18. Le retour du disparu

[Narration : Lucie]

Il avait tant plu dans l'après-midi que les arbres dégoulinaient d'eau. À présent, les nuages s'étaient dissipés et les piétons avaient refermé leurs parapluies au milieu du boulevard. Ce n'était pas une simple éclaircie mais une belle accalmie. Il ne pleuvrait plus de la journée et j'envoyai un message à Kensei pour l'inviter à se promener en ville. J'étais arrivée au bout de mes premières révisions universitaires et prendre l'air ne me ferait pas de mal.

Sa réponse ne se fit pas attendre : il ne pouvait pas sortir du garage du Vieux qui lui avait confié un projet de rénovation sur une moto datant de l'après-guerre. J'eus un grognement inaudible et rangeai mon portable. Tant pis pour lui.

Lorsque le feu du carrefour passa au vert, je m'engageai sur le passage et me dirigeai vers le parc le plus proche. C'était un lieu dans lequel je n'étais jamais allée, dans la mesure où il se situait non loin de la zone industrielle. Je serrai les pans de mon imperméable et m'engouffrai dans le passage de l'entrée.

Le parc était petit. J'estimai pouvoir en faire le tour en dix minutes. L'espace n'était pas dénué de charme mais il manquait cruellement de verdure et de promeneurs. Il planait une odeur d'herbe qui n'avait pas encore séché et l'endroit était dépourvu de beaux arbres ; ceux-là étaient malingres et leurs feuilles jaunes gorgées de pluie et trouées par les parasites. Je ne retrouvai pas la sérénité que j'avais éprouvée en compagnie de Jun lorsqu'une fois, nous nous étions assis sur un banc à écouter le vent murmurer dans les branches.

J'atteignis la moitié du parc en cinq minutes. Une petite fille jouait à côté d'un plan d'eau sur lequel flottaient des bateaux en papier. Son grand-père se trouvait derrière elle pour la surveiller. Elle se tourna vers lui en soulevant un bateau et demanda où étaient passées les vagues sous la coque. À l'exception de ce tendre moment, je jugeai ce parc mortellement sinistre. Je poursuivis mon chemin pour quitter rapidement cet endroit.

Je stoppai net sous un platane et m'accroupis derrière des buissons. Jetant des regards inquiets à droite à gauche, je me demandai si quelqu'un là-haut ne tirait pas les ficelles de mon existence pour me faire à chaque fois tomber dans des situations dangereuses et improbables.

Les traits que j'observai étaient ceux d'un fin collier de barbe, surmonté d'un nez corbin et d'yeux étroits et brillants. Et... J'eus du mal à le croire ! L'individu assis sur le banc à côté d'Eisei n'était autre que... Fumito.

Je distinguai nettement leurs visages tournés de profil puisqu'ils se regardaient en discutant. Avant de le revoir à cet instant, je me souvenais à peine du portrait de Fumito et pour cause : il était passe partout. Terrifiant en raison de son allure de drogué criminel mais son visage n'avait rien de particulier, bien qu'il fut empreint d'un air hargneux comme s'il était prêt à en découdre à tout moment.

Fumito était maigre, pâle, avait les joues creuses et les cheveux coupés très courts, un nez épaté et des cernes immenses sous les yeux. Son regard était à l'affut. À côté de lui, le visage paternel d'Eisei affichait une gravité plus importante encore que celle de Fumito. Son expression était aussi plus impénétrable que dans mes souvenirs.

Tous deux portaient des blousons de cuir noir, agrémentés de petits clous, un peu comme celui de Juro. Je n'avais jamais vu Eisei porter ce vêtement au sein de l'établissement Nintaï.

Je m'approchai aussi silencieusement que j'en étais capable, faisant bien attention où je mettais les pieds. À présent, je pouvais les entendre.

Fumito rumina :

« J'passe mon temps à me planquer ! C'est la première fois que je mets le nez dehors depuis...

— Tiens le coup, mec. Y'en a plus pour longtemps. »

Fumito acquiesça et se gratta le bras.

Je retins un cri.

Il lui manquait une phalange au doigt.

Rapidement et sans un bruit, je me dissimulai un peu mieux derrière le buisson, le cœur battant si rapidement que je l'entendis tambouriner à mes oreilles.

Un long silence s'installa entre Eisei et Fumito. Ce dernier laissa sa tête tomber en avant et se recroquevilla. Il plaça les mains sur ses tempes comme si sa tête menaçait d'exploser.

Eisei se pencha et lui mit une tape amicale sur l'épaule.

Cette fois, mon couinement partit tout seul. J'abaissai aussitôt la tête et attendis. Je la relevai quelques instants plus tard : Eisei et Fumito avaient conservé la même position. Ils ne m'avaient pas entendue. Par précaution, je mordis dans mon foulard.

Une seule explication m'apparaissait : Eisei nous avait trompés.

Il nous avait tous trompés. Son ami Miike, Takeo, Minoru, Reiji et les autres.

Ils étaient associés.

C'était certainement Eisei qui avait freiné l'enquête sur Fumito pour que l'on en découvre le moins possible sur lui, pour que nous n'ayons pas l'idée qu'il puisse être de mèche et se retrouver au sommet d'un trafic de stupéfiants.

Cela avait dû être facile pour Eisei, le prévenant aîné de cinquième année, le chef officieux incontesté de Nintaï, le Grand Manitou ! Il était insoupçonnable. Fumito et lui s'étaient partagés les rôles : le premier supervisait, le second exécutait.

Eisei nous avait menti.

Je n'en revenais pas !

À présent, les ennuis causés par Juro me semblaient insignifiants en comparaison de la machination orchestrée par Eisei : il tirait les ficelles du trafic qui sévissait à Nintaï. Tous les petits dealers de l'établissement travaillaient pour Eisei sans le savoir. Tous pensaient que c'était Fumito qui se trouvait derrière les affaires. Tous pensaient qu'Eisei était le sage suprême, le gardien d'une paix relative à Nintaï. Personne n'avait imaginé qu'il cachait son jeu.

Juro, Izuru, Chikuma... Tous avaient été manipulés. Eisei et Fumito avaient fait en sorte de les monter contre Takeo, la seule personne susceptible de ramener véritablement de l'ordre à Nintaï sans chercher à se faire de l'argent grâce au trafic de stupéfiants. Takeo était de ces rares individus qui se battaient encore et avant tout pour son honneur et sa réputation.

Il restait donc à savoir si Ichiro, prétendant à la succession de chef de Nintaï, faisait également partie de la combine d'Eisei et Fumito ou si à l'instar des autres nintaïens, il n'était également un pion aux mains du Grand Manitou.

À présent, tout était clair. Le plan avait fonctionné entre Eisei et Fumito jusqu'à ce que ce dernier se fasse attraper par la police et doive rendre des comptes aux yakuzas. Fumito, qui se fournissait auprès de la mafia, n'avait certainement pas eu le temps de la payer avant de se faire arrêter.

C'était le clan yakuza qui les fournissait qui avait dû livrer Fumito à la police. Dans la guerre du trafic de la zone industrielle, le clan yakuza adverse avait saisi l'opportunité de faire sortir Fumito de prison pour le mettre dans sa poche, récupérer les informations sur le premier clan et ainsi potentiellement le marché de la drogue à Nintaï.

Eisei et Fumito se levèrent ensemble du banc. Bientôt, je les vis sortir du parc.

Voilà pourquoi Eisei n'avait plus donné de nouvelles à la rentrée : il ne voulait pas que l'on remonte jusqu'à lui.

Ma tête martela. Je mordis plus fort dans mon foulard.

Eisei et Fumito avaient voulu se montrer plus malins que les mafieux mais ils s'étaient fait piéger à leur propre jeu. Les yakuzas les avaient rattrapés, deux clans pour être exact.

Je songeai soudain que Fumito avait dû avoir peur, bien plus que Minoru. Il se cachait. Son émancipation de l'établissement Nintaï due à son arrestation l'avait mis en concurrence avec des trafiquants plus aguerris, les gros poissons, la pieuvre, la mafia. Sauf qu'en matière de trafic de drogue, l'organisation rappelait très vite qu'il n'avait droit ni à un avocat ni à un tribunal. Les différends se réglaient de façon plus expéditive.

Parfois, des bouts de corps en moins.

Le clan qui m'avait kidnappée avec Minoru et Ryôta, avait enfin dû mettre la main sur Fumito. Dans mes souvenirs, il me semblait pourtant que seuls les membres d'un clan yakuza avaient l'autorisation de se couper une phalange en signe de rédemption. Hors, il était désormais certain que Fumito n'était pas un yakuza mais un simple dealer... Le fait de se faire couper le doigt pouvait n'être qu'un début.

Une sensation de mal de mer se coula en moi.

Je devais parler avec Kensei. Rapidement.

*

[Narration : Minoru]

Pourquoi ça tombait toujours sur Lucie ? Pourquoi jamais sur Takeo ou moi ? Le destin était fait bizarrement mais au moins, nous étions informés de la situation. Plus justement, nous étions estomaqués des révélations apportées par Lucie. Elle avait raison : tout collait, tout s'empilait, tout se confondait.

J'enfilai mes baskets de course, toutes blanches les baskets. Je les aimais bien. Devant la vitrine du magasin de sport devant laquelle je passais quotidiennement, elles m'avaient hurlé Achètes-nous, achète-nous ! Nous sommes faites pour toi, pour ton pied, pour ta course ! Tu ne le regretteras pas ! Je les avais achetées et ne l'avais pas regretté. Je les portais tous les soirs pour faire mon footing avant que Takeo passe me chercher à bécane pour aller retrouver la bande dans le quartier Shinsekai.

Mon corps exigeait que je me dépense. Ryôta avait réussi à vendre tout le Crystal Meth confié par les mafieux et à leur payer ses dettes. Cela aurait dû être un soulagement mais j'avais si peur que mes mains tremblaient continuellement. Mes paquets de cigarettes se vidaient à une vitesse ahurissante. Je ne pouvais pas rester chez moi à rien faire, je devais courir en imaginant que Lucie se trouvait au bout de la piste en me tendant les bras. Dans ses mains, il y avait deux billets d'avion en aller simple pour la France et l'origami d'une petite grue en vol, celle qui était posée en évidence sur le bureau du secrétariat depuis plusieurs jours.

La veille, Lucie avait terminé de taffer à l'office du tourisme. Désormais, elle aurait sûrement plus de temps et d'argent pour sortir boire des coups avec la faction. J'espérais qu'à force, un déclic se produirait. Ça me donnait mal à la tête de penser que c'était fini avec elle. Parce que ça ne l'était pas. De toute façon, je n'avais plus rien à perdre.

Pour moi, un autre moment viendrait et plus tôt que prévu. En vérité un vent de lassitude soufflait dans les rangs de la faction. Chacun pouvait le sentir. Avoir été étudiants à Nintaï pendant trois ans nous avait amusés, y passer une quatrième année et potentiellement une cinquième ne nous faisait plus rire. Nous avions mûri et commencions même à nous sentir un peu trop vieux pour avoir envie de cogner à tours de bras dans les couloirs. Notre réputation était établie et nous collait à la peau. Les seuls encore au-dessus de nous étaient de pauvres tâches menées par Ichiro. Rien de très exaltant. Heureusement, dans tout ce gris, il y avait encore Lucie.

Quand elle nous rendait de temps à autre visite sur la terrasse du toit, elle insufflait parmi nous une brise de fraîcheur et d'optimisme. Takeo refusait toujours de l'admettre mais elle était un atout à notre bande. Tout le monde aimait se mettre ensemble contre elle pour l'ennuyer, l'énerver ou pour la railler gentiment. Ce n'était pas très juste pour Lucie mais cela nous fédérait bien plus que d'aller une énième fois remettre des cadets à leur place.


→ ★

Merci de votre lecture !

(o_ _) ノ彡☆ L'aviez-vous vu venir ? 

Le 5ème tome a atteint les mille lectures ! MERCI ! <3

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