14. Le fumier

[Narration : Lucie]

Dans le garage, le Vieux qui se trouvait sous une voiture, allongé sur le dos, sortit sa tête ridée à l'air libre pour resserrer son bandana rouge autour de son crâne bosselé. J'observai un instant ses joues ridées, ses fentes en guise d'yeux et ses oreilles en chou-fleur. Il tendit son cou de tortue et ordonna à Kensei de lui apporter une grosse caisse à outils.

Je replongeai le nez dans mes cours. Il y eut le bruit caractéristique de raclement strident d'une caisse en métal traînée sur le sol bétonné du garage. Enfermé dans un mutisme, Kensei continua à vaquer à ses occupations tandis que je relisais mon cours de droit, assise sur l'inconfortable trépied.

La veille, Takeo avait convoqué toute la bande pour une réunion au Black Stone. La mort subite de Juro l'avait profondément remué, au-delà de nous tous qui avions à peine touché à nos verres. C'était différent du décès de Satomu. Même Yuito était présent après sa longue journée de travail.

Personne n'aimait Juro et je le détestais personnellement mais il était probable que Takeo ait finalement commencé à l'estimer en tant qu'ennemi juré. En réalité, Napoléon avait compris que si le Vélociraptor s'en prenait à lui, c'était parce qu'il lui accordait de l'importance. Takeo s'en sentait très digne. Il était honoré qu'un aîné le considère comme son égal. Même si Takeo ne l'avouerait jamais, Juro et lui étaient de la même trempe et auraient très bien pu devenir les meilleurs amis du monde.

Après une courte période de deuil, Takeo avait fini par jeter le canif avec lequel Juro lui avait entaillé la joue. L'établissement Nintaï s'était retrouvé sens dessus dessous et le nom de Juro avait été tagué sur le mur de sa dernière salle de classe. Les agents de nettoyage n'avaient pas osé y toucher.

Les circonstances du décès du Vélociraptor ne laissaient personne indifférent mais n'étonnaient pas non plus. Juro était un motard rebelle, un bôsôzoku et dans ce contexte, il jouait avec sa vie sur la route. Je n'avais que trop présent à l'esprit le souvenir de la course-poursuite qu'il avait menée un an plus tôt contre Kensei avant que l'un de ses amis motards ne s'accidente à la sortie d'un tunnel.

Tout à coup dans le garage, Kensei reçut un appel sur son portable. Comme un ressort, je franchis le pas qui me séparait de lui.

« C'est ton ex ? demandai-je en passant ma main sur son dos. Celle qui avec qui tu discutais devant les grilles ?

Il se dégagea en me dévisageant, l'air surpris.

— Je dois aller faire un tour.

— Un tour ? répétai-je.

— Chercher une commande. Pour le garage, affirma-t-il d'un ton sec.

Il rabattit le clapet de son portable et le fourra dans sa poche.

Sa réponse m'intrigua. Un nouveau tissu d'incertitudes se profila dans ma tête. Je me tournai vers le Vieux.

— Ne vous livre-t-on pas, d'habitude ?

Le Vieux jeta un regard un peu embarrassé à Kensei et répondit que oui. Le front plissé, Kensei ajouta qu'il ferait vite, qu'il ne s'agissait que d'apposer son sceau sur une facture. Il se détourna, partit dans l'arrière-boutique et revint sans m'accorder un regard. Il enjamba le siège de sa Suzuki et fit vrombir le moteur. Je lui tendis son casque.

— Je m'en vais aussi, annonçai-je.

Kensei prit le casque et l'enfonça sur sa tête.

— Tu n'attends pas que je revienne ? hasarda-t-il.

— Je dois aller voir Shizue. Tu pourrais me déposer ? C'est l'heure de pointe sur la ligne Kintetsu...

— Désolé, ce n'est pas la direction et je vais être en retard si je ne me dépêche pas.

Il fit avancer sa Suzuki avec les pieds pour la faire sortir du garage et lança :

— Bon... On se voit demain au Floating Garden ! »

En moins de dix secondes, il avait disparu au coin de la rue.

Le fumier.

*

Entre le ronronnement du réfrigérateur, la fermeture du couvercle en fer d'une bonbonne en verre et le siphon du lavabo, je regardai Shizue s'affairer dans la cuisine qu'elle partageait avec les autres résidentes de son logement étudiant. Dans l'évier, l'eau tourbillonna bruyamment quelques instants dans un bruit d'aspiration et de succion, avant de disparaître totalement. Shizue sortit d'un placard un paquet en plastique épais thermocollé qui s'avéra être du café en grain et fit chauffer de l'eau sur une cuisinière au gaz pour la verser dans une vieille cafetière.

« Tu chauffes deux fois l'eau ? demandai-je étonnée.

— Oui, elle ne fonctionne plus très bien, avoua Shizue d'une voix douce et feutrée. Le propriétaire de la résidence devrait en acheter une autre d'ici une semaine.

— C'est comme Kensei. Il chauffe deux fois la même personne.

Sourcils froncés, Shizue se tourna vers moi, assise à la table de la cuisine.

— Elle est si belle que ça ?

Mes yeux roulèrent vers le plafond.

— Plus que ça, elle est divine !

— Pourvu que Jotaro ne tombe pas sur cette fille, grommela Shizue entre ses dents.

— Hé ! On parle de Kensei ou de Jotaro ?

— Oui, oui. Désolée. Tu as raison. Après tout, c'est Kensei et toi qui êtes directement concernés et... Oh, pardon !

Shizue resserra son tablier autour de sa taille de guêpe, se retourna pour diminuer la flamme du gaz et rincer un bol dans l'évier.

— Tu iras mieux après avoir goûté ma tarte au chocolat ! Ah ! Le café sera prêt dans cinq minutes, déclara-t-elle.

— Je ne fais pas le poids. Si elle décide de le reprendre, il ne résistera pas une seule seconde !

Shizue s'assit sur la chaise à côté de moi.

— C'est lui qui l'a plaquée, non ?

— Les hommes sont changeants, Shizue.

— Ne t'inquiète pas. Si Kensei a quitté cette fille, c'est qu'il devait avoir ses raisons.

Elle étala la pâte à gâteau sur la toile cirée de la table et me confia un saladier et un fouet pour que je remue la préparation de chocolat. Je l'observai un peu : la douceur de ses traits allait de pair avec ses marques d'attention.

Le chocolat était mon pêché mignon mais je n'avais pas faim. Ma poitrine m'oppressait.

— Même sa voix doit être comme une mélodie de flûte traversière...

Shizue s'arrêta net.

— Écoute, tu sais à quoi se reconnait un type amoureux ? Son fantasme pourrait passer dans la rue, il jetterait peut-être un coup d'œil mais il continuerait de marcher droit ! Tu le mérites ton homme, toi et personne d'autre ! répliqua Shizue, en pointant dans ma direction son rouleau à pâtisserie d'un geste menaçant.

Je levai la tête du saladier, attendrie de la douceur que Shizue avait pris soin de mettre dans son propos. Mais qu'elle avait changé en l'espace d'un an ! Mon amie était plus sûre d'elle, plus audacieuse, démontrait plus de poigne et n'hésitait plus à dire ce qu'elle pensait.

Elle n'était plus une grande gamine adoratrice de célébrités de plateaux de télévision mais une femme sûre d'elle.

Je lui fis part de ma remarque.

— C'est grâce ou à cause de ton influence ! dit-elle en rougissant.

— Ou alors celle de ton copain, soulignai-je sans malice.

— Jotaro est... Comment dire ? Un peu brutal pour s'exprimer mais le fond est bon.

— Je n'en doute pas... »

Décidément, Shizue avait un côté coopératif. Elle grondait sans jamais condamner. Mais il y avait plus que ça : elle était réellement amoureuse. Elle devenait folle et sautillait de joie lorsque Jotaro lui demandait de lui préparer un bento* et qu'il la complimentait sur sa cuisine. En la regardant s'activer à la préparation du gâteau, je sentis l'énergie qui émanait d'elle alors qu'elle pensait à lui.

Elle ajouta de la farine sur la pâte, la retourna et passa avec vigueur le rouleau pour l'aplatir.

« Ne t'en fais pas, Lucie. Une ex, c'est comme la prison. Si tu y retournes, c'est que tu n'as rien compris !

— Hé ! Souviens-toi qu'en décembre, Kensei et moi...

— Ce n'est pas pareil, répliqua-t-elle en secouant la tête. Ce n'était pas vraiment une rupture. Juste un sale moment.

Juste un sale moment ? répétai-je incrédule. Ôte-moi d'un doute, c'est Jotaro qui t'a dit ça ?

Shizue piqua un fard d'une couleur même non répertoriée chez les tomates.

— Ne te fais pas de mauvaises idées trop tôt. Jotaro m'a dit que Kensei était amoureux de toi. Alors peu importe que cette fille descende d'une truie ou d'Amaterasu,** il ne t'abandonnera pas. Ah ! Le café est prêt. »

*Sorte de boîte-déjeuner.

**Déesse du soleil dans la mythologie japonaise.

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Merci de votre lecture ! ┏(^0^)┛ 

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