2. Le doute

[Narration : Lucie]

N'ayant eu l'occasion de croiser Kensei de la journée, je décidai après l'heure de fermeture de l'établissement de le retrouver dans le garage du Vieux.

J'en voulais à Minoru de m'avoir mise au pied du mur mais pour autant, je n'étais pas l'âne de Buridan, cette pauvre bête morte de faim et de soif faute de n'avoir pu se décider entre le picotin d'avoine et le seau d'eau. Qu'avait-il manqué à cet âne ? La nourriture et l'eau étaient nécessaires pour vivre mais le reste ? Un cerveau pour se décider ? Ah oui, peut-être !

Il était indéniable que Minoru m'attirait, de par son charme, ses longues jambes de sportif, ses grands yeux rieurs, ses lèvres pleines, sa bonne humeur et son humour décapant, sa douceur et ses réflexions de jeune adulte qui veut brûler les étapes de la vie. Nous partagions les même valeurs et probablement les mêmes envies. Quand je me promenais dans la rue seule avec lui, je sentais que nous pourrions être très heureux ensemble.

J'aimais Minoru mais plus encore Kensei. L'Opossum ne pouvait rivaliser avec le magnétisme que mon mécanicien exerçait sur moi. Sa présence me faisait oublier tout ce qui gravitait autour de nous. Notre attirance physique mutuelle avait beau nous bouleverser, elle n'égalait ni nos discussions enflammées ni cette certitude que nous étions les deux faces d'une même pièce. Notre séparation nous avait finalement permis de surmonter nos différences et fait réaliser que ne pouvions envisager un futur l'un sans l'autre. Qu'il soit trop tôt ou non à notre âge pour le décider, notre choix était fait.

Parfois, j'en venais à me demander ce qui faisait que l'on aimait une personne. J'avais réalisé qu'au bout d'un moment, on ne cherchait même plus ses qualités mais qu'on était simplement heureux qu'elle existe et qu'elle nous prenne dans ses bras.

Cependant, allez expliquer cela à un Opossum transgénique ! Depuis quand souffrait-il ? Je n'en avais aucune idée. Les gens ne se rendent pas toujours compte du mal qu'ils font autour d'eux. Était-ce mon cas ?

Arrivée devant le garage du Vieux, j'eus la surprise de trouver Kensei en grande discussion avec Yuito et son demi-frère, Okito. Je fus frappée par la ressemblance entre ces deux derniers : Yuito et Okito étaient effrayants d'austérité, immenses de taille et d'ossature, tout de noir vêtus et d'expression fixe et sombre. Le dos droit, ils arboraient tous deux une coupe de cheveux gonflée, au volume maintenu par du gel et de la laque.

En face d'eux, Kensei se tenait un peu bancal, les épaules rejetées en arrière et les bras croisés sur son torse. Sa mâchoire volontaire était tendue vers ses interlocuteurs. À sa vue, je sentis des tourbillons naître dans ma poitrine.

Puisque le coiffeur de Kensei était décédé – ou plutôt s'était fait assassiner sans que la police n'obtienne de preuve, il avait demandé à Ryôta de lui refaire sa coloration blonde. Il n'y avait bien qu'à Kensei que cette couleur allait. En tout cas, elle le rendait reconnaissable dans les couloirs de Nintaï et il n'avait jamais à se frayer de passage : les étudiants s'écartaient systématiquement sur son chemin.

Les lèvres pincées et le front soucieux, Kensei écoutait attentivement les demi-frères aux visages crispés. Leurs mains tordues étaient coincées dans les crans de leurs ceintures ou trituraient le fond de leurs poches.

Je m'approchai pour les saluer mais dès qu'ils me virent, les trois gaillards se turent. Embarrassée, je proposai de revenir plus tard mais Yuito secoua la tête. Nous prîmes de nos nouvelles respectives et lui et son demi-frère repartirent rapidement, l'air tourmenté.

Après les avoir suivi du regard jusqu'au bout de la rue, je me tournai vers Kensei pour lui présenter mes excuses. Je les avais interrompus alors qu'ils semblaient parler d'une affaire importante... Importante au point que Kensei donne l'adresse du garage du Vieux à Yuito alors que l'emplacement de cet endroit était censé être secret.

Kensei m'apparut anxieux et désemparé, ce qui était assez inhabituel. Il tapota ma tête du plat de la main :

« Viens par-là, dit-il en désignant du menton le fond du garage.

Il retourna le panonceau indiquant l'indisponibilité du garagiste, ferma la grille aux trois-quarts et me guida à l'intérieur. Le Vieux était absent, c'était Kensei qui tenait la boutique.

— Je suis contente d'avoir revu Yuito. Son travail de déménageur lui prend beaucoup de temps.

— Il fait pas mal d'heures sup', expliqua Kensei, le visage plombé.

Il marqua une pause et alluma le plafonnier.

— Dis, tu ne cherches pas à savoir de quel genre d'affaires nous discutions ?

— Pas vraiment. À moins que tu...

— Tant mieux, me coupa-t-il. C'est préférable. Je dois te parler d'autre chose.

La ride du lion était apparue entre ses sourcils et son timbre, habituellement chaud et vibrant, était sinistrement désincarné. Des frissons me parcoururent les bras. Je ravalai ma salive.

Kensei me fit asseoir sur un trépied, pivota et tira pour lui une caisse de rangement. Le garage était assez frais et le sol, maculé de tâches d'huile et de traces, aurait eu besoin d'un coup de karcher.

— Il s'est passé quelque chose ? demandai-je inquiète. Yuito a des ennuis avec son travail ? Avec son père ? Enfin, son père qui est aussi celui d'Okito et...

Kensei se prit la tête dans les mains et courba le dos en avant. Sous ses mèches décolorées, je distinguai ses yeux clos et plissés comme s'il était en proie à une migraine épouvantable.

— Je t'ai dit que je voulais aborder un autre sujet. Ce qui concerne Yuito et Okito est une histoire privée et je ne t'en parlerai pas.

— Si ça ne regarde qu'eux, pourquoi ils sont venus te voir ici ?

— Lucie !

L'inflexion de ses sourcils me permit de lire son exaspération. À regret, j'acquiesçai.

— D'accord, d'accord.

— Que tu sois d'accord ou non, c'est la même chose.

Je présentai les mains en l'air en signe de reddition. Il releva les yeux :

— Je suis au courant, pour Minoru.

Je sentis le sang se retirer de mon visage. Kensei s'en aperçut et contracta les mâchoires. Et dire que je m'étais focalisée sur Yuito ! Je m'étais arrêtée là-dessus alors que de toute évidence, Kensei était secoué. Comment avait-il su ? J'étais sur le point de m'exprimer lorsqu'un grondement sourd s'échappa de sa gorge :

— J'ai faillis le tuer.

Je m'étranglai.

— Que... ? Tuer Minoru ?

— Quel traître ! C'est le Vieux qui m'a retenu !

Kensei bondit de sa caisse et se mit à arpenter le garage de long en large d'un pas rageur. Sa chaîne autour du cou et celle qui retenait son portefeuille à sa ceinture tapèrent en rythme.

— Il t'a fait sa déclaration ! Cet enfoiré... 

— Comment tu l'as su ?

— Il l'a dit à Nino, qui l'a dit à Mika...

— Qui te l'a dit. Je vois. 

— Tu t'es laissée avoir.

— Quoi ? C'est gonflé de me dire ça alors que je l'ai rejeté !

— Minoru joue les éternels incompris. Il a toujours été comme ça ! Il joue avec tes émotions pour mieux te contrôler.

Il s'arrêta de tourner et me fit face :

— Son problème, c'est que tu es hermétique à ses manœuvres. Ce n'est pas de ta faute, tu ne peux pas faire autrement mais ça le rend encore plus insistant.

— Écoute...

— Il t'a demandé de choisir, pas vrai ?

— Oui, répondis-je, la bouche sèche.

Kensei se laissa tomber sur la caisse qui crissa sous son poids. Ses doigts s'agitèrent sur son jean. Je m'attendis à ce que Kensei me prenne la main mais il sembla vouloir éviter tout contact physique.

Finalement, il pressa ses poings contre ses cuisses, leva la tête avec un regard scrutateur et s'éclaircit la voix.

— Ça te rend triste ?

— Bien sûr.

— J'aimerais pouvoir te dire que tu n'as que ce que tu mérites mais tu le sais déjà.

C'était du Kensei tout craché ! Astucieux mais revanchard, magnétique mais exclusif, intuitif mais jaloux. Blessée, je reculai légèrement sur mon trépied, avant de me pencher sur lui.

— Tu n'es pas sympa ! protestai-je. Les sentiments sont différents d'une voiture. Il n'y a pas de direction assistée dessus ! Tu me l'as dit toi-même pendant notre sortie à l'aquarium en juillet dernier !

Il tiqua.

— Je ne peux pas reprocher à Minoru de m'apprécier. 

— Pourtant, tu t'y attendais aussi, à cette déclaration, pas vrai ? Ne mens pas, dit-il d'un regard accusateur. Ça ne pouvait pas durer, cette situation.

Un long silence s'écoula. Je croisai et décroisai les jambes plusieurs fois avant de hocher la tête. Plus que la déception, la tristesse transparut dans son regard qu'il reporta soudain sur moi.

— Il attend une réponse, c'est sûr. Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

— C'est toi.

— Moi quoi ?

— Toi que... Bref. C'est avec toi que je veux rester.

— Pourquoi ? insista-t-il.

— Parce que... Ça ne s'explique pas !

Sa bouche se tordit dans tous les sens. Il dut faire un effort pour parler calmement.

— Lucie, dis-le. Dis-le moi maintenant. Dis-moi que tu m'aimes.

Ma tête se vida. De l'air s'échappa de mes poumons et j'eus la sensation de ne plus avoir suffisamment de souffle pour être capable de m'exprimer.

Kensei tremblait d'excitation. Tout son esprit était tendu vers ce seul objectif : entendre que je l'aimais alors même que je ne pouvais pas employer ce terme envers moi-même.

— Nous avons déjà parlé de ça... Je ne peux pas pour le moment. Ce n'est pas un jeu, Kensei. Je ne joue pas à un jeu.

— Il ne manquerait plus que ça !

— Comment tu peux encore te poser des questions ? Après tout ce que...

Il m'interrompit, le regard noir :

— Tant que Minoru sera là, je m'en poserai. C'est légitime, non ?

Je haussai les épaules. Il gronda :

— Je n'arrive plus à savoir si tu essaies réellement de faire attention aux autres ou si tu veux protéger ton image, continuer de te faire aimer de tout le monde.

— Ça, c'est mon discours contre toi. Ne me le pique pas !

— On se ressemble, en fin de compte !

— C'est ça ! Et si un jour Minoru disparaît...

— Il y aura toujours Sven, Ryôta... Nino aussi, tant qu'on y est !

— Quoi ? m'exclama-je. Le monde entier, allons-y ! Je rêve !

Kensei se mit debout et enfonça profondément ses mains dans ses poches. Ses yeux noirs se perdirent dans le vide. Il tourna la tête vers la sortie du garage et sans me regarder, articula :

— Honnêtement, tu ne me donnes pas de raisons d'être tranquille. Et j'ai besoin de ça, de savoir que je peux compter sur toi, peu importe les gars que tu fréquentes. Faudrait que tu t'écoutes parce que là tu vois, tu n'as même pas l'air d'être sûre de ce que tu affirmes.

— ...

— Rentre-chez toi. Réfléchis et reviens quand tu pourras me répondre.

— Kensei ! Je viens de te dire que j'avais rejeté Minoru ! »

Il ouvrit la porte du fond du garage et la claqua derrière lui. Lentement, étourdie, je me levai à mon tour du trépied.

Si le cœur pouvait pleurer, le mien se serait desséché avant que je sois arrivée dans les couloirs du métro.

→ ★

Merci de votre lecture !

Et bonne année !

✨\(^o^)/ 🎉

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top