44. Les baskets
[Narration : Minoru]
Le Maruschka. Probablement le seul bar de la ville à passer du rock russe au milieu de tables de billards, d'autres éclaboussées de bières, avec des clients alternant entre jeux de fléchettes et suivi de matchs de baseball sur des écrans fixés aux murs. La pièce aménagée en mezzanine baignait dans les odeurs d'alcool et de cigarette. Tout le monde s'autorisait à fumer dans ce bar. Il n'y avait qu'ici et au Black Stone que nous nous sentions vraiment à l'aise.
Nous avions entamé une partie de poker pour mon anniversaire. La mise n'était pas énorme mais tout le monde était un peu fauché.
Alors que Kensei lui avait appris à jouer la veille, Lucie ne se débrouillait pas trop mal. Dans trois tours, elle serait sûrement déjà couchée mais Mika perdrait avant elle et c'était tout ce qu'elle recherchait.
Lucie était jolie ce soir, en jean tout simple avec un pull en grosse maille et son pendentif en lune qui attirait le regard sur la forme de sa poitrine. Elle donnait des coups de coudes à Kensei pour l'empêcher de regarder ses cartes et l'aider à jouer – elle voulait faire perdre Mika toute seule et sa mémoire extraordinaire pour retenir les cartes l'y aidait.
Après ma discussion avec elle sur les bidons en plastique, j'avais cru que les choses pencheraient en ma faveur. Tout le contraire s'était produit : Kensei et Lucie n'avaient jamais été aussi soudés, proches l'un de l'autre. Indécollables. Deux glues. C'était répugnant.
Je le voyais, ils passaient leur temps libre ensemble, à ronronner de plaisir, de sorties en excursions, de cafés en bars, de virées à moto en passant par les expositions. Kensei, foutre les pieds dans un musée ? Oublier le garage pour mater des tableaux ? Seul sans une troupe de potes autour de lui ? Sans son chouchou Mukai pour l'admirer ? Lucie l'avait vraiment changé. À ce rythme-là, il allait virer intellectuel-expert-en-poterie-du-XVIe siècle ! Et elle, alors, elle n'était pas mieux ! Soudain, c'était comme si elle n'était plus inscrite à l'université... Elle avait pigé comment Kensei fonctionnait et comptait bien en profiter : le soutenir sans se soumettre, défendre ses idées sans critiquer les siennes. Chapeau bas, Clé-à-molette !
Elle ait fini par retourner vers moi et me balancer une bière, mais je me doutais bien que c'était pour ne pas gâcher mon anniversaire. Depuis ce jour sur les bidons en plastique et mon pétage de plombs raté, notre relation avait pris un coup dans l'aile.
Je m'étais quand-même étonnée que Lucie se soit pointée. Takeo avait dû la menacer pour se réconcilier avec moi. Elle ne savait plus comment se comporter ni comment m'adresser la parole. À ses yeux, c'était comme si j'allai tout réinterpréter ou la pousser à bout pour lui faire avouer ce qu'elle se refusait. En fait, à mi-mots, elle avait déjà un peu plié.
J'avais ces pensées, tout en songeant au cadeau qu'elle m'avait offert : ma paire de baskets préférées que je lui avais cédées deux mois plus tôt. Mes pompes puantes et bonnes à jeter aux ordures étaient comme neuves et améliorées. Lucie savait que je ne voulais pas m'en séparer et que ces godasses avaient une valeur sentimentale. Elle les avait nettoyées, remplacé les lacets usés par des nouveaux, fait faire refaire les semelles, changé l'intérieur complètement déformé par mes foulées et ajouté des bandes en caoutchouc pour encore mieux amortir les chocs. J'étais déjà touché mais pour Lucie, il avait dû manquer un détail qui avait donné du style à mes baskets. Avec un marqueur noir indélébile, elle avait dessiné sur les côtés des tracés géométriques qui auraient pu sortir de pochoirs d'une boutique de sport haute couture. Elle avait aussi écrit quelques encouragements en anglais, en français et en japonais.
C'était le plus beau cadeau qu'on m'ait jamais offert. J'avais eu envie de hurler à ses oreilles que je l'aimais. Au final, je l'avais remercié avec une courbette. Le visage de Lucie s'était éclairé. Elle avait semblé sur le point de dire quelque chose lorsque Kensei lui avait fait remarquer qu'elle avait eu de la chance aux cartes lors du dernier tour mais qu'elle devrait faire attention à celui qui venait.
Je rangeai mes baskets dans mon sac et bus ma bière cul-sec. Mika venait de perdre. Sous le regard décourageant de Kensei, au lieu d'insulter Lucie, il quitta rageusement la table pour recommander au bar. Je jouai mon tour et le suivis, mon verre vide à la main.
Au bout d'une heure et demie de jeu, il ne restait plus que Takeo, Kensei, Jun, Jotaro et moi. Les deux premiers se regardaient de travers comme s'ils avaient parié sur leur vie. La tension dans leurs gestes et leur attitude était telle qu'on aurait dit qu'ils allaient se sauter dessus et faire valser les verres et les cartes de la table. L'air concentré sur le jeu tout en pensant à autre chose, Jun sirotait sa bière. Les autres qui avaient perdu avaient entamé un billard derrière nous ; Lucie était restée assise. Elle jetait de temps à autre des coups d'œil à Jotaro, le regard mêlé de peine et de rancœur. Le regard rivé sur ses cartes, Jotaro tripotait machinalement son pansement sur le pif. Son verre était plein. Depuis qu'il avait rompu avec la pote de Lucie, il paraissait écœuré de tout. Il se montrait plus emporté que Tennoji qui de son côté, passait sa relation avec Aya sous silence pour ne pas lui faire de peine.
Brusquement, Takeo se leva et déclara de son ton pédant qu'une pause s'imposait. Les derniers joueurs acquiescèrent et je retournai au comptoir. Lucie m'emboîta le pas. Nous commandâmes, sans un mot l'un pour l'autre. Je la sentis gênée alors que l'alcool faisait effet et troublait mon esprit. Pas bon pour le poker, ça.
Lucie saisit sa boisson et repartit vers la table où Kensei était resté assis les yeux dans le vague, un coude replié sur la table et son poignet soutenant sa mâchoire. Il tapait du pied en rythme sur la musique.
Sans quitter Lucie des yeux, je sifflai mon shooter aussitôt que le barman m'eut encaissé. Elle contourna discrètement la table de poker, certainement dans le but de surprendre Kensei. C'était sans compter sur l'instinct du mécano. Avant qu'elle ait fait un pas de plus, il fit volte-face, l'attrapa par la taille, la fit asseoir sur ses genoux et sous les yeux de tout le monde, colla sa bouche contre la sienne.
Il s'était cru dans un film ou quoi ? Ce type n'en avait rien à carrer de se la jouer !
Quelqu'un à côté de moi émit un grognement. C'était Mika. Il fixait le dos de Lucie avec l'air de vouloir la massacrer. Après tout, elle lui avait piqué son meilleur pote.
L'Hypocondriaque avait trop arrosé sa soirée et tirait une sale tête. Sous son crâne rasé, des veines gonflées serpentaient jusqu'à ses tempes. Les yeux embués par l'alcool, il gémit, me flanqua une tape sur le bras et me demanda de lui payer un verre. Je l'envoyai promener et pris le parti de retourner vers la table où Lucie avait quitté les genoux de Kensei. La partie reprenait dans cinq minutes, le temps que Takeo sorte des toilettes.
Je prêtai une oreille à Kensei qui causait avec Jotaro. Sa peau, normalement mate était d'une pâleur cadavérique. Affalé sur sa chaise, la mine basse, le Man in Grey tripotait inlassablement son pansement sur le nez. Ses gestes étaient trop nerveux pour être normaux. Assis en face de lui, je scrutai ses pupilles : elles étaient dilatées. Kensei, qui avait envoyé Lucie chercher les autres massés autour du billard, l'écoutait attentivement.
« Dès que t'es un peu moins amoureux, tu te rends compte à quel point l'autre est imparfait, débita Jotaro. Mais le pire, c'est que ça ne te dérange pas.
— Elle était cool, Shizue, hasarda Kensei. T'as fait une belle connerie.
Jotaro se lissa ses cheveux du plat de la main et remit en place son serre-tête.
— Il se barre où, l'amour du départ ?
— Pour moi, répondit Kensei, le vrai amour c'est de retomber amoureux de la personne, encore et encore, sous toutes ses formes. Les plus belles comme les plus dégueulasses. »
Jotaro ricana, le regard sinistre.
Je me tournai vers Nino qui avait enfin repris place à côté de moi. Je le remerciai encore de nous avoir accueillis chez lui, Lucie et moi, à la suite de l'explosion de gaz du konbini. Nino pinça son nez qui dégoulinait de solvant, se passa un mouchoir sur les narines et jeta un coup d'œil furtif à Kensei, toujours en discussion avec Jotaro. Il gronda à voix basse.
« Minoru, j'sais bien que t'es paumé depuis l'épisode des bidons... Mais sérieusement, arrête avec Clé-à-molette.
— J'peux pas. Je suis amoureux.
— Elle t'a rejeté. Abandonne, maintenant. Tu te fais du mal pour rien.
— Je lui ai fait une promesse. Je lui ai dit que je l'attendrai. Et c'est ce que je vais faire... Mais tu sais quoi ? Pendant ce temps, je ne vais pas rester les bras croisés. Je vais devenir une célébrité.
Les yeux de Nino s'exorbitèrent.
— Une quoi ? T'as disjoncté ?
— Non, je vais devenir un sportif célèbre. Ne me dis pas que je n'y arriverai pas ! Une suite de petites volontés fait un gros résultat. C'est de Baudelaire, un type français.
— Mec... soupira-t-il en secouant la tête.
La tristesse voila ses yeux.
Je me doutai qu'il pensait à mon grand-frère, le Suicidé comme l'appelaient les gens de mon quartier. Je bus une gorgée de bière et m'éclaircis la voix :
— C'est pathétique de prétendre manquer de temps alors qu'on le passe à le regarder dans le vide... Moi, c'est bon, j'me bouge. Les gens voudront mon autographe, prendre des photos avec moi et quand les journalistes m'interrogeront pour me demander si mon cœur est à prendre, je dirai que je l'ai déjà donné. Lucie comprendra. Elle viendra parce qu'elle ne m'aura jamais oublié, qu'à ce moment je serai riche et reconnu !
— Clé-à-molette ne court pas après le fric.
— Je sais.
— Ne cherche pas à devenir riche à tout prix. Il n'y a que les pauvres qui savent partager.
— Si je deviens blindé, je n'aurai pas besoin de l'aide des pauvres.
— Jusqu'à ce que tu redeviennes pauvre.
— De toute façon, ce qui compte le plus pour moi, c'est la notoriété. Et Clé-à-molette saura me remettre sur le droit chemin.
Nino plissa les yeux en grimaçant :
— Si elle est encore ici, au Japon ! Sérieusement mec, t'es devenu fou ! Soit elle sera restée avec Kensei, soit ils se seront quittés et là, soit elle aura retrouvé quelqu'un d'autre, soit elle sera repartie dans son pays !
— Impossible. Elle pensera toujours à moi. Et moi, je serai toujours amoureux d'elle.
Il serra les dents et me lança un regard noir :
— J'ai l'impression de parler à un gamin. T'as quoi ? Huit ans ?
— La ferme. Tu comprends pas.
Nino renifla.
— Ton truc en ce moment, c'est les proverbes, hein ? Hé ben, écoute ça : ce n'est qu'avec les yeux des autres qu'on peut bien voir ses défauts.*
En regardant bien, lui aussi avait un coup dans le nez et pas qu'à cause du solvant. Le Maruschka ne réussissait à personne ce soir, à personne sauf à Kensei et à Lucie.
— Ce qui n'est pas possible, c'est d'être complètement amoureux, soupira encore Nino. Si tu l'es entièrement, ça veut dire que tu donnes ton cœur. Si tu donnes ton cœur, c'est physiologique, tu crèves.
— Révise ton degré d'humour, mec. C'est une expression. Pour qu'on n'ait plus de cœur, 'faut être à la morgue bien mort.
— Et toi, t'es quoi ? Un mort-vivant ?
Nino me dévissa de ses yeux coulants mais toujours aussi glaçants :
— C'est quoi, le pire ? Donner son cœur au sens propre ou figuré ?
— Figuré, c'est certain.
— Dans ce cas, t'es un aliéné.
Un long silence se fit entre nous. Le cœur de Lucie m'était inaccessible et ça me rendait encore plus fou d'amour. Est-ce que ça voulait dire que je m'en lasserais si je l'obtenais ? Non, jamais.
— Tu comprends pas, répétai-je.
— Tu me fais pitié, Minoru.
— C'est toi qui me fais pitié, à ne pas avoir de rêve ! Moi au moins, le matin, je me lève pour quelque chose !
— C'est dormir toute la vie que de croire à ses rêves.**
— Tu parles ! Toi tu sors de ton lit, tu fumes une clope, tu vas aux chiottes et t'inhales ton solvant.
Nino eut une moue dédaigneuse et articula lentement :
— Le solvant, c'est occasionnel.
— Mouais, n'empêche que je suis moins à plaindre que toi.
Il me jaugea.
— Tu t'accroches à un rêve impossible, siffla-t-il.
— C'est pas impossible !
— Bah ! On dit que l'espoir fait vivre, hein...
— Et toi ? le coupai-je, énervé pour de bon. Vu que t'es si malin, pourquoi t'es resté à Nintaï cette année ?
Ses lèvres tressaillirent. Il allongea ses petites jambes sous la table :
— Pas accepté à Osaka.
— Mytho, devinai-je. Tu ne savais juste pas quoi faire au final ! T'aurais dépensé le fric de ta mère pour étudier une matière qui ne t'intéressait pas ! Toi, en géo ou en maths ? Laisse-moi rire ! T'en ferais pas ton métier !
Le verre à mi-chemin de ses lèvres, Nino reposa sa bière sur la table. Son visage s'était fermé, il ne dit plus rien. J'avais touche juste.
— T'as décidé de rester à Nintaï jusqu'à ce que tu trouves ta vocation, pas vrai ? Ça te fait deux ans de réflexion supplémentaires, c'est tout. C'est une belle marge mais si au final tu ne trouves rien, tu feras quoi, hein ? Distributeur de flyers ?
Nino aurait pu m'en coller une ou quitter la table. Au lieu de ça, il haussa les épaules et but un peu de bière. Il voulait donner l'impression de se fiche de mes remarques. Moi, je savais qui il était vraiment. Nino avait l'air de prendre la vie comme elle venait mais ce n'était qu'une apparence. Au fond, ce type verrouillait ses sentiments à triple tour pour s'assurer de ne pas se faire piéger.
— Au moins, je prendrai une vraie décision, se justifia-t-il. Ça fait trois ans que je traîne avec les mêmes loosers qui prennent toutes les cames possibles en attendant que quelque chose leur arrive.
— Tu te crois supérieur ?
Nino me lança un regard hostile :
— Dis pas n'importe quoi. Et puis, j'vois bien que tu veux faire un truc de fou en rapport avec tes grandes ambitions. Mais c'est quoi ton plan pour devenir une célébrité ?
— Entrer à l'université.
— T'as le pognon ? demanda-t-il en levant un sourcil sceptique.
— Nan. Mais j'sais où le trouver.
— N'essaie pas de vendre ton corps comme Naomi, me railla Ryôta qui vint s'asseoir en face de nous. Personne n'en voudra !
— J'vais commencer par gagner ce poker, crétin ! »
À ce moment, Takeo claqua son cul de verre sur la table et déclara que le jeu reprenait. Avant que le reste du groupe nous ait rejoint, il gueula d'une voix ivre : « Le prochain qui perd paie une tournée... Et fait un bisou à l'Opossum pour son anniversaire ! »
* et ** Proverbes japonais.
→ ★
Merci de votre lecture !
(o^ ^o)/ Nino a-t-il raison de sermonner Minoru ?
Je vous réserve un coup de tonnerre pour le prochain chapitre !
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