33. La fuite de gaz

[Narration : Kensei]

Je me réveillai en pleine nuit, brûlant, sans savoir très bien pourquoi. J'avisai Lucie à côté de moi. Elle s'était enroulée dans la couverture, les deux oreillers enserrés dans ses bras et elle avait envahi les trois-quarts du futon tout en maintenant nos jambes imbriquées.

J'avais oublié de tirer les rideaux et son visage était entièrement baigné par la lune. Ses cheveux rouillés détachés lui retombaient sur les joues en épaisses mèches. Sans la réveiller, j'en repoussai une égarée sur son nez qui l'empêchait de bien respirer.

Au début de notre relation, je m'inquiétais constamment pour Lucie. Un nintaïen mal luné pouvait à tout moment passer ses nerfs sur elle. Curieusement, si les opportunités n'avaient pas manqué, son statut de secrétaire-étrangère-ignorante l'avait protégée, de la même manière que personne n'aurait songé à menacer la vieille secrétaire dont tout le monde savait qu'elle avait des problèmes de santé.

Mais depuis la rentrée, je craignais que Lucie soit de nouveau la cible de mauvais coups ou de manipulations pour me toucher. Pour l'instant, personne ne s'était aventuré à l'approcher de trop près. La menace de mes représailles tenait les gens à l'écart. Combien de temps ça durerait ?

Comme pour éloigner le mauvais sort, je fis ce geste de saisir la lune entre le pouce et l'index et me levai doucement du futon pour tirer les rideaux. Je contemplai une dernière fois la lune orange et me rendormis près de Lucie.

*

[Narration : Minoru]

Nino vint me cueillir au bas de chez moi. En quatre ans, c'était la première fois que ça arrivait.

Il fit quelques pas dans la rue avant de s'arrêter devant un distributeur de boissons. Qu'est-ce qu'il voulait, à quinze heures alors qu'il savait que j'allai partir courir d'une minute à l'autre ? Et pourquoi venir me voir seul, avec cette tête d'enterrement ?

Je surpris son regard acéré peser sur moi.

« Ichiro quitte Nintaï.

— Quoi ?

— Ouais, il interrompt son cursus. Okimoto l'a déglingué pour signifier à Fumito d'aller se faire voir pour de bon. Ichiro n'a plus aucun intérêt à rester à Nintaï.

— Attends ça veut dire que Takeo... Est le leader de Nintaï !

— On s'est appelés tout à l'heure. Inutile de demander des comptes à Clé-à-molette, c'est la vieille Chiba qui s'est chargée de tout.

— Takeo doit avoir la haine ! réalisai-je. Il voulait se battre pour cette place ! La victoire est trop facile pour lui.

— Il devra s'en contenter. La vraie bonne nouvelle c'est qu'il va pouvoir freiner le trafic à Nintaï.

Nino renifla et ajouta de son timbre métallique :

— Mais ce n'est pas pour ça que je suis venu te voir.

— Je me disais aussi...

— C'était toi, pas vrai ?

— De quoi tu parles ?

— Le mec qui a braqué le konbini.

Je le regardai de travers, bouche grande ouverte :

— C'est quoi, cette accusation ?

Il garda son masque froid, ses sourcils froncés sur ses petits yeux scrutateurs.

— Comme tu l'as déjà fait, je pensais que c'était toi, énonça-t-il d'une voix cinglante.

— P't'ain mec ! soufflai-je en élevant les bras. J'avais seize ans et j'ai volé une pompe à vélo !

À mon tour, je le dévisageai :

— Tu te souviens qu'après ça, je n'osais plus sortir de chez moi ! Alors braquer un konbini ? Ça ne va pas ? Tu ne tournes pas rond dans ta tête !

Nino m'expliqua.

À présent, s'il me faisait toujours face, son attitude était moins réfrigérante. Nos mains respectives plantées dans nos poches de jean et de jogging, nous nous regardions à peine.

— Maintenant que tu sais que ce n'était pas moi, tu ne t'excuses pas ? Clé-à-molette et toi m'avaient presque évité pendant ces derniers jours ! Vous avez dû vous faire plein de films !

— Faut nous comprendre aussi... T'as besoin de fric pour entrer à l'université et ce mec te ressemblait beaucoup.

Il était bouché ou quoi ?

— Ce n'était pas moi ! Pas moi ! Faut le dire combien de fois ? Tu vas informer Clé-à-molette, hein ? Si c'est moi qui le lui annonce, elle ne me croira pas !

— Mes non-excuses contre rassurer Clé-à-molette » répondit-il ton sec.

Nous nous serrâmes la main.

Sale petit joueur ! En même temps, s'il n'avait pas été là, Lucie se méfierait toujours de moi. J'avais eu chaud !

Nino relâcha ses épaules et bascula la tête en arrière. Il se retrouva en ligne de mire avec mes narines. Quand il s'en aperçut, il fit un pas en arrière, serra les mâchoires et me demanda :

« Pourquoi tu veux à ce point entrer à l'université ? T'as toujours dit que tu n'étais pas fait pour les études. C'est elle qui t'a mis ça dans le crâne ?

Je tressaillis :

— Tu crois p'têt que t'es le seul à pouvoir faire des études ?

— Crétin. J'te connais. Tu t'emballes dans des projets que tu ne termines jamais.

Tout le contraire de Kensei

Il ne le dit pas mais le pensa très fort. Je soupirai et me forçai au calme. Nino venait de me rendre un service énorme, il avait pris un gros risque pour connaître la vérité au sujet de ce braquage. C'était quelqu'un digne de confiance, un type sensible sous ses airs de démon irritable... Enfin, c'était ce que j'espérais.

— Mec, j'ai pas envie d'arriver à quarante balais et me dire que j'ai raté ma vie. Je ne veux pas avoir de regrets...

— C'est un peu tôt pour penser à ça, nan ?

— Moi j'arrête de faire l'autruche. Clé-à-molette a raison.

Sa bouche s'étira en un trait vers le bas :

— Pas sur tout.

— Non, ça c'est sûr, maugréai-je. En tout cas, l'avenir va arriver plus vite qu'on le pense. Ça ne sert à rien d'ignorer ça. Je considère que j'ai assez profité de mon insouciance. Si je continue à me voiler la face, j'vais droit dans le mur.

Ma réplique lui tira un maigre sourire.

— T'as un discours de vieux.

— Si Kensei...

Il leva ses yeux au ciel :

— Minoru, laisse tomber avec lui. Vraiment. Tu vois bien qu'ils sont amoureux.

— C'est une erreur, le corrigeai-je en sentant le sang battre à mes tempes.

— Je suis désolé que ce soit encore à moi de te le dire mais tu te trompes. Regarde-les attentivement : ils se sont trouvés.

— Ça me donne envie de gerber.

— C'est pas de chance, mon vieux. Évite mes pompes et essaie de trouver une autre nana parce qu'avec Clé-à-molette, c'est plié.

Je me penchai pour me retrouver à sa hauteur. C'était de bonne intention mais lorsqu'il s'en redit compte, son visage se contracta. Je me redressai aussitôt et essayai de parler d'une voix qui ne laisserait pas percer mon désespoir.

— Je suis sûr qu'avec le temps...

— Clé-à-molette t'a connu en même temps que Kensei. Elle l'a choisi, pas toi.

— C'est toi qui me fais mal maintenant.

Nino pinça les lèvres et me dévissa du regard :

— Faire le bien ne veut pas dire faire plaisir aux gens. Je t'énonce une vérité que tu ne veux pas entendre. C'est dur à encaisser mais 'faut que tu fasses avec. Tu gagneras du temps.

— Enfoiré, lâchai-je.

— On peut se convaincre de tout mais pas forcément des bonnes choses. Lâche l'affaire. »

J'aurais bien démoli Nino sur l'instant. J'aurais pu. Mais ses paroles me paralysèrent, me vidèrent, me firent frémir même ! Il m'observa encore un peu, sortit une clope de sa poche, la porta à la bouche et s'éloigna.

*

[Narration : Lucie]

L'air environnant stagnait. Pourtant, le meilleur moment de la journée au mois d'août se situait entre dix-sept et dix-neuf heures, lorsque lentement le soleil se couchait et baignait la terre d'une chaude lumière dorée. C'était un moment qui me rappelait que la vie était belle. Mais à cet instant, je ne l'appréciais plus.

« Pourquoi tu veux que je t'accompagne à ton konbini, Clé-à-molette ?

— Tu verras.

— J'ai autre chose à faire ! râla Minoru. Faut que je prépare la fête de Takeo ! Il a beau dire qu'il veut un duel contre Ichiro, il a atteint son but ! Ça sera sûrement au Black Stone mais 'faut que je parlemente avec le barman pour réserver le maximum de tables et...

Je le coupai :

— Je me fiche que Napoléon ait repris la place de Danuja ! Que grand bien lui fasse ! Non, j'ai des grosses courses et j'ai besoin de bras forts pour m'aider à les porter.

Il grogna, les mains enfouies dans les poches de son treillis.

— Nino t'a dit qu'il m'avait confondu avec un type ! Tu veux l'entendre de la bouche du vendeur, c'est ça, hein ?

— J'ai besoin de tes bras !

— Pour les courses d'un konbini ? Tu plaisantes ! T'achètes le rayon entier de gâteaux ou quoi ? La dernière fois, je comprends... Il y avait le gros bouquet de fleurs.

Il s'interrompit :

— Et d'abord, tu ne peux pas demander à Kensei ?

— Il travaille au garage.

— Tu ne peux pas attendre qu'il ait fini ? Hé, quoi ! s'exclama-t-il. Tu m'appelles seulement quand il n'est pas disponible ! J'suis quoi, moi ? Un bouche-trou ?

— Ne sois pas comme ça !

— C'est toi qui...

— Ah ! Nous y voilà ! »

J'avais hâte de voir la réaction du vendeur. Si mon Opossum était l'auteur du braquage, je le saurai immédiatement.

Alors que le konbini se trouvait à une centaine de mètres de là, Minoru stoppa net, étrécit ses yeux, tendit l'oreille et se concentra dans son écoute. Mon rythme cardiaque s'accéléra et ma bouche devint sèche : peut-être ne s'attendait-il pas à y retourner en ma présence.

Soudain, j'entendis le bruit d'un jet d'air fort et constant. Le genre de bruit que produisait... Une fuite de gaz.

Le son ébranla l'air.

Le corps entier de Minoru se crispa en même temps que nous parvenions à la même constatation. À cet instant, le konbini explosa dans une puissante déflagration. La détonation nous creva les tympans.

Minoru se jeta à plat ventre sur le sol en m'entraînant. Il glissa sur moi et plaça ses mains sur sa tête. Par chance, aucun débris n'arriva jusqu'à nous.

À peine quelques secondes s'écoulèrent sous les crépitements et les petites explosions. Haletante, je levai les yeux. Mon champ de vision fut brouillé par les flammes qui se propageaient, le feu qui dévorait tout et la fumée noire et épaisse qui s'était emparée de la rue. L'incendie se propagea dans les maisons jouxtant le magasin.

Une ombre se tenait immobile au coin de la rue ; le vendeur du konbini était en pleurs, à genoux sur l'asphalte noir. Aucun son ne sortait de sa bouche déformée par son cri muet.

On aurait dit une scène de guerre.

« Allons-nous-en » souffla Minoru à mon oreille. Il se dégagea et m'aida à me relever alors que lui-même titubait. Nous parcourûmes quelques mètres, le dos courbé, aveuglés par la fumée. Il m'entraîna dans une rue parallèle où nous nous assîmes derrière des voitures stationnées. Là, nous crachâmes nos poumons encrassés.

Ma tête tournait, j'étais à bout de souffle et mon rythme cardiaque ne ralentissait pas. Minoru épongea son front de sa manche et m'inspecta. Il avait le visage et les bras égratignés et des coupures cinglaient ses joues. Les alarmes des ambulances, des pompiers et des voitures de police retentirent. « Allons chez moi... » proposai-je. Minoru secoua négativement la tête.

Au milieu du vacarme des alarmes, du feu et des riverains qui accouraient vers le konbini, un cri déchira le ciel. Nous nous allongeâmes sur le bitume pour regarder en-dessous de la voiture. Non loin de nous, quasiment masqué par la fumée noirâtre, un individu vêtu d'une chemise orange vif et armé d'un couteau écrasa la nuque d'un homme. À sa vue, des ondes glacées me pénétrèrent la poitrine : c'était l'un des yakuzas de l'oncle de Yuito ! Il s'accroupit sur l'homme, abaissa son couteau sur une oreille et la trancha. La victime hurla en se tenant son crâne amputé.

Le yakuza se releva : « C'est pas du travail ça ! Le vendeur devait se trouver à l'intérieur ! » L'homme geignit et tenta de ramasser son oreille. Le type à la chemise orange écrasa le membre coupé sous sa semelle et le vrilla sur le bitume pour le mettre en charpies. Je me tordis en deux et vomis sur un pneu.

Minoru m'emmena chez la mère de Nino.


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Merci de votre lecture ! ٩(◕‿◕。)۶

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