40. Le triple point de vue
[Narration : Kensei]
Des tâches noires plein ma vision, une conversation avec Ryôta me revint à l'esprit.
« Elles te vont, les pilules ? avait-il demandé d'un air scrutateur détonnant sur son visage de star.
— Ouais, ça pourrait être mieux mais les effets sont...
Je m'étais interrompu :
— T'as dit que ça me faciliterait la vie !
— Je t'ai pas dit que ça te faciliterait la vie mais que ça te la changerait !
Son sourire s'était changé en un rictus. Ryôta détestait qu'on lui dise que ce qu'il avait vendu ne valait rien. Mais si c'était vraiment le cas, il s'arrangeait pour réparer l'embrouille et donner satisfaction.
— Tu parles d'un changement... Pas grand-chose en fait. Ça me fait bien pioncer au moins.
— Ben de quoi tu te plains, alors ? avait-il répondu en écarquillant des yeux ravis. T'es un insatisfait, toi !
Il avait tiré sur son pétard :
— Alors, on fait comment pour sortir avec une étrangère ?
Ça faisait longtemps que je m'attendais à ce qu'il pose cette question. J'y étais à la fois un peu préparé et hésitant.
— Je ne sais pas trop. On doit s'attendre aux surprises. Notre bon sens n'est pas le même. L'étranger, il a un autre référentiel culturel.
— Faut être un peu funambule quoi.
J'avais haussé les épaules sans détourner le regard.
— Ouais, p'têt bien.
— Et dire que tu l'as choisie ! T'aimes bien la difficulté, toi...
— Y'a un moment où il faut se décider, mec. Soit tu restes dans ta zone de confort qui est moins excitante qu'un milligramme de chichon, soit tu te donnes les moyens d'atteindre des rêves.
— Tu rêvais de sortir avec une étrangère ?
— Non. Mais je voulais quelqu'un de différent.
Là tout de suite, j'aurais d'abord eu besoin de sortir de mon cauchemar.
Qu'est-ce qu'il m'arrivait ? Ce n'était pas à cause de Lucie et de Ryôta. Ils m'avaient tous les deux séparément informé qu'ils s'étaient vus chez lui et sur le coup bien-sûr, je m'étais emporté. Malgré ça, je comprenais que Lucie recherche sa compagnie. L'Idol était gentil, n'avait pas de vues sur elle et surtout il n'était pas assez idiot pour tenter quoi que ce soit.
Ce n'était pas à cause de ça mais d'une pulsion. Une sale pulsion que je ne pouvais pas réfréner. Après coup, ça me faisait toujours mal. D'habitude, je m'en sortais.
Une fois rentré chez moi, la colère m'avait terrassé.
Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable.
Mes poings étaient rouges.
Rouges ?
Mes doigts aussi. La peau était à vif, écorchée. Merde !
Dans un élan de panique, je touchai mes vêtements. Quel crétin ! Tout allait trop vite, ma tête tournait.
Je détachai mes yeux du sang et regardai droit devant moi : il y avait deux halos sur le mur d'en face, entre une pince et un gros tournevis cruciforme accrochés au mur.
Deux tâches rouges aussi !
Elles provenaient des impacts de mes poings.
*
[Narration : Lucie]
Kensei m'avait donné rendez-vous mais je ne m'y étais pas rendue.
Pour la première fois, sa mère m'avait appelée sur mon portable et m'avait demandé contre qui cette fois, il s'était battu. Elle l'avait surpris alors qu'il passait sous l'eau froide ses deux mains en sang.
Il vint me trouver en bas de ma résidence en criant pour me faire passer la tête par la fenêtre. Embarrassée de l'attention qu'il pouvait attirer dans la rue, je finis par descendre.
En le voyant j'eus eu un choc : il avait le visage gris de fatigue. Les bras croisés, le regard figé et arrogant, il ne s'embarrassa pas de salutations.
« Pourquoi t'es pas venue ?
— Je ne t'ai pas dit que je venais ! répondis-je sur le palier. Dès que j'ai décroché, tu m'as donné un lieu et une heure sans me demander si j'étais libre... Et tu as coupé la communication. J'étais en train de réviser mes cours !
— Je savais que t'étais libre ! Tu m'as rendu inquiet ! C'est pour ça que...
— Que tu ne m'as pas demandé mon avis ? Et si je n'avais pas eu envie de venir et de voir tes poings momifiés sous des bandages ?
Kensei se figea. Il ignorait que sa mère m'avait contactée.
— Tu n'avais pas envie de me voir alors !
— Tu t'es encore battu ! » rétorquai, décidée à lui tenir tête.
Kensei grimaça. Je commençais à le connaître : lorsqu'il attaquait, il se faisait plus de mal qu'à la personne contre qui il dirigeait sa saute d'humeur. En attendant, il tremblait de tous ses membres et semblait perdu. Le temps se suspendit et soudain, en un seul coup de pied, il fracassa un cageot vide entreposé devant la résidence.
J'étais décomposée.
Kensei me faisait penser à un chien blessé qui mordrait de douleur tout en refusant de se laisser soigner.
Quelque chose changeait.
Quelque chose avait changé en lui.
Il se prit le ventre à deux mains, plié sous des spasmes et fit demi-tour en courant à toutes jambes. Je le poursuivis jusqu'au bout de la rue, essoufflée. Malgré ses crampes, il me distança suffisamment pour me semer.
Pourquoi avait-il pris la fuite ?
*
[Narration : Minoru]
Clé-à-molette apparut, les yeux rougis qu'elle tentait de dissimuler par un petit sourire. En fait, elle était blanche comme un cachet d'aspirine et ses yeux, gonflés comme des ballons d'hélium.
« Qu'est-ce que t'as ? On est que le soir de la rentrée et il t'est déjà arrivé un truc ?
Elle ne réagit pas. Je lui vissai ma casquette de baseball sur la tête.
— Raconte tout à ton Opossum transgénique. »
Ses yeux mouvants répondirent à mon appel. Lucie avala avec difficulté sa salive en cherchant ses mots. Comme elle ne pouvait rien dire, elle se contenta de hocher la tête. Je la pris par l'épaule et nous nous éloignâmes du chemin principal séparant Nintaï de la station de métro.
Nous marchâmes en silence. J'étais désolé de lui avoir demandé de rentrer ensemble alors qu'elle était dans cet état. Nous nous arrêtâmes près d'un hangar et nous assîmes côte à côte sur de gros bidons en plastique à l'ombre du soleil mais toujours sous l'emprise de la chaleur du début de septembre.
Lucie continuait de mordre l'intérieur de ses lèvres et je savais qu'elle faisait de son mieux pour ne pas se donner en spectacle. Je la laissai calmer sa respiration. Finalement, le menton droit, la mâchoire crispée sur ses sanglots, elle se concentra et parla d'une si petite voix qu'une rafale de vent l'aurait anéantie :
— Désolée.
— Je suis là.
Elle se mordit encore légèrement la lèvre et approuva d'un signe de tête. Ses yeux bleus se contractèrent sous l'eau qui les baignait.
Clé-à-molette m'expliqua que Kensei avait dû se battre violemment et qu'il avait refusé de révéler à qui il s'était confronté. En raison des remous causés par les yakuzas le mois dernier, elle craignait le pire.
J'avais en effet vu aujourd'hui les mains de Kensei emprisonnées dans de gros bandages qu'il cachait aussi souvent que possible dans ses poches de futal. Lucie se faisait un sang-d'encre.
Je jetai un coup d'œil à la rue où quelques camionnettes étaient garées devant les entrepôts. Il n'y avait que Lucie et moi, personne d'autre ne pouvait la voir dans cet état.
Elle serra fort les poings sur ses genoux pour contrer la pression qui l'assaillit comme un gros rouleau de vagues. L'écume l'exhortait à laisser couler l'eau qui menaçait de déborder de ses yeux.
Ne flanche pas, Lucie. Tiens encore. Ne flanche pas.
Deux larmes perlèrent à l'extrémité de ses yeux. Clé-à-molette n'en pouvait plus, mais elle voulait encore faire comme si elles n'existaient pas.
— Ne t'inquiète pas pour Kensei. Regarde-moi, regarde comme je suis confiant.
Elle obéit et tourna les yeux vers moi. Ce que j'y vis me secoua les entrailles.
Malgré sa volonté et ses efforts, Lucie laissa échapper une autre larme. Puis deux, puis trois. Elle tourna le visage pour modifier leur trajectoire sur la piste de ses joues et ainsi me les cacher.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas que tu me voies comme ça. »
Elle tenta aussitôt de ravaler ses larmes, de leur faire remonter la pente de son visage.
La voir pleurer ainsi, lutter à contre-courant me submergea d'une sensation indescriptible. J'étais témoin de sa noyade et ne pouvais pas la sauver.
J'aurais voulu prendre sur moi toute cette peine, l'en écarter, la ramener sur la terre ferme mais j'en étais réduit, impuissant, à la regarder se battre seule.
Non, je ne voulais pas la voir pleurer. Lucie ne pleurait jamais à moins d'une raison qui en vaille vraiment la peine. Elle se contentait toujours d'opiner tristement, de froncer les sourcils, ou de s'éclipser pour ne pas imposer ses émotions aux autres. Mais assise sur ce bidon en plastique industriel, à l'abri sous ma casquette de baseball trop large pour sa tête, elle était paralysée en proie à ses angoisses.
C'en était trop.
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Merci de votre lecture ! (^.~)☆Suite de la conversation la semaine prochaine ! Lucie va-t-elle enfin s'ouvrir sur ses blocages ?
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