, voilà ce qui me restait.

*

Un an après mon entrée dans le monde professionnel, je recommençais à me poser des questions. J'avais arrêté les médicaments par ma seule volonté et aucun psychiatre ne me suivait plus.

L'arrêt du traitement était violent.

Tout me revenait en tête, plus fort encore.

On ne sait jamais pourquoi on aime. En revanche, on sait toujours pourquoi on n'aime plus. J'aimais Kensei à la folie, plus que jamais, plus que j'en aurais jamais l'occasion de le lui montrer et c'était là ma plus grande douleur. Depuis trois ans, j'étais éperdument amoureuse d'un mort. De mon âme sœur que je n'avais pas su reconnaître de son vivant.

Il arrivait que je me fasse aborder par des hommes. Ils avaient beau se présenter sous les meilleurs aspects, je les éloignais en quelques mots, sans méchanceté, reconnaissante qu'ils aient pu porter attention à mon ombre.

Nous sommes forts pour ceux que nous aimons. Mais lorsqu'ils ne sont plus là, pour qui nous battons nous ? J'étais amputée des disparitions de Kensei, de Minoru et de Mika. Des flash-back me revenaient sans cesse. Au fond, je ne voulais pas oublier. Pas oublier leurs sourires, leurs moqueries, leurs regards dédaigneux ou encourageants, leurs mains plongées dans leurs poches et leur démarche lourde. Et puis surtout, ne pas oublier Kensei.

Dans un premier temps, c'était cette petite voix, qui, régulièrement me ramenait à la réalité. Elle était difficile à assumer car j'étais devenue transparente, autant pour les autres que pour moi-même. Si j'avais disparu de la surface de la Terre, cela n'aurait rien changé. Je continuais à vivre parce qu'au fond, mourir aurait été méprisé les sacrifices de trois vies. Trois vies pour une seule, ce n'était pas équitable et c'était pourtant la chance qui m'avait été offerte et que je ne n'arrivais pas à exploiter.

Que faire de trois vies dans une seule ? Que faire d'une vie quand le fardeau de trois autres la hante ? Je leur devais au moins de faire de mon mieux pour les honorer. Pas de famille ou d'amis à aimer, pas d'œuvre de charité ou d'association qui me tienne à cœur. Tout m'indifférait et j'avais déchargé mon second psychiatre. Celui-ci voulait de nouveau me bourrer d'antidépresseurs. À chaque rendez-vous, il jetait discrètement un œil à mes poignets lisses avec une sorte d'étonnement qui me donnait la nausée. On n'a pas besoin de se couper pour être dépressif. Beaucoup disent que se blesser physiquement va de pair avec la douleur psychologique et qu'elle aide à s'apaiser, ce que je ne remettais pas en cause. Dans mon cas, cela n'aurait pas été rendre justice aux vies qui s'étaient éteintes. Je me débattais différemment même si je ne comprenais pas encore comment.

On dit que tout passe avec le temps, que la douleur s'estompe. J'y avais cru mais le temps s'était pour moi figé cette nuit de décembre. Depuis, je ne vivais plus. Plus exactement, je survivais.

Paradoxalement, le fait que mon emploi me maintienne en vie me renvoyait à mon état. J'étais jeune et on me répétait que j'avais encore beaucoup de choses à expérimenter. Ça me faisait flipper. Encore au moins soixante ans à exister sans Kensei.

Cacher ma douleur en continuant à aider les autres. Cela m'avait semblé être un plan plus intelligent et constructif que de m'ôter la vie. Et jusque-là je m'y tenais avec une sorte de hargne. En réalité je n'étais active que lorsqu'il m'arrivait de penser que Kensei aurait pu être fier de moi. Il ne m'aurait pas pardonné de me laisser mourir. Je continuais la route, seule.

*

Le printemps de la quatrième année survint. J'aurais voulu crier à pleins poumons jusqu'à ce qu'ils se décollent, jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Rien n'en sortait. Même devant le troisième psychiatre. J'avais bientôt vingt-cinq ans et l'impression que ma vie était derrière moi. J'avais vécu en tout et pour tout vingt-et-un mois qui me laissaient un goût amer autant dans mon cœur que dans mes souvenirs. Vingt-et-un mois tenus à bout de souffle, à cœur battant. Vingt-et-un-mois vibrants qui me laissaient traumatisée, ébréchée, brisée. J'avais le cœur fracturé et boursouflé, comme s'il savait d'avance que les années ne suffiraient pas à m'en remettre. Le temps avait passé et c'était comme si Kensei était parti hier.

Je refusais qu'il ne soit plus là. Cela m'était insupportable. Le savoir loin de moi mais vivant avait été une chose, savoir qu'il ne respirerait plus jamais, n'ouvrirait plus les yeux en était une autre.

Me revenaient en rafale les souvenirs de nos moments d'apaisement, ceux que je ne connaitrai plus. De ceux qui me faisaient imaginer que tout était possible, tant que nous restions ensemble. Je m'en souvenais encore, comme de la forme de ses épaules sous mes paumes, celles sur lesquelles je me hissais pour l'aider à planter des clous dans les étagères du garage avant qu'elles ne s'écroulent pour la dixième fois sous le poids des outils.

Lorsque j'étais partie, mes vêtements étaient encore imprégnés de son parfum, une douce odeur de cuir tanné et de bois fumé, de carburant et de goudron. Au fil du temps et même si je n'avais plus porté ces vêtements de peur que l'odeur ne se corrompe, elle s'était évaporée, partie comme lui. Il ne me restait rien si ce n'était l'image de son corps s'écroulant sur le bitume et son pendentif toujours accroché à mon cou.

J'aurais finalement tout laissé tomber si de temps à autre, Amandine ne m'avait pas téléphoné tous les quatre matins. Lorsque je l'avais en visio, son sourire crispé renvoyait l'image d'un cœur triste d'avoir perdu celui de sa petite-sœur. Nous ne faisions jamais ni référence à mon séjour au Japon ni aux fausses couches successives de ma sœur.


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Merci de votre lecture ! ヾ(・ω・)

Vous pensiez que c'était terminé ? Non, ça continue. 

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