17. Les clans
[Narration : Lucie]
[Au bout de quelques minutes, Sven partit refaire chauffer de l'eau. Énervée, j'hésitai à m'éclipser lorsqu'il revint et posa une main sur mon épaule :]
« Je ne veux pas t'accuser. C'est juste que... Il est trop tard pour faire marche arrière.
Je savais que la situation était grave mais l'entendre de la bouche de Sven m'atteignit de plein fouet.
D'une gestuelle rigide, Sven remplit nos tasses.
— Je hais tes fréquentations, déclara-t-il d'un ton lourd de colère. Je ne sais pas si tu t'en rends compte, si à force de travailler dans cet établissement tu as perdu le sens des réalités mais les types avec lesquelles tu traînes sont des vauriens. Ils sont dangereux, pervers et nuisibles. D'accord, c'était en premier la faute de l'agence mais ensuite, rien ne t'empêchait de chercher un autre emploi. Tu as même prorogé ton contrat !
Malgré moi, je ne pus tout à fait le contredire.
— À la limite, tout ça pourrait encore aller, ajouta Sven. Mais depuis le début, ces types t'entraînent dans leurs ennuis. S'ils étaient vraiment tes amis, ils t'auraient depuis longtemps écartée de leurs trafics et de leurs rivalités.
— Ils ont essayé, répliquai-je la mine basse. Okay, j'admets que je ne résiste pas à l'envie de fureter...
— Ah, tu vois ! Tu l'avoues. J'avais raison.
Sven m'avait coincée. Il poursuivit d'un air impassible qui trahit pourtant son jugement de valeur.
— Kensei passe encore. Mais ce nain de Takeo... Je lui démolirais volontiers la mâchoire !
— Tu ne sais pas de qui tu parles !
— D'un nain !
Il marqua une pause et reprit d'un ton sec :
— Maintenant que tu es dans le pétrin jusqu'au cou, je veux juste m'assurer que tu sais quel genre d'individus tu dois fuir.
— Tu fais référence aux yakuzas ?
Il hocha la tête et redressa le dos sur le dossier du canapé.
— Est-ce que tu sais d'où ils tirent leurs revenus ? Ça pourrait te donner une idée du milieu.
— Les nintaïens m'en ont déjà parlé.
— Pas assez, apparemment !
Je voulus lui rétorquer qu'après les avoir eu en face de moi, je savais à quoi m'attendre. Comment expliquer à Sven que je n'avais pas envie d'entendre parler des yakuzas ? J'étais suffisamment traumatisée par mon expérience et mourrais d'envie de hurler au visage au beau métis que Savoir bien se taire est plus malaisé que de bien parler.* Mais il me semblait que dans cette conversation, c'était Sven qui essayait de se rassurer.
Comme s'il avait travaillé longtemps sur le sujet, il énuméra les différents pans de l'économie mafieuse au Japon. En sus des trafics de drogue et d'armes importées de Chine, de Taiwan, de Hongkong, des Philippines ou encore des États-Unis, la mafia japonaise possédait plusieurs cordes à son arc.
Généralement, les yakuzas tiraient leurs revenus du sokaiya, une forme d'extorsion de fonds réalisée auprès des petites entreprises qui s'offraient leur protection contre la petite délinquance.
La mafia pouvait également s'attaquer aux plus grosses entreprises dans lesquelles elle étouffait les contestations des actionnaires. Cela s'effectuait par l'intermédiaire du rachat d'un petit nombre d'actions permettant aux yakuzas de siéger au conseil et d'intimider les actionnaires réfractaires à la politique et aux projets de l'entreprise. En outre, grâce à des chantages, la mafia pouvait obtenir des informations compromettantes sur la société susceptibles de ruiner sa réputation. Craignant les révélations incriminantes et les scandales, l'entreprise était contrainte de leur verser des pots-de-vin.
Dans le milieu des affaires et du sport, il était connu que les yakuzas truquaient les matchs et contrôlaient l'organisation des paris autour des tournois de sumo, des courses automobiles, de hors-bord, de vélo, de chevaux et de lévriers. Le secteur du jeu était très lucratif. À titre d'exemple, les recettes du pachinko représentaient le troisième chiffre d'affaires le plus important dans l'économie des loisirs derrière les restaurants et le tourisme. Or, de nombreuses salles d'arcades étaient détenues par des yakuzas et bien souvent, elles étaient utilisées comme façade de blanchiment d'argent.
Par ailleurs, les yakuzas entretenaient des liens étroits avec les marchés financiers et immobiliers en se mettant au service de compagnies désireuses d'expulser des habitants récalcitrants à quitter leur foyer. Le droit japonais était fait de telle sorte qu'il était nécessaire d'engager des frais élevés pour lancer une procédure longue et coûteuse. Les compagnies souhaitant réaliser de nouveaux projets de développement urbain et les voisins désireux de recouvrer des dettes ou régler un litige choisissaient parfois de faire appel aux yakuzas : leur procédure était plus expéditive.
La prostitution, interdite depuis plus de cinquante ans, n'était pas en reste des activités mafieuses. De très nombreuses femmes provenant d'Asie du Sud-Est et de l'ex-Union Soviétique étaient forcées à cette activité. En parallèle, de plus en plus de Japonaises faisaient occasionnellement commerce de leur corps afin d'accroître leur niveau de vie.
Dans un registre légèrement différent, les yakuzas organisaient l'immigration clandestine, ce qui leur permettait d'entretenir leur réseau de prostitution et de travailleurs journaliers affairés aux docks et au domaine du bâtiment.
« Je sais déjà tout ça, déclarai-je. Tout le monde le sait.
— Tout le monde dans ta tête, oui !
— Il n'y a pas besoin de beaucoup se renseigner pour obtenir des détails, répliquai-je en reposant ma quatrième de tasse de thé sur le plateau.
Sven prit un air renfrogné.
— Très bien. Si tu es si bien informée, cite-moi les noms des deux clans les plus puissants d'Osaka.
— Azuma-gumi et Sakaume-gumi.
Il passa la main sur son visage désespéré.
— Le vrai problème Sven, c'est que même si la législation s'est rigidifiée et que les gouvernements sont plus actifs sur le sujet, la police est peu disposée à interférer dans les problèmes internes des communautés. Et je les comprends...
— Quelles communautés ? interrogea-t-il en levant un sourcil étonné.
— Les discriminés comme les Coréens, les quartiers nocturnes, les organisations sportives et... Des lieux comme Nintaï.
Sven adopta un air suffisant et me fit signe de la main.
— Développe ta pensée, articula-t-il.
— Je te l'ai déjà dit. À Nintaï par exemple, repris-je en m'efforçant de ne pas me formaliser de son expression hautaine, deux clans se disputent la zone qui a une grosse potentialité en matière de trafic de drogue. Mais avant ça, il est évident que pour ne pas avoir de démêlés avec la police, le proviseur a conclu un pacte avec une organisation pour éviter que les services sociaux et la police enquêtent sur les problèmes internes à l'établissement.
— Peu importe, déclara Sven en se pinçant le nez. Je me moque des problèmes de Nintaï tant que je ne te retrouve pas en morceaux. Mais avec tout ce qu'il t'est arrivé depuis que tu y as mis les pieds, je ne dors plus tranquille !
— Je ne suis pas directement liée aux trafics. Pour tout le monde à Nintaï, je suis une secrétaire et au mieux la mascotte de la faction de Takeo.
— Ne plaisante pas avec ça, Lucie. Une mascotte ? Tu crois que ça me fait rire ? Réveille-toi ! Tu as été conduite et menacée dans le bureau d'une organisation criminelle ! Est-ce que tu réalises les implications ?
Il secoua la tête :
— Leandro est de mon avis. Je regrette d'ailleurs qu'il ne soit pas là. Peut-être qu'à deux, on arriverait enfin à te faire réaliser à quel point t'es à côté de la plaque !
Il commençait à m'énerver.
— N'essaie pas de me faire justice parce que tu penses que c'est ce qu'il y a de mieux pour moi. Je te remercie pour tes conseils mais ne rejette pas ta colère contre la faction.
Sven sursauta et me dévisagea, l'air horrifié.
— La faction ! Tu t'entends parler ?
— Tu es trop intransigeant.
— Non, je suis lucide, objecta-t-il d'une voix tranchante et plus amère qu'un pur thé vert. Si j'attrape ce Takeo, je lui fais la peau ! Parce que c'est bien lui le chef de ce gang, non ? Dans l'esprit de ces types, ce n'est qu'en mettant une trempée au chef qu'on arrive à se faire entendre !
— Tu t'emportes, Sven. S'il y une personne qui devrait avoir de la rancune contre Takeo, c'est moi. Pas toi, dis-je pour le remettre à sa place sans trop froisser sa susceptibilité. Tu n'as aucune légitimité, si ce n'est être mon ami.
— Je n'ai pas peur de ce Takeo.
Tout à coup, je n'eus plus l'impression d'avoir un mannequin en face de moi mais un petit garçon armé d'une épée et d'un bouclier en mousse. Je m'adoucis.
— Tu n'es pas Don Quichotte, Sven. Ne va pas te battre contre les gros moulins à vent. Ça ne servirait à rien. »
Entre son cœur battant pour Momoka, le décès de Juro et mes ennuis avec les yakuzas, je quittai un Sven partit si haut dans les nuages de l'émotivité qu'il ne cria pas lorsqu'en se soulevant du canapé, il renversa la théière en céladon sur son pantalon bien repassé.
*Proverbe israélien (note: je ne prends pas parti sur le conflit en cours)
→ ★
Merci de votre lecture !
Je vous réserve une surprise pour la semaine prochaine (^ _ <)
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