21. L'autre regard
[Narration : Lucie]
Il était trois heures du matin et Leandro avait envahi mon canapé. J'avais sorti une couverture et prêté un oreiller.
« Désolé pour le dérangement, dit-il avec son grand regard de biche contrite.
— Penses-tu ! Pour une fois que je peux te dépanner... »
Leandro avait perdu ses clés : il ne pouvait plus rentrer chez lui et ne voulait pas réveiller Yoshi qui passait un oral plus tard dans la matinée. Il ne pouvait dormir chez Shizue du fait qu'elle habite dans une résidence universitaire et entre Sven et moi, j'habitais le plus près.
Une fois arrivé à mon appartement, Leandro s'était souvenu qu'il aurait pu dormir dans un manga café mais puisqu'il se trouvait là, autant qu'il reste.
Il me fit une place sur le canapé pour me laisser verser du chocolat chaud dans nos tasses.
« Dis, ça fait un moment qu'on n'est pas allés tous ensemble en boîte ou dans un bar.
J'acquiesçai. Il fixa un point dans le vide.
— Je suis sorti avant-hier, avec une nana – ne me dispute pas. C'était juste pour s'amuser. Eh ben, j'ai réalisé une chose : les Japonais ne savent vraiment pas faire la fête. En une heure, ils sont ivres autour d'une table et finissent en loques dans le métro. Les jeunes essaient pourtant. Ils vont dans des salles de concert, des clubs... Mais c'est toujours pareil : tu arrives à cinq, tu bois, tu danses en faisant semblant de t'éclater et tu repars sans-même avoir essayé de rencontrer des gens.
— Peut-être qu'ils veulent juste s'amuser entre eux.
— Ils n'en ont pas l'air en tout cas ou alors c'est vraiment forcé.
— Tout le monde n'est pas aussi délirant que toi.
— C'est sûr, dit-il. Mais quand même, ils pourraient faire preuve d'un peu de créativité dans leurs soirées !
— On s'amuse bien dans les karaokés, non ?
— Je vomis les karaokés !
— Au moins, c'est clair. Et je suis de ton côté.
Il élança ses bras en arrière pour s'étirer.
— Ah, bella ! L'Europe me manque, parfois !
Je lui tapai sur l'épaule, un peu compatissante et bientôt, le sujet dévia sur Kensei. Leandro me regarda de travers, la mine affolée.
— Si une fille me faisait ce genre de déclaration, je prendrais mes jambes à mon cou ! s'exclama-t-il.
— Les première secondes, je suis restée paralysée.
— Chacun sa réaction, commenta-t-il en passant une main sur son visage basané. Se marier ? Le flip !
Il but un peu de chocolat, déclara qu'il était bon et reposa sa tasse sur la table.
— C'est fou qu'il veuille s'engager. Lucie, ce n'est pas contre toi mais à vingt ou vingt-et-un ans, tu as le temps de tomber amoureux encore au moins cinq fois dans ta vie !
— Je suis plutôt d'accord avec toi... Mais si tu sens que c'est la bonne personne ? Si toutes les fibres de ton corps te le rappellent constamment ? Tu crois que rester avec la même personne relève d'une condamnation masochiste parce qu'aux yeux de certains c'est trop jeune ? Je ne sais pas, hein ! À force, je me pose la question.
Leandro se gratta distraitement le menton.
— Scientifiquement parlant, l'amour, ce n'est que des réactions chimiques dans le cerveau. Ensuite, la tendresse et les habitudes prennent le relai... Le premier amour dégage énormément de dopamine : c'est pour ça qu'il est vécu de manière si intense. On peut retomber amoureux mais ce ne sera jamais aussi puissant que la première fois.
— Si c'est pour jouer les chimistes...
— Tu me poses une question, je te réponds. Ça ne reste qu'une petite molécule biochimique ! La même qui se déclenche quand tu manges du chocolat !
— Bien vu.
— Il est bon d'ailleurs, celui à la framboise, là...
— Ressers-toi.
Il ne se le fit pas redire.
— Je pense que c'est dommage, voire du gâchis de se marier si tôt, insista Leandro en repliant ses jambes sur le canapé. Ce mec est un peu irréaliste, non ?
— C'est ce que j'ai pensé. Mais plus j'y réfléchis et plus je me dis que ce n'est pas si fou. À quoi bon se mettre des barrières ? En plus, ça faciliterait mes démarches pour l'immigration.
— Tu veux les papiers, en fait ! Avoue !
— Leandro !
— Pour vous deux, ce n'est pas une barrière, c'est une muraille ! Je croyais que tu étais un peu raisonnable mais tu commences à me faire peur.
— Tu as déjà été amoureux ?
Leandro découvrit ses paumes grandes ouvertes devant lui, faussement irrité.
— Oui, une fois... J'ai bien cru que j'allais en crever !
— Toi, amoureux ? répétai-je, surprise. Tu m'as l'air normalement constitué, tout d'un coup !
Il eut un petit sourire.
— Toi aussi en décembre, tu as cru que tu allais mourir. Ou plutôt, tu t'es laissée dépérir. Sérieusement, tu avais l'air d'une malade en phase terminale.
Il m'adressa un regard doux, plein de compassion et sourit de plus belle.
— Et regarde, au final, tu es toujours vivante, les yeux secs et le rose aux joues ! Une fois que tu as compris ça, tu peux commencer à enchaîner les rencontres, sachant que tu ne souffriras plus jamais autant !
— Leandro... Nous nous sommes remis ensemble, Kensei et moi.
— Ta rupture, me coupa-t-il, peut avoir agi comme une sorte de vaccin. Tu peux à nouveau être touchée par le mal mais tu posséderas déjà les anticorps pour te défendre et lutter.
Je touillai la cuillère et créai un petit tourbillon dans mon chocolat chaud. Même après avoir cessé de remuer, il continua à tourner. Un peu comme mon cerveau à propos de mon histoire d'amour.
— Ma survie, je la dois en grande partie à quelqu'un.
— Et je devine que ce n'est pas Sven...
Leandro fronça les sourcils et ajouta :
— À ce sujet, ne lui en veut pas. Sven n'a pas réalisé ce qu'il s'était passé. Il se réjouissait bien trop à l'idée que Kensei ait disparu pour s'apercevoir que tu peinais à encaisser le coup.
— Je sais, je sais. C'est du passé et je ne suis pas rancunière... Mais, bon sang, Leandro ! Tu as été amoureux ! Je n'en reviens pas !
Il eut une étrange grimace et se gratta le cou.
— Le problème du sentiment amoureux est que c'est un assoiffé, une sangsue, un vampire, déclara-t-il. Une fois qu'il a tout bu, il réclame encore et s'étonne qu'il n'y ait plus rien. Il passe alors à une autre victime... Sans laisser à la première le temps de se régénérer pour le combler à nouveau. En ce sens, je dois être de la pire espèce : je n'ai pas besoin d'être amoureux pour me régaler. Crois-moi, être en couple c'est avoir le droit de torturer l'autre sans le vouloir !
Un silence succéda ses paroles. Soudain il agrandit les yeux et me lança un bon regard.
— Heureusement, tout le monde n'est pas comme moi ! Qu'est-ce que tu disais déjà ? C'était tout l'inverse de mon cas...
— Eh bien, je crois qu'à vingt ans, tu peux vouloir rester toute ta vie avec la même personne, sans pour autant trop te projeter dans l'avenir.
Leandro secoua la tête d'un air catégorique.
— C'est l'un ou l'autre, Lucie.
— Non... Je veux dire que tu te sens tellement bien avec cette personne, qu'être en sa présence est si normal et si réjouissant que tu ne peux imaginer quelqu'un d'autre être à sa place. En fait, cette personne seule peut te satisfaire de ton existence.
— Tu veux dire que tu te contentes de quelqu'un.
Je levai les yeux vers lui.
— Tu le pourrais, toi ?
Leandro rit franchement.
— Je te donnerai ma réponse dans quarante ans !
— Te connaissant, il faudra peut-être un siècle !
Nous rîmes et bûmes nos chocolats.
— Est-ce que tu es si sérieuse que tu en as l'air avec Kensei ? Tu ne parles pas tellement de votre relation mais j'ai l'impression qu'elle est... Hors norme.
Je crus percevoir dans son intonation comme une pointe de jalousie. Cherchant les mots qui m'échappaient, j'empilai les tasses vides pour m'aider à réfléchir.
— C'est simplement que... C'est la bonne personne. J'en suis intimement persuadée. Avec lui, je me sens à ma place, pas seulement pour déplacer les montagnes mais aussi et surtout pour vivre.
— C'est aussi ce que je croyais par un moment... Jusqu'à ma rupture.
— Ça veut dire qu'on se remet de tout ? l'interrogeai-je, me sentant soudain très fatiguée par la soirée et la conversation.
Leandro passa une main dans ses belles boucles brunes et réfléchit à son tour, l'air très sérieux.
— Non. On ne se remet que de ce dont on veut bien se remettre.
— C'est une question de volonté, alors ?
— En quelque sorte, oui. Hé, j'ai une question pour toi.
— Je t'écoute.
— Tu es remarquablement douée mais la barrière de la langue posera problème à un moment ou à un autre, non ? interrogea Leandro d'un air très sérieux.
— On s'en est sortis jusque-là et je progresse sans cesse.
— C'est vrai mais seulement à sens unique. Si tu restes avec lui, tu sais très bien qu'il ne parlera que japonais. Ça pourrait être compliqué à l'avenir.
— J'ai déjà pensé à ça.
— Bon, très bien.
Je crus qu'il en avait terminé mais il reprit presque aussitôt la parole :
— Il y a peut-être un autre obstacle culturel auquel tu n'as pas songé...
— Lequel ? demandai-je, piquée de curiosité.
— Quand un étranger transgresse un tabou social, les Japonais tendent à le pardonner en se disant que seuls les nippons sont capables de comprendre les sentiments de leurs semblables. Ton copain évite sûrement de te faire porter la responsabilité de tes actes sans que tu t'en rendes comptes. Il les reporte sur lui-même. Un jour, il se dira d'un coup que tu es stupide de recommencer tout le temps les mêmes boulettes et que tu ne comprends rien. Le truc c'est que pendant tout ce temps, il ne t'aura pas fait de remarque pour ne pas te placer sans cesse dans des positions délicates. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Absolument répondis-je, à demi-amusée. Ne t'en fais pas pour ça, il me tient informée de toutes mes bêtises au fur-et-mesure. J'en ai déjà bavé...
Leandro eut un temps d'arrêt et tourna le buste vers moi :
— Bon, si tu le dis ! Mais je trouve que tu te projettes beaucoup. Toi qui étais si éprise d'indépendance à ton arrivée...
— Depuis, j'ai réalisé que je n'étais pas si indépendante que ça, avouai-je. Je ne suis pas ce que j'imaginais être. Je me faisais une fausse idée de moi-même, de ce dont j'avais envie et besoin.
Leandro haussa ses sourcils épais. Il parla d'un ton admiratif non feint qui me mit mal à l'aise :
— Tu sais quoi, Lucie ? Tu as peut-être raison. En te parlant, j'ai l'impression que tu as plus que vingt ans. En à peine plus d'un an, tu as gagné une décennie de maturité.
— Si tu le dis...
— Je le pense sincèrement.
— Minoru aussi pense que je suis vieille... Allez, je vais me coucher. Fais comme chez toi, même si je ne suis pas levée demain matin, ajoutai-je sans me retenir de bâiller.
— Merci pour le dépannage, bella. Fais de beaux rêves !
— Merci pour ton analyse. Bonne nuit. »
Se marier ? Au bout du compte, si extrême soit l'idée, elle ne me déplaisait pas et résonnait même positivement en moi. Qu'avais-je à y perdre après tout ? Mes attaches dans la vie étaient trop peu nombreuses et mes projets volatiles au possible. La seule passion que j'avais éprouvée dans ma vie jusqu'alors ne tenait qu'à un nom : Kensei. Je m'ébrouai l'esprit. Je devais réellement être fatiguée pour penser ainsi. J'avais encore bien du temps pour y penser.
→ ★
Merci de votre lecture ! ᕙ('▽')ᕗ Malgré ces petits travers, j'aime bien Leandro. C'est le bon pote, quoi...
Nouvelle frayeur pour Lucie dans le prochain chapitre !
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