13. Les explications
[Narration : Lucie]
La nymphe rejeta sa belle chevelure en arrière en croisant ses longues jambes dans une pose lascive, une hanche surélevée par rapport à l'autre. Kensei, pareil à lui-même, l'observa d'un port de tête altier, un demi-sourire distrait flottant sur les lèvres, les mains enfoncées dans les poches et les épaules redressées.
Dire que quelques mois plus tôt, j'avais sacrifié ma longue crinière pour lui...
Nino reprit la parole en rejetant lentement la fumée de sa cigarette.
« Ne sois pas jalouse, Clé-à-molette. C'est lui qui l'a quittée... À force de la tromper. Ah ! s'exclama-t-il en me pointant du doigt. Je vois que tu t'intéresses à ce que je dis maintenant !
Il marqua une pause et exposa :
— Pendant tout le collège, Kensei a été un sacré coureur de jupons ! Même entre cette fille et toi, ça a défilé !
Je bus ses paroles qui me firent mal au cœur.
— Même quand il a eu celle-là, d'autres ont continué de lui tourner autour.
— Et maintenant ? le coupai-je hargneusement, le cœur battant à grande vitesse, compressé par ma cage thoracique qui me donnait l'impression de s'être incroyablement resserrée.
— Du côté des gonzesses, rien n'a changé. Tu peux t'en douter. Il y en a encore pas mal qui lui courent après : Aruka, Yoko, Risa... compta-t-il d'un air désinvolte en dépliant les doigts de la main. Et plein d'autres mais j'ai oublié leurs noms.
Je ne connaissais aucune d'elles et Kensei n'y avait jamais fait allusion. La salive manqua dans ma bouche. Je pressai la langue contre mes dents.
— D'autres filles ont des vues sur Kensei ?
— Desserre les dents.
— Pourquoi il s'est séparé de cette fille-là ? m'enquis-je en pointant la nymphe du menton.
Je ne voulais pas perdre une miette de la situation qui se déroulait à plusieurs mètres de là mais la vue des deux êtres ensemble me tordait le ventre.
Soudain, Nino cessa de sourire :
— J'en sais rien. Mais en tout cas avec toi, il est devenu sérieux...
— Ah bon ?
— Hum. C'était pas le cas avant.
— J'ai dû arriver au bon moment alors...
— Ouais, dit-il sans prendre en compte mon cynisme. Il a dû te trouver un truc. Mais il a horreur qu'on le déçoive, tu le sais mieux que moi !
Merci pour la piqûre de rappel.
— Rassure-toi, Clé-à-molette. Quand Kensei croit en quelque chose, il s'investit à fond.
Je ne répondis rien. Quel était le passé de Kensei et de cette beauté ? L'avait-il emmenée sur une passerelle à Dotonbori pour leur premier baiser ? Lui tendait-il d'emblée le casque Special Guest de sa Suzuki ? L'avait-il emmené au garage du Vieux ? À l'aquarium Kayukan ? À la fête de Tanabata ? Tout le reste ? Mon crâne m'oppressait douloureusement.
— Comment est-ce que, après elle, il a pu s'intéresser à moi ? lâchai-je sans plus me soucier de ce que Nino pouvait penser de mon désespoir apparent.
Il réfléchit en jetant des coups d'œil au couple parfait que formaient mon petit-ami et la nymphe.
— Un type populaire comme Kensei n'a plus rien à prouver. Il a dépassé le stade de la superficialité, il l'a dépassée elle. Plus difficile à atteindre que la belle façade, c'est l'authenticité...
Il se racla la gorge :
— Ça doit être comme ça que t'as attiré Kensei.
Toujours contractée, je secouai la tête.
— Moi ? Authentique ? Quand j'ai débarqué, vous avez tous eu du mal à voir au-delà de l'étrangère !
— Ne confonds pas tout. Ce que je veux dire c'est que...
— Je n'ai pas de belle façade.
D'une main, Nino affaissa la peau fine de son visage et tordit la bouche.
— Non ! Ah ! Tu m'énerves ! Ce que je veux dire, c'est que... Tu me soûles, Clé-à-molette ! pesta-t-il à voix basse. T'as une personnalité authentique, t'es authentique, voilà ! Tu ne cherches à copier personne. Et en plus, ta façade, elle n'est pas trop mal.
J'étais stupéfaite.
— Oh, je vois... Merci, bredouillai-je en réalisant l'embarras de Nino qui se grattait l'arrière de la tête.
— Qu'est-ce que t'es lente ! Me faire dire ça, moi... !
— Nino... chuchotai-je malgré tout accablée. Tu m'aiderais à escalader les grilles de derrière ? S'il te plaît.
Le menton baissé, je plaquai mes mains l'une contre l'autre.
— Pourquoi pas. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas fait ! » glissa-t-il avec un regard de conspirateur.
Nino était certainement l'ami le plus étrange qui soit mais mieux valait partager une froide amitié plutôt qu'une hypocrisie sans borne.
Cette nuit-là, je ne poursuivis pas mon cauchemar dans la fosse sous-marine. Je rêvais que Naomi se pendait au bras de Kensei. Tout sourire aux lèvres, ils marchaient en amoureux dans la rue, sous le halo bienveillant de la lune.
Pourquoi Naomi ? Pourquoi pas la nymphe ? Et pourquoi pas moi ? En me réveillant, j'en avais encore la chair de poule.
*
Dehors, l'orage grondait sur un fond sonore de pluie constante et de bruit d'écoulement d'eau. La foudre frappa une première fois, puis une deuxième et une troisième de suite. Je refermai la fenêtre trop tard : les odeurs de bitume mouillé et de ciment froid avaient déjà envahies la pièce. Je tripotai ma petite grue en papier lorsque Jun fit son apparition dans le secrétariat.
« L'établissement ferme bientôt, annonça-t-il en louchant sur l'horloge accrochée au mur. Mais tu ne veux pas sortir, devina-t-il en venant s'assoir sur la chaise en face du bureau.
— Pas tant qu'il pleuvra, répondis-je doucement.
— Tu pourras attendre encore longtemps, alors.
Sous la forte averse, des coups de tonnerre violents suivis de grondements distants retentirent en échos. Ils couvrirent la fin de sa phrase. Regarder la pluie tomber à travers la vitre me donna l'impression de me trouver derrière les parois d'un aquarium et de mener une existence subaquatique.
— Je vais rester là et quand les rafales de vent s'affaibliront, je te raccompagnerai à la station de métro, déclara Jun sans attendre de réponse de ma part. Tu as un parapluie ? »
Je hochai la tête. Il se maintint droit dans sa chaise et nous attendîmes patiemment que l'orage diminue en intensité.
Aux alentours de dix-neuf heures, la pluie devint plus fine et les roulements du tonnerre s'éloignèrent. Jun et moi sortîmes de l'enceinte de l'établissement et longeâmes les docks en direction du métro.
Des voitures et des camionnettes circulaient en envoyant sur les trottoirs des gerbes de flaques d'huile mêlée d'eau boueuse. Leurs passages faisaient crépiter la route mouillée. L'atmosphère s'apparentait davantage à un octobre pluvieux qu'à une fin de mai radieuse. Au loin, des coups de tonnerres secs et violents apeurèrent quelques corbeaux qui s'envolèrent au-dessus de nous en croassant. Le soleil était toujours masqué par de gros cumulus gorgés de pluie mais la force du vent s'était amoindrie. En dépit de celui-ci, il faisait chaud et l'humidité qui s'imprégnait partout rendait l'atmosphère étouffante.
Jun et moi marchions à un mètre l'un de l'autre en tendant haut nos parapluies. Le sol était parsemé de grandes flaques dans lesquelles se réverbéraient les néons des enseignes d'entreprises de bâtiment et de transport.
« Quel sale temps ! maugréa Jun derrière ses long cheveux rabattus sur un côté de son visage. J'ai l'impression que le monde s'aplatit sous la pression de l'air.
— Moi non plus, je n'aime pas cette ambiance pesante.
Son visage plat et pâle se chiffonna.
— Pas seulement la météo, hein ?
— Tu es trop fort pour moi, soupirai-je. Dis ce que tu as à dire sans tourner autour du pot.
Sous son parapluie transparent bon marché, je le vis sourire.
— C'est toi qui es trop perspicace. Ou alors, c'est le tempérament de Nino qui déteint sur toi. C'est quelqu'un de très franc. Un peu trop, parfois.
— Je t'estime beaucoup, Jun.
Il me lança un regard surpris.
— Mais, repris-je, tu caches ta véritable nature.
Une nouvelle fois, son sourire s'évanouit.
— Je te l'ai déjà révélée, dit-il d'un ton où perçait la gravité. La violence peut être intérieure et n'attendre que d'exploser.
— Tu me fais peur, avouai-je.
— Ce n'était pas le but. Désolé, ajouta-t-il en inclinant légèrement le buste.
Nous reprîmes notre lente marche.
— Ne le sois pas, dis-je d'une voix dénuée d'intonation. Chacun fait ce qu'il peut avec ce qu'il est.
Il soupira.
— On vit mieux quand on vit en conscience. On a moins de chocs. C'est pour ça qu'il faut savoir vivre l'instant... Et parfois mettre le passé de côté. Ma haine n'est pas dirigée contre toi. Elle l'est contre les mafieux, se justifia-t-il. J'ai refoulé beaucoup d'émotions jusqu'à maintenant mais entendre ce qu'il vous est arrivé, à Minoru, Ryôta et toi, m'a rappelé de mauvais souvenirs.
Je me tournai vers lui, faisant s'entrechoquer nos parapluies. Je m'excusai à mon tour et lui demandai :
— Est-ce que tu te sens à nouveau vulnérable, à savoir que des clans yakuzas traînent du côté de Nintaï ?
— Au contraire, je suis d'humeur à tout détruire.
— Toi qui cherchais à retrouver un sentiment de sécurité et de tranquillité en emménageant à Osaka... Est-ce qu'il n'y aurait pas de contradiction entre tes désirs et tes besoins ?
— Comme tout le monde, souligna Jun, la mâchoire serrée. Toi tu fuis l'affection et l'amour alors que tu as peur de la solitude et d'être abandonnée.
Après un temps d'arrêt, la gorge serrée, j'acquiesçai :
— De ce que tu viens de dire, je ne suis pas la plus perspicace de nous deux. »
À présent, nous avions quitté la zone industrielle. La bruine s'échouait sur les feuillages de la végétation et s'écoulait dans les gouttières des habitations. La route était mouillée, la rue encombrée et la chaussée était écartelée entre le passage des voitures, des bus, des motos, des bicyclettes et des passants brandissant leurs parapluies comme une arme.
Nous continuâmes d'avancer dans les bruits de klaxons et de marteau-piqueur et nous retrouvâmes bientôt devant la station de métro. Un léger sourire aux lèvres, Jun se campa face à moi. Sa peau était plus blanche que d'habitude, peut-être en raison de la couverture nuageuse qui ne laissait filtrer qu'une triste lumière grisâtre.
La foule du quai était dense et pour que je puisse l'entendre, Jun se pencha.
« Tu essaies de mettre des mots sur tout. Ferme les yeux. Ressens.
— Ressentir quoi ? demandai-je en massant mes paupières.
— Ressens l'air qui passe, répondit-il à voix basse. L'air qui te caresse la peau, joue dans tes cheveux, l'air qui te fait respirer...
— L'air pollué...
Autour de nous, les gens parlaient dans leur téléphone ou fixaient le sol en attendant l'arrivée du métro. Jun mit les mains dans ses poches et, toujours tourné vers moi chuchota :
— Chut. N'ouvre pas les yeux. Ferme-les. Tu verras mieux.
Je suivis son conseil et m'exécutai. Au bout de trois secondes, je n'en pouvais plus :
— Je ressens que je veux rouvrir les yeux.
Jun me considéra d'un air interdit. La rame de métro s'arrêta tout près de nous et le flot de voyageurs commença à s'y engouffrer. Il soupira.
— Tu manques de patience.
— Ce ne n'est pas le moment. Il fait chaud, humide, lourd, il y a plein de monde et je dois y aller ! À plus ! »
Je me faufilai dans la rame et une fois parquée à l'intérieur, me retournai en m'apprêtant à lui faire un signe de main.
Sur le quai, Jun lança : « Juro est mort. Takeo vient de me l'apprendre. Il a été retrouvé sur le périphérique. Une voiture a percuté sa moto de plein fouet. »
Les portes automatiques se refermèrent et le métro démarra.
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Merci de votre lecture !
ノ*゚ー゚)ノ Juro a-t-il eu un accident ? Ou bien...
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