34. La seconde crise cardiaque
[Narration : Lucie]
Deux jours après l'incident, le vendeur du konbini décéda d'une prétendue crise cardiaque. Selon mes souvenirs, il avait trente-neuf ans. De ma résidence, je fus alertée par le bruit des ambulances qui revenaient dans le quartier. Instinctivement, je me précipitai en direction des ruines du konbini sans alors savoir que la famille du vendeur logeait dans cette même rue.
Je vis les portes de l'ambulance se refermer en bas de son appartement et son épouse s'effondrer sur elle-même à la vue de tous. L'ambulancier lui tapota l'épaule, ne sachant que faire d'elle. Lorsque la femme releva la tête, je lus dans ses yeux une douleur infinie qui me stria le cœur. L'ambulancier tenta de la remettre sur ses jambes pour lui faire signer un papier mais la pauvre femme ne put articler un seul mot.
Je détournai le regard. J'aurais voulu pleurer avec cette femme et partager un peu de sa peine pour la soulager. Mais on ne soulage pas la mort. C'est elle qui s'en charge à votre place.
*
[Narration : Kensei]
« Je suis désolé, Lucie. »
Elle était assise en tailleur sur mon futon, les épaules tombantes et le regard vide. Adossé à mon oreiller contre le mur, je la regardais, impuissant, lutter contre les images qui assaillaient sa mémoire. Encore une chance que Minoru et elle ne se soient pas trouvés trop près de l'explosion. C'était ce que je ne cessais de me répéter pour me tranquilliser.
Depuis quatre jours, Lucie ne disait rien. Elle était en état de choc. La nuit d'avant-hier, elle était restée blottie contre moi, immobile et n'avait pas bougé jusqu'à l'heure du déjeuner. Nous n'avions pas regardé la télé ou écouté la radio qui diffusaient continuellement les images de l'explosion et expliquaient avec regret que l'enquête piétinait. La mère de Nino m'avait appelé et recommandé de bien m'occuper de Lucie, de l'alimenter et de ne pas lui poser de questions. Mais Minoru m'avait déjà tout raconté et la mère de Nino ne savait pas que si questions il y avait, elles venaient toujours de la part de Lucie.
Je me levai du futon pour mettre mon t-shirt que Lucie avait enfilé la veille. Il portait encore son parfum. Pendant le dîner, elle tremblait tant qu'elle avait tâché son chemisier. Ma mère s'était jetée sur elle pour la rassurer et laver son vêtement. En s'excusant, Lucie avait inversé l'ordre des mots. Ce n'était jamais arrivé, sa grammaire japonaise était presque parfaite.
J'attrapai mon paquet de Marlboro sur le bureau et allumai une clope. La fumée grisa l'intérieur de mes poumons comme si les neurorécepteurs de mon cerveau pouvaient directement aspirer la nicotine sous cette forme.
« La même chose est arrivée à ton coiffeur, pas vrai ?
Je sursautai. Sa voix était morne, sans couleur mais elle avait le regard chargé d'émotion.
— Tu n'y as pas cru, à sa crise cardiaque, ajouta Lucie.
La gorge serrée, je saisis un cendrier et m'assis à côté d'elle sur le futon.
— C'est parce que ça n'en était pas une, répondis-je en baissant la voix. Les yakuzas nettoient souvent derrière eux, impossible de les faire plaider coupable même si tout le monde connaît la vérité.
— Alors... Ils ont recommencé.
J'acquiesçai. La fumée s'éleva vers le plafond mais se dispersa avant de l'avoir touché. Je tapotai sur la cigarette. Les cendres dégringolèrent d'un coup dans le cendrier.
— Ma p'tite lune, peut-être que tu devrais te reposer encore un peu.
Une houle de colère déferla en elle.
— Non ! C'est terminé tout ça !
Je m'écartai, de crainte qu'elle ne fasse de geste brusque et ne se brûle à ma clope. Elle se tourna vers moi. Ses yeux étincelaient de concentration. Elle était si grave et si fragile à la fois que j'aurais pu immédiatement tomber amoureux si ça n'a n'avait pas déjà été le cas.
— Pourquoi les avoir tués ? Qu'est-ce qu'ils ont fait, ton coiffeur et mon vendeur, pour mériter de se faire assassiner ?
Ma tête cogna. J'étais à la moitié de ma cigarette et avais du mal respirer mais je la tirai au trois-quarts.
— Kensei ? demanda-t-elle, soudain l'air inquiète.
— Mon coiffeur était une nourrice. Je soupçonnais que ton vendeur le soit aussi et ça s'est avéré, parvins-je à articuler. Enfin, c'est ce qu'on peut en déduire.
— Une nourrice ? répéta Lucie, affolée. Pourquoi ne pas me l'avoir dit ?
J'écrasai le mégot dans le cendrier et le repoussai sur le sol.
— Ce n'étaient que des soupçons. Et à quoi ça aurait servi ? dis-je mollement en luttant contre la douleur.
— Je ne sais pas, moi ! Mais tu aurais dû me prévenir ! Son magasin avait déjà été saccagé...
— Ce devait être un avertissement.
— Pourquoi l'avoir tué ?
— C'est clair, Lucie. Réfléchis. Il s'est fait voler par le type qui a braqué le konbini et que Nino a tenté de rattraper. Ce même type que vous avez pris pour Minoru.
Elle ferma les yeux quelques instants et se racla la gorge.
— Je vois, souffla-t-elle d'une voix sinistre.
Elle était frustrée.
— Qu'est-ce qui motive ces tueries ?
— Les dettes et la concurrence, répondis-je entre deux inspirations. Par exemple, un fournisseur avance quelques kilos de came mais le vendeur dépense à mesure qu'il vend. Une fois la marchandise écoulée, il ne peut pas rembourser parce qu'il a dû baisser les prix pour ses clients. L'endettement peut aussi venir des carottages.
— Des quoi ?
— Des vols de marchandise. S'il n'a pas payé d'avance, celui qui s'est fait volé se retrouve dans la mouise. Ça peut se régler dans le sang. »
La douleur fut insupportable.
Je pressai mon ventre à deux mains. La nausée m'obligea à serrer les dents. Penchée sur moi, Lucie me frotta doucement le dos, ses grands yeux tout écarquillés. La douleur reflua peu à peu mais l'acide me colla au palais.
« Crampes ? » m'interrogea-t-elle d'une voix tremblante. J'acquiesçai et elle m'aida à m'allonger sur le futon. Je me sentis sombrer.
Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable.
*
[Narration : Lucie]
Le raffut des pépiements d'oiseaux m'éveillèrent à l'aube. J'avais laissé ma fenêtre ouverte et avais très mal à la tête. La veille, nous avions fêté la consécration de Takeo en tant que chef officieux de Nintaï. Le Black Stone s'était transformé en un carnage, avec des pogos partant dans tous les sens et des bouteilles siphonnées au goulot. Reiji était venu en coup de vent féliciter Napoléon et même le barman s'était adonné au crowd surfing !
Dans la rue en contre-bas, les brumes matinales s'effilochaient au fil des minutes. Jamais je ne me lasserais de ces quartiers aux pavés gris parfaitement égalisés, de ces maisonnettes à balcons et ces longs fils électriques entrecroisés aux lampions durant les jours de fête. La journée s'annonçait caniculaire, une journée de révisions à passer dans le salon climatisé de Sven.
Vers dix-sept heures, j'étais mentalement épuisée et malgré les litres de thé ingurgités, je somnolais en pensant qu'en rentrant, je devrais laver mon sukajan taché de bière à la main.
Au moment où je quittai la bijouterie, je reçus un appel de Jun.
Il m'invita à le rejoindre dans le grand parc où l'an passé, Minoru m'avait interrompu dans ma lecture pour me présenter les grandes figures de la faction de Takeo. Je déclinai d'abord l'invitation mais Jun insista, plaidant que je devrais me promener de nouveau dans un vrai parc et non dans un lieu où des colonies de grosses fourmis noires traversaient des feuilles mortes et où des voyous en plaquaient d'autres contre des troncs d'arbre.
« Merci, Jun. Mais je n'ai vraiment pas envie de sortir.
— Je te promets que ça te fera du bien. Au sommet de la montagne où que l'on tourne sa tête la vue est la même.* Viens parler d'arcs-en-ciel avec moi. On se retrouve à l'entrée sud dans trente minutes. »
Il avait raccroché.
*Proverbe japonais.
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\( ˙▿˙ )/\( ˙▿˙ )/ Merci de votre lecture !
Malgré le drame de ce chapitre, le crowd surfing du barman n'était pas prévu mais ça m'a fait marrer de l'écrire. Voilà ! Bisous et à la semaine prochaine avec Jun ! Et R.I.P. à notre cher vendeur...
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