23. Les éclaircissements

[Narration : Lucie]

« Tu te montes vraiment la tête ! Peut-être que le vendeur fait un petit trafic de bières, voilà tout ! Peut-être qu'il triche un peu sur les comptes mais il ne doit rien y avoir de bien méchant là-dessous. T'sais, un mec qui fait banqueroute ou se fait virer de son taff a plus de problèmes avec sa femme qu'avec son banquier...

— Tu as sûrement raison, acquiesçai-je en repensant à toutes les réductions que le vendeur m'offrait.

Minoru soupira.

— Les gens biens ne le sont jamais autant qu'on le croit.

Dans un sentiment de maniaquerie, je tendis le bras pour remettre droit le col de sa veste.

— J'aime bien quand tu fais attention à moi comme ça, dit-il. Même si c'est juste pour remettre mon col...

— Tu es énervant.

Il m'était pourtant impossible de lui en vouloir. Comment, en considérant ses grands yeux bruns pétillants, sa large bouche rieuse, le fin réseau de petites rides d'expressions qui parcouraient son visage, se fâcher contre lui ? Cela m'était impossible. Je relançai la conversation pour mettre un peu de distance entre nous.

— Quant à Eisei, repris-je. Je ne peux pas te décrire ce que j'ai ressenti lorsqu'il m'a parlé. J'ai eu l'impression qu'il savait tout. Absolument tout de ce que nous avions découvert ces derniers jours.

— Ouais... approuva Minoru d'un ton grinçant. Il sait que t'entretiens toujours des liens avec la faction de Takeo et ça a dû le mettre mal à l'aise.

— C'est aussi ce que je pense.

— Tu parles ! argua-t-il en secouant négligemment sa grande main, manquant de faire tomber les fleurs coincées sous son bras.

— Pardon ? m'exclamai-je.

— Tu n'as pas la mentalité pour comprendre ce qui a pu se passer dans la tête d'Eisei. Face à toi, il s'est mis en danger.

— Il ne sait sûrement pas que je les aies vus avec Fumito. Il ne se doute pas que sa machination ait été découverte.

— Tu marques un point, admit-il. J'ai eu... Un instant comment dire ? Tu sais, Eisei et Kensei n'ont jamais été en très bons termes de toute façon. Ça ne m'aurait pas surpris qu'il ait cherché à te faire du mal.

— À cause de la nymphe, c'est ça ? L'ex de Kensei qui a plaqué Eisei après avoir essayé de le rendre jaloux ?

Les yeux de Minoru s'agrandirent.

— Comment tu sais ça, toi ?

— Nino. Ensuite, Kensei m'en a parlé.

Minoru passa lentement la main sur son visage, la nuque renversée en arrière. Il eut l'air dégoûté.

— Dis, Minoru... Qu'est-ce que tu penses du fait que Fumito ait eu un doigt tranché ?

Il jeta un coup d'œil à mon pendentif.

— Qu'est-ce que Kensei a suggéré, lui ?

Je m'étonnai qu'il me retourne la question.

— Il a trouvé ça louche. En fait, il m'a dit que la plupart des clans ne faisaient plus ça aujourd'hui, qu'ils laissaient les jeunes partir en leur faisant promettre de disparaitre et de ne plus utiliser le nom du clan pour leurs propres affaires.

Minoru acquiesça.

— Ouais, si tu coupes ton doigt, t'as du mal à te faire réintégrer dans la société. Fumito est tombé sur un boss pas très conciliant – celui qu'on a vu, ajouta-t-il en se frottant mécaniquement la mâchoire. Ou alors il s'est fait punir. »

Nous parvînmes au pied de ma résidence. Minoru leva la tête, recula un peu dans la rue pour examiner le bâtiment et s'approcha de nouveau de la porte d'entrée. Je me tournai vers lui pour reprendre mes achats et le remercier de les avoir portés.

« Quel peut être le sens de la vie de personnes comme Eisei ? Tromper son monde pour mieux l'écraser ? Se ruiner la santé pour s'envoyer de temps en temps au paradis et finir en cure de désintoxication ou avec des phalanges en moins ?

— J'en sais rien, Clé-à-molette, reconnu-t-il. Je ne connais pas les motivations de ce genre de mec. S'il est assez fourbe pour avoir trompé Miike, son ami, il doit être capable du pire.

Dans ma tête, je visualisai l'ancien leader du club de photographie : un type maigre portant un bouc en contraste avec des cheveux décolorés hirsutes, aux pommettes saillantes surmontées de lunettes aux verres orange. Un prétendu leader qui suivait à la lettre les décisions d'Eisei, en permanence reclus dans la salle de son club, à s'enivrer des odeurs entêtantes d'encre et de papier glacé.

— Qu'est-ce qui te fait dire que Miike est tout à fait honnête à ton égard ? Il est peut-être dans la combine, lui aussi.

Minoru secoua la tête :

— Je le connais bien, il ne sait pas mentir. On se voit encore, de temps en temps. Il a été embauché comme petite main dans des bureaux journalistiques pas loin de chez moi.

Il écarta les bras et énonça avec désinvolture :

— En fait, Miike se fait déjà exploiter par ses patrons mais il a déjà de la chance d'avoir trouvé un emploi, même minable. Bon, faut dire aussi qu'il n'en a pas vraiment cherché non plus...

Je lui lançai un regard fugace.

— C'est ce que je me tue à vous dire, Minoru. À toi et à toute la bande : L'élément tragique pour l'homme moderne n'est pas qu'il ignore le sens de sa vie mais que cela le dérange de moins en moins. C'est de Vaclav Havel. Tu n'es pas d'accord ?

— Moi, je ne vois pas trop le sens de la vie. Enfin si, il y en a deux en ce moment. Intégrer une université de sport et...

— Participer aux Jeux Olympiques, le coupai-je.

— Ouais, on va dire ça.

Minoru eut un silence et reprit :

— J'imagine que tu ne me feras pas monter.

J'eus un peu mal pour lui.

— Ton objectif était de savoir où j'habitais, le contrai-je pour ne pas entrer dans son jeu. Je compte sur toi pour prévenir Takeo et Nino de ce qu'il s'est passé aujourd'hui au konbini. Moi, j'en parlerai à Kensei.

J'insistai sur son nom. Minoru hocha la tête, l'air absent, avant de déclarer d'une voix forte :

— Compte sur moi ! »

Minoru se détourna pendant que je composai le code d'entrée et ouvrai la porte. Une fois que je l'eus refermée, il approcha son visage contre la vitre teintée, me lança un sourire franc et cria contre la paroi, les mains placées en porte à voix : « Si tu tombes de ton lit, n'hésite pas à m'appeler ! »

*

J'avais besoin d'éclaircissements. Qui pour cela de mieux placé que Nino ?

À ma demande, il m'avait envoyée promener. Découragée, j'avais pourtant dès le lendemain découvert avec surprise une enveloppe non affranchie dans ma boîte aux lettres. Minoru avait dû donner mon adresse à toute la bande... Et Nino avait saisi cette occasion.

[Lettre]

« Salut Clé-à-molette. Après que t'aies lu cette lettre, déchire-là et jette-là dans plusieurs poubelles.

J'ai bien réfléchis et je crois qu'avec tout ce que tu sais déjà, on n'a plus rien à craindre. Tu as été aussi retournée que nous en comprenant que Eisei s'était fichu de tout le monde. Maintenant, tu essaies de faire le lien avec ces derniers mois à Nintaï, hein ? Si tu étais en face de moi, tu hocherais la tête. »

Il me connaissait bien.

« En début d'année dernière, tu as vu Satomu empoigner Ichiro par le col contre le mur. Dit en passant, Satomu n'avait rien à voir avec le trafic, c'était juste un bon président et leader qui n'aimait pas qu'on mette la pagaille dans son groupe. Enfin, bref. Il est mort de toute façon. Ne va pas croire que ça ne me fait ni chaud ni froid, d'écrire ça. J'essaie juste de faire la part des choses et de les restituer telles qu'elles sont. On en revient à l'altercation : ce que tu croyais être un évènement secret n'était en fait qu'une mise en scène.

Ichiro s'est débrouillé pour se faire menacer par Satomu devant un témoin qui aurait pris l'altercation pour un conflit confidentiel. Je vais être plus clair : Ichiro s'attendait à ce que toi, la nouvelle fouine de service, les surprenne. Pourquoi à ton avis ? Parce que si ça avait été Shôji, il s'en serait moqué puisque lui était habitué à ce genre de dispute. Toi par contre... Tu arrivais seulement. Le but de l'opération était que Takeo soit informé et soit mis sur une fausse piste en inversant les rôles de Satomu et d'Ichiro. Okay, tu me suis ?

Et là tu vas te demander ce que vient faire la photographie de toi, petite fouineuse, en train de les espionner. Ça, c'est un coup de Miike. »

Je retins ma respiration. 

« Il nous a trahis, lui aussi. C'est dégueulasse, pas vrai ? Minoru ne le savait pas encore. Je le lui ai dit aujourd'hui et il ira mettre cette lettre demain dans ta boîte aux lettres. C'est à lui que ça fait le plus mal, il était persuadé que Miike était notre allié pour nous aider à élucider les secrets de l'enquête du trafic de drogue.

C'est Miike lui-même qui a pris ce cliché pour te mettre la pression. Il ne te l'a jamais dit, hein ? Excuse-le, il ne voulait pas être sur ton dos. Bref, en parallèle, Miike nous a clairement encouragés, par le biais de Minoru, à ne pas nous concentrer sur Satomu mais sur Ichiro. Tu vas te dire : Mais c'est idiot ! C'est justement sur Satomu que Miike aurait dû nous inciter à porter nos soupçons, pas sur le mec avec qui il était complice... Eh ben, non. C'était malin de sa part. Prends le raisonnement à l'envers : ça aurait été trop suspect de parier directement sur Satomu, le grand méchant de service. Nous interroger sur Ichiro, moins exposé dans l'affaire, permettait au contraire de nous faire douter de l'intégrité de Satomu. Qui aurait dénoncé son pote, hein ? En plus, ça vous a mis en confiance, toi et Minoru. Et puis, Miike est comme nous tous : il aime le risque et l'adrénaline. Ça a dû l'exciter de vous mettre volontairement sur la bonne voie. Et dire que malgré que tout ça, on a eu du mal à remonter jusqu'à lui !

Maintenant que tu es un peu perdue, tu reviens à ta question : pourquoi Miike a-t-il décidé de prendre une photo de toi à ce moment ? Minoru a avoué à Miike qu'il était amoureux de toi. Devine ce qu'a fait le faux bon copain-mentor ? Il lui a montré le cliché pour que lui aussi perde les pédales... Et nous influencer au passage. Il faut comprendre Minoru : il avait peur que ce cliché compromettant t'attire des ennuis. Il s'est débrouillé pour te transmettre la photo au secrétariat.

Pour ce qui est de Kô, le première année à la crête violette... Disons que c'était une surprise non voulue. Il n'aurait pas dû se trouver sur les lieux de l'altercation. Kô a aussi réellement cru que Satomu menaçait Ichiro et il n'a pas non plus remarqué la présence de Miike. Ça a bien servi les intérêts de celui-ci.

C'est bon, Clé-à-molette ? Tu te sens mieux ? Je suis sûr que non. Attends, ce n'est pas terminé. Minoru et toi ont été plus loin dans vos recherches que ce que Fumito, Eisei et Miike avaient imaginé. Pensant qu'il était de notre côté, Minoru a appelé Miike pendant que vous preniez un café. Cette enflure a dû se dire que c'était l'occasion de vous gruger. Il a pris un gros risque en vous dévoilant que Satomu surveillait Okito. Comment connaissait-il cette information ? Satomu pensait aussi que Miike était son pote, il a dû se confier à lui. Bref, en prétendant vouloir nous aider, Miike nous a mis dans sa poche et a gardé Eisei de tout soupçon. À partir de maintenant, tu te dis que Ah oui, au fait, c'est vrai que Satomu surveillait Okito... Pour quelle raison ? Ça, c'est une information que je ne peux pas te révéler – personne d'ailleurs. C'est la vie privée d'Okito, respecte-là.

Il te reste un évènement en tête : l'énorme baston derrière le garage Kobayashi contre Juro et le lycée Kawasaki. Ah, ça ! C'en était une belle ! On a été surpris que les cinquièmes années nous rejoignent sur le terrain alors qu'ils nous avaient prévenus qu'ils ne participeraient pas. En réalité, maintenant tu te doutes bien que c'était une tactique, encore une fois pour masquer les soupçons. En arrivant aux côtés de Takeo, Eisei lui a immédiatement dit que les cinquièmes années se réservait les lycéens de Kawasaki. Ainsi, Eisei et Miike n'avaient pas à se battre contre leur propre camp : les quatrièmes années d'Ichiro. Malin, hein ?

Pour finir, ce sont vos excursions à Jûsô et Nishinari, Ryôta, Minoru et toi qui ont tout fait basculer. Fumito a dû prendre contact avec Eisei pour lui dire de faire attention. À quoi ? Ça, on n'en sait pas encore grand-chose.

Voilà, tu es contente ?

Si ce n'est pas le cas, de toute façon, je n'ai rien de plus à te dire.

Bye.

Nino. »


→ ★

Merci de votre lecture !

(>-<)━☆ Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top