31. La proposition

[Narration : Lucie]

Nous avions trouvé Minoru au Maruschka, parfaitement à l'heure. Il ne portait pas de treillis mais un jogging. Bien entendu, il transpirait, comme s'il avait dû courir sur une longue distance. Mais Minoru était un coureur expérimenté habitué à l'effort et tous les membres de la bande transpiraient aussi en raison du climat estival.

Pourtant, je ne pouvais me défaire de l'expression de Nino devant le konbini, de son intervention rapide et du sérieux avec lequel il avait interprété la situation. Plus je me repassais la scène du vol en tête et plus je me figurais qu'il était plausible que Minoru ait pu être le braqueur. Mais dans le bar, il n'avait pas montré le moindre signe de nervosité.

J'étais troublée. Pendant plusieurs jours, je retournais dans le parc minable situé près de la zone industrielle dans lequel j'avais aperçu Fumito discuter avec Eisei. La verdure de cet espace était toujours aussi peu foisonnante et les arbres semblaient morts. Le point d'eau était quasiment asséché et laissait entrevoir quelques pauvres roseaux pourrissant sur pied. Je faisais semblant de me promener, partais et revenais plus discrètement. Je ne savais pas moi-même ce que j'attendais de mes rondes qui me prenaient un temps considérable sur mon calendrier de révisions universitaires.

Peut-être qu'après tout, Fumito et Eisei ne reviendraient jamais dans ce parc. C'était le plus sensé : les individus qui ne veulent pas se faire remarquer changent toujours d'endroits pour se rencontrer.

Au bout d'une semaine, je compris que la personne que je m'attendais à surprendre n'était autre que Minoru, en compagnie de Fumito ou d'Eisei. Peut-être que l'Opossum avait des comptes à leur rendre. Après tout, il avait toujours était lié à la drogue : du fait de ses fréquentations, de sa consommation, de l'histoire du suicide de son frère qui n'était pas claire... Je me serinais intérieurement de me livrer à de telles suspicions. Il avait déjà tant souffert !

L'idée que Minoru joue un double-jeu me faisait mal. M'avait-il caché un pan entier de sa personnalité ? Je m'étais attachée à son image de fripon jeteur de bonne humeur et avait du mal à envisager qu'il soit quelqu'un de plus secret, de beaucoup plus sombre. Il était si facile de se tromper sur le compte des gens...

Les cheveux enfouis sous mon t-shirt, j'étais campée à l'ombre derrière un arbre au tronc large. Ma résolution était prise : c'était le dernier samedi après-midi que je perdais ici. Accroupie dans l'herbe jaunâtre, j'observais la ligne grouillante tracée par une colonie de fourmis. Aucun promeneur ne s'était montré depuis mon arrivée, une heure plus tôt.

Je jetai un coup d'œil à mon sac contenant mes cours et commençai à suspecter que j'étais folle. Pourquoi me cacher dans un parc désert et désolé alors qu'une montagne de révisions m'attendait ? Pendant quelques secondes, je pesais le pour et le contre de ma décision d'abandonner mes excursions absurdes, lorsque des individus s'amenèrent sur un sentier. Ils s'arrêtèrent et plaquèrent un homme contre un arbre.

Mon rythme cardiaque s'accéléra, je savais bien qu'ils reviendraient !

Eisei et Fumito se tenaient à quelques pas d'Ichiro, de Buntaro et même de Reizo !

De ma cachette, je distinguai nettement l'allure négligée de Fumito, de ses cheveux hirsutes à ses yeux rouges. Il avait saisi par le col un colosse habillé en noir et le maintenait fermement contre l'arbre. Je crus un instant qu'il s'agissait de Yuito, avant de réaliser que c'était en réalité son jeune demi-frère, Okito.

Silencieusement, je quittai mon tronc pour me rapprocher sur le côté. Ils étaient tous concentrés sur le geste de Fumito. Celui-ci gronda :

« Alors, t'évites ton frère ?

Sa voix éraillée déclencha en moi des frissons. Nullement impressionné, Okito haussa les sourcils.

— J'te connais pas, t'as jamais existé pour moi. Mon seul frère, c'est Yuito.

La mâchoire de Fumito se contracta. Les caïds retinrent leur respiration. Seul Eisei, resté à l'arrière, demeura impassible : il semblait superviser la rencontre. Les trois autres encerclèrent Okito comme s'ils craignaient qu'il ne s'échappe. Sous sa tignasse platine, Ichiro lança des regards à Buntaro-la-Montagne pour qu'il reste en alerte tandis que le front de Reizo se couvrit d'une pellicule de transpiration.

— Tu peux parler, toi ! s'étrangla Fumito en serrant la gorge d'Okito qu'il retint plaqué contre l'arbre. T'as été élevé dans le cocon de papa et maman ! Moi, on m'a envoyé chez l'oncle. Ça ne t'a pas choqué ?

— Ça m'allait très bien, rétorqua Okito de sa voix sépulcrale. Si t'étais pas sorti de taule avec le fric de l'oncle, on aurait eu la paix !

Fumito le frappa au menton tout en gardant son cou serré dans sa main. Okito ne bougea pas.

— Tu devrais traiter ton grand-frère autrement... Ton vrai grand-frère ! Moi ! s'écria Fumito, fou furieux.

Il rapprocha son visage mauvais et glissa :

— Yuito, c'est le fils d'une chienne que notre père a rencontré par erreur !

J'étais médusée. Rien physiquement ne portait à croire que Fumito et Okito étaient frères. Ce dernier ressemblait bien davantage à son demi-frère, Yuito.

Un foudroiement me transperça : Fumito était également le demi-frère de Yuito ! Celui-ci le savait-il ? Le cas échéant, pourquoi Yuito et Okito auraient-ils caché leur lien de parenté avec Fumito alors que tout le monde le recherchait activement à sa sortie de prison ?

La réponse me vint en même temps que Fumito relâcha d'Okito. Il lui asséna un nouvel uppercut au visage avant de se reculer d'un mètre environ. Okito cracha par terre et essuya sa bouche enflée d'un revers de manche.

— Si on nous a séparés, siffla-t-il, ce n'est pas pour rien. Les parents ont vite pigé que t'étais une raclure et que tu serais incapable de gérer les affaires ! Même maman a tiré un trait sur toi !

Fumito haussa nerveusement les épaules en retroussant son nez épaté :

— Ces ordures se sont débarrassées de leur fils aîné ! Ils n'avaient le droit ni de m'envoyer chez l'oncle ni de m'interdire de t'approcher !

— Tout le monde se doutait que t'aurais une mauvaise influence : sur moi, sur les affaires, sur le clan...

— Ferme-là, merdeux ! »

Abasourdie, je respirai profondément. Alors que tout le monde à Nintaï pensait qu'Ichiro faisait partie d'une famille mafieuse, c'était en réalité Okito et Yuito qui avaient gardé secrète cette filiation !

Le souffle court, je reconstituai leur histoire. Le père yakuza était le dénominateur commun des trois voyous. Entre les naissances de Fumito et d'Okito, il avait dû avoir une aventure extra-conjugale dont été né Yuito. Tout s'éclairait.

Les deux clans yakuzas en jeu étaient donc ceux du père et de l'oncle. C'était sûrement celui de ce dernier qui, ne respectant vraisemblablement pas les règles, avait racketté Jun, fait chanter Ryôta et Minoru et nous avaient enlevés.

Fumito s'avança de nouveau vers Okito qui, sans compter sa banane, le dominait d'une bonne tête.

« Rejoins-moi, lui lança-t-il sur un ton qui se voulut persuasif. Je suis en phase de réintégration dans la famille de l'oncle.

— Tu dis ça mais il te manque une phalange, remarqua Okito sans se laisser démonter.

Fumito l'ignora :

— Ce n'est rien. Il a besoin de moi pour fusionner les clans.

— Père n'a encore rien dit à ce sujet, répliqua Okito. Ça m'étonnerait qu'il accepte la proposition de l'oncle et te laisse rentrer chez nous. T'es la honte de la famille en plus de t'être faire gauler et foutre en taule !

Fumito écrasa son poing dans son abdomen. Cette fois, Okito geignit et se courba. Après qu'il eut repris son souffle, il redressa la tête et jeta un coup d'œil à Buntaro qui se tenait prêt à intervenir s'il tentait de riposter. Il plissa les yeux et bomba le torse face à Fumito.

— Je suis toujours le seul à prendre des risques ! se défendit celui-ci. Eisei a géré le coup en mon absence et le business de l'oncle s'agrandit. Bientôt, père sera bien obligé m'accueillir sinon c'est moi qui ferai couler le clan ! menaça-t-il.

Plus il parlait et plus j'avais la désagréable sensation qu'il était complétement désaxé. Sa démarche, son visage, son regard et même sa voix étaient déséquilibrés et donnaient l'impression de perturber l'atmosphère.

— Si tu choisis de coopérer avec moi, je t'offrirai une place de choix quand je serai à la tête de...

— Te fais pas d'idée là-dessus, le coupa Okito. Je suis le premier en ligne pour la succession. Toi, t'as déjà été écarté !

— Je suis l'aîné ! beugla Fumito.

— T'es le crasseux, ouais ! »

Fumito ne retint pas la violence de son coup. Okito se plia encore mais de constitution solide, il masqua sa douleur. Tout en se passant la main sur le visage, Fumito recula jusqu'à Eisei avec qui il échangea un regard. Il prit une inspiration et apostropha Okito :

« Écoute, je suis à deux doigts de tenir Nintaï. Dans un an, Takeo sera diplômé et quittera le coin.

— Tu oublies Naoki. Il n'a aucun adversaire. Et Mukai, qui finira par démolir Toshi s'il bouge le petit doigt.

À l'allusion de son petit-frère qui n'avait su s'imposer, Eisei eut un rictus d'énervement. Fumito réagit :

— Ils ne vaudront plus rien une fois que Takeo sera parti. Je lui laisse ce répit, parce qu'il n'a aucun intérêt à remettre les pieds à Nintaï. La zone industrielle sera mon premier terrain !

— Ichiro a déjà essayé de me convaincre. C'est mort ! annonça Okito sans une once de peur sur le visage. Tant que Takeo sera à Nintaï, vous n'atteindrez ni l'établissement ni la zone industrielle.

— T'es bouché ou quoi ? Ce n'est que temporaire ! Il va partir, ton Takeo !

— Vous oubliez que le clan n'est pas le seul sur le coup.

— C'est pour ça que la fusion...

— Tu peux rêver ! contesta Okito sans se démonter.

— Tu sais ce qui est arrivé à Satomu, hein ? Tu sais ce qui arrive aux gens qui te protègent ?

Okito ne dit plus rien.

— Père le payait en fait, hein ? Tu parles d'un garde du corps !

— T'es un nuisible. On n'a pas besoin de toi.

Le visage de Fumito se congestionna :

— Tu préfèrerais intégrer Yuito, au lieu de ton vrai frère ?

Okito réfuta :

— Yuito est hors-jeu, il ne s'intéresse pas à nos affaires. Père et lui ne se parlent plus et il ne compte que sur lui-même. Laisse-le en dehors de cette merde.

Ses mots firent place au silence. Fumito piétina le sol comme s'il voulait le débarrasser de tous ses graviers et feuilles mortes. Mal à l'aise, Reizo et Ichiro tentèrent d'attirer l'attention d'Eisei, toujours en retrait.

Quelques secondes s'écoulèrent.

— Tu ne comprends rien, déclara finalement Fumito en articulant de telle sorte que son visage apparut encore plus dissymétrique qu'il ne l'était.

L'autre se contenta de l'affronter du regard.

— Tu ne comprends vraiment rien ! tonitrua le dément.

Okito secoua la tête d'un air de pitié.

— C'est toi qui ne va pas bien. Tu t'es foutu dans un pétrin pas possible. T'arrives même plus à te rendre compte que t'as franchi les limites. Tu prétends être mon frère mais pour moi t'es rien. T'es rien qu'un con qui a rendu ma mère folle.

Contre toute attente, Fumito éclata de rire.

— Je l'ai rendu folle, moi ? Mais pauvre vieux, elle a toujours était complètement détraquée !

— Ferme-là ! Parle pas d'elle comme ça !

— Bah ! On n'y peut rien ! Hé, p'tit frère, pense sérieusement à ma proposition. Tous les deux, on peut aller loin. Plus loin que père et l'oncle ! Ce serait dommage de répéter leur erreur...

— Va te faire voir, Fumito !

— Qu'est-ce que t'es désagréable ! J'te laisse-ça pour cette fois. Mais je reviendrai te voir, au cas-où tu changes d'avis. Et si tu veux me contacter, va voir Ichiro.

L'intéressé approuva en remuant son bec de lièvre.

— Fous le camp de la zone ! gronda Okito.

Fumito le saisit par le col et avança tout près son visage du sien. Il s'exprima d'un ton froid et menaçant.

— Nan, j'vais te dire, moi, c'est toi qui va partir d'ici. Maintenant. Si t'a pas disparu dans la minute, les types autour de toi, dit-il en lançant un regard à ses acolytes, vont s'occuper de ta face de rat. Pigé ? »

Okito le fusilla du regard, releva le menton et se détourna. Lorsque je tentai de suivre son cheminement par le trou dans les feuillages, il avait déjà quitté le parc.

Eisei s'avança vers Fumito, lui mit une tape dans le dos et leur clique disparut. Je m'autorisai enfin à me relever, des crampes traversant mes jambes. Appuyée contre l'arbre, je vomis mon déjeuner.

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Merci de votre lecture ! (^▽^) Si vous avez des questions par rapport à ce chapitre (ou à d'autres d'ailleurs), n'hésitez pas à me demander !

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