12. La nymphe

[Narration : Lucie]

Le toit était bondé et le cendrier Kaki-pi débordait de mégots. Des fragments de nuages passaient dans le ciel annonçant l'été. 

Takeo balaya l'assemblée d'un regard scrutateur. Quelques jambes gigotèrent mais pour la plupart, les gaillards demeurèrent de marbre. Tout le monde admira le tatouage de Napoléon qui, après avoir retiré sa chemise hawaïenne, se pavana torse nu. Le dessin inscrit sur son flanc droit représentait un aigle dévorant une grue. Plutôt éloquent et à mon goût, médiocre.

« Mec ! s'écria Minoru. On part en week-end tranquilles et toi tu te pointes le lundi avec un tatouage gros comme un ballon ! Normal quoi... Nan mais t'es sérieux ? fit-il la bouche désarticulée.

— Il n'est pas terminé. Y'a encore des séances... Reiji doit faire les détails et le remplissage.

— On va te prendre pour un mafieux ! Plein de lieux te seront interdits ! Tu ne pourras plus venir te baigner à l'onsen* avec nous !

— J'ai toujours détesté ça ! déclara Takeo.

— C'est pour ça que tu pues !

Les Men in Grey et Mika s'étouffèrent de rires. Il n'y avait que Minoru pour oser dire Napoléon des choses pareilles sans craindre de périr dans les trente secondes.

— Au moins, commenta Ryôta en se penchant sur le flanc de Takeo, même si on ne voit pas parfaitement à cause du cellophane, c'est vachement bien réussi ! Reiji a vraiment du talent. Mais j'aimerais pas être à la place de la grue...

— Il t'a fait la réduc' de cinq pourcent alors, ce lâcheur ? se moqua Tennoji.

Takeo acquiesça. Changeant aussitôt d'attitude, il tourna vers moi son visage carré à la peau grasse :

— Il a vraiment abandonné l'école, Clé-à-molette ?

À mon tour je hochai la tête, mal à l'aise. Je m'étais personnellement occupée du dossier de Reiji, l'ancien stratège de la faction. J'avais fait en sorte que tout soit en règle, sauf à omettre ses absences en cours qui auraient pu l'empêcher d'entrer en apprentissage chez le tatoueur-perceur qui l'avait accepté. Je n'appréciais pas particulièrement Reiji mais c'était la moindre des choses à faire pour lui permettre de repartir sur de bonnes bases en quittant Nintaï.

— Bon, alors, s'exclama Takeo en renfilant sa chemise hawaïenne. Ça ne tente personne ? Kensei peut-être ?

L'intéressé eut un sourire creux. Mika croisa les bras :

— Si un jour Kensei se fait tatouer le nom de Clé-à-molette, je gerbe !

Ryôta lui donna un coup de coude.

— Avoue, tu préfèrerais plutôt que ce soit le tien, hein l'Hypocondriaque ?

— Plutôt crever, répondit laconiquement Kensei à la place de Mika.

— Hé, Clé-à-molette ! me harangua Takeo de sa voix d'imperator. C'est quoi, la tronche que tu tires ? Il n'est pas beau, mon tatouage ?

Je m'empressai d'acquiescer. Même si Reiji était doué, je trouvais le dessin affreux. Satisfait, Takeo se désintéressa de moi et répéta la question à chacun de ses suiveurs. Minoru me tapota le sommet de la tête :

— Quand t'es avec nous, y'a toujours un moment où tu tires cette tronche.

— Vous me décontenancez.

— On t'exaspère, surtout ! se moqua-t-il.

— Eh bien, je ne vais pas prétendre le contraire.

— Comme la fois où on a changé de place les dossiers sur une étagère du secrétariat et que la vieille Chiba t'a passé un savon ?

— Par exemple. Ou lorsque vous avez offert une perruque au proviseur au milieu de la salle des profs.

Minoru éclata de rire.

— Faut pas nous en vouloir, hein ! C'était trop tentant !

L'Opossum fit un salut général pour quitter la terrasse. Mais avant de passer la porte, il se baissa à ma hauteur pour que personne ne l'entende :

— Moi aussi je le trouve moche, le tatouage de Takeo. »

À dix-huit heures, je quittai le secrétariat de Nintaï. Minoru était déjà parti et j'attendais que Kensei ferme le local du club de mécanique pour rentrer avec lui. L'air était doux, le ciel clair et dégagé. J'allai proposer à Kensei d'acheter quelques bières et des gâteaux avant de l'accompagner au garage du Vieux. Mais alors que je me dirigeai vers les grilles, je fis face à une vision qui me glaça le sang.

Kensei était bien là, son sac posé sur une épaule et la tête penchée de côté. Il discutait avec une jeune femme. Tous les nintaïens jetaient sur elle des regards involontairement appuyés et incendiaires à Kensei.

C'était une grande fille svelte, habillée dans une robe pourpre seyante. Je jetai un œil à ses jambes longues dont les cuisses étaient à peine plus grosses que les mollets. Des cheveux noirs, lisses et brillants retombaient sur ses épaules menues et ses chevilles semblaient avoir été sculptées par un artiste. Impossible de savoir si elle avait ou non une poitrine, un gilet cachait tout. Son sourire était timide et ses mains si délicates et si blanches qu'elles semblaient presque translucides. Je n'osai pas observer de plus près son visage.

Toutes les nipponnes ne sont pas belles. Mais lorsque l'une d'entre elles l'est, vous n'avez plus qu'à vous coucher par terre et vous enterrer en silence. C'est l'impression que cette beauté me donna. Cette fille était plus radieuse encore que Momoka et peut-être même plus attirante que Maeda dans sa jeunesse. À la réflexion, je me dis qu'il devrait être interdit à certaines femmes d'être magnifiques. Ça éviterait des crises d'angoisse aux autres.

Pourquoi cette nymphe discutait-elle avec Kensei ?

D'un pas traînant, Nino arriva dans mon dos, un sourire malin étiré sur ses lèvres fines.

« C'est de l'artillerie lourde, pas vrai, l'ex de Kensei ?

— Quoi ? Cette... Fille ?

— Ouais. C'était sa copine, du collège jusqu'à la fin de sa première année à Nintaï.

Il enchaîna aussitôt :

— Tout le monde était jaloux de lui.

— Tu m'étonnes ! On dirait qu'elle sort d'un monde parallèle ! Un monde imaginaire fait de licornes, de fées et de paillettes.

Nino étouffa un rire. Heureusement, il était le seul à me surprendre dans cette situation inconfortable. Nous étions cachés par le panneau d'affichage de la cour centrale.

Le sourire de Nino s'élargit encore. À présent, il avait les gencives apparentes.

— En fait, t'as débarquée quelques mois après leur rupture.

Ma gorge s'était serrée au point que j'avais du mal à respirer. Kensei et moi n'avions jamais parlé en détail de nos précédentes relations amoureuses.

Je ne pouvais plus détacher mon regard des silhouettes de Kensei et de son ancienne petite-amie. Ils allaient très bien ensemble. Parfaitement bien ensemble. Ils semblaient autant faits l'un pour l'autre que Sven et Momoka. Tout à coup, je me sentis hideuse, misérable, nulle. Pas à la hauteur. Toutes mes certitudes s'envolèrent. Comment Kensei avait-il pu accepter de se défaire d'un canon pareil ?

— C'était sa copine, répétai-je abasourdie.

— Ouais, réaffirma Nino en sortant un briquet et une cigarette de son paquet.

Je ravalai ma salive.

— Elle est...

— Absolument, merveilleusement, incomparablement sublime ? Ouais... C'est vrai. Kensei a toujours été un gros veinard.

 Je supputai que Nino veuille me faire sortir de mes gonds. Il m'inciterait à créer une esclandre devant les grilles de l'établissement, pendant que lui resterait caché derrière le panneau d'affichage à se gondoler de rires en me voyant me transformer en furie jalouse.

— Tu le fais exprès ? grimaçai-je.

— Nan. J'te dis juste la vérité.

Son visage taillé à la serpe me toisa. Il marqua une pause en fronçant les sourcils, comme s'il cherchait à extirper un lointain souvenir de sa mémoire endommagée par l'inhalation de solvants.

— Hé, Nino ! Essuie la bave sur tes lèvres. Tu vas inonder le sol.

— J'espère que tu te noieras dans la flaque.

— Sale...

— J'me souviens qu'un jour en première année, elle attendait Kensei devant les grilles. T'imagines un peu la scène ?

— Exactement comme maintenant, grondai-je en regardant la nymphe passer la main dans ses cheveux brillants en courbant sa nuque blanche pendant que Kensei lui souriait sans dévier les yeux.

— T'as raison, Clé-à-molette. C'est le même tableau, ricana Nino en suivant mon regard. En ce temps-là, Takeo est arrivé devant eux et a essayé de la draguer. Kensei et lui se sont battus hyper violemment. C'est comme ça qu'ils ont commencé à devenir rivaux dans à peu près tous les domaines.

— Qui a gagné ? demandai-je sans envie de connaître la réponse.

— Aucun. Elle a réussi à les séparer. Attends, tu sais quoi ? fit-il en ôtant sa cigarette de la bouche, les yeux songeurs. Quand Kensei l'a larguée, Takeo est revenu à la charge et l'a provoqué. Ils se sont encore battus. Ça commençait à dégénérer donc cette fois, tout le monde s'y est mis pour les retenir. Je crois même que c'est Eisei qui leur a mis une rouste à tous les deux. Ensuite, cette nana est sortie avec lui.

— Avec qui ?

— Eisei. Elle voulait rendre Kensei jaloux. Mais ça n'a pas marché alors elle l'a vite plaqué. Eisei l'a peut-être encore en travers de la gorge... Tu ne t'es jamais demandé pourquoi ils ne discutaient jamais tous les deux et que c'était Takeo et Miike qui jouaient les intermédiaires ?

Ma mâchoire se crispa davantage et je sentis mes joues bouillir.

À ce moment, je n'eus qu'une envie : m'interposer entre Kensei et son ancienne copine. Mais comment réussir cet exploit devant tout le monde sans passer pour une hystérique ?

Comme j'étais muette, Nino ralluma sa cigarette et se mit à tirer dessus pour combler le silence. Au bout de quelques secondes, il pencha la tête vers moi en plissant la bouche.

— T'es toute rouge, releva-t-il d'une voix amusée. Je ressens tes envies de meurtre... T'as vraiment de mauvaises énergies quand tu t'y mets !

Pour toute réponse, je grognai.

— Tu n'y vas pas ? m'interrogea Nino, le regard dans le vide. C'est le moment où tu devrais arriver sur eux et mettre une beigne à cette fille.

— Mais oui ! Bien-sûr ! Et avoir l'air parfaitement pathétique !

— Ou juste un peu remontée...

— Je ne suis pas une sauvage, répliquai-je. J'ai de la tenue et un peu de dignité.

— Ta dignité, il ne va pas t'en rester grand-chose si tu ne fais rien, rétorqua Nino sans méchanceté en lorgnant Kensei et la nymphe. Normalement, t'aurais rien à prouver... Mais avec une nana comme elle face à toi, t'as moins de chance de survie. Tu te sens comment ? demanda-t-il encore le regard brillant.

— Arrête avec tes questions crétines ! Tu crois que j'ai envie de sauter de joie ? Je veux juste qu'elle disparaisse.

Le sourire de Nino se tordit. Il planta sa cigarette dans sa bouche comme si c'était un piquet de parasol. Puis aussi incroyable que cela puisse paraître, il me tapota le sommet de la tête.

— J'aime bien t'embêter, tu sais ? »

D'exaspération, je levai les yeux au ciel. 


*Bain thermal.


→ ★

Merci de votre lecture ! ♡( ◡‿◡ )

Que pensez-vous de la réaction de Lucie ?  Et de Nino ?  La suite au prochain chapitre !

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