9. Bien pire

[Narration : Lucie]

L'après-midi était doux et chaud. Sur le toit de Nintaï, la radio de Tennoji passait une musique du groupe Show-ya. Son acolyte, Jotaro, avait ramené un bocal vide en guise de cendrier. Une excellente initiative, jusqu'à ce que je constate qu'il l'avait enroulé dans un imprimé représentant un aquarium avec un poisson rouge. « Voilà, on a un poisson rouge sans avoir à s'en occuper » avait plaidé Jotaro en remettant son serre-tête en place. Une logique implacable de fainéant, cela était vrai.

La bande avait approuvé l'initiative avec enthousiasme. L'idée de tuer un faux poisson rouge en l'asphyxiant à la cendre de mégot semblait plaire aux troisièmes années.

Pour fêter la venue de la mascotte en papier, Daiki avait ouvert un paquet de Kaki-peanuts. Le geste du géant morphinomane avait été si violent que des gâteaux apéritifs avaient chutés directement dans le nouvel aquarium-cendrier. Le nom du poisson était tout trouvé : Kaki-pi.

« Douze types, m'a dit Reiji ! Tu ne t'arrêtes plus Kensei ! lança Takeo, le ton léger en se grattant l'intérieur de l'oreille. Alors comme ça, Kensuke est passé à la casserole !

Ainsi, depuis l'épisode du casier, Kensei avait retrouvé Kensuke... Celui-ci aurait dû suivre le conseil d'Izuru et déguerpir de Nintaï tant qu'il en était encore temps !

— Les punks j'men fous un peu... J'espère que t'as bien cogné dans le nez de Kensuke, hein ? s'assura Tennoji en frottant doucement le sien.

Sans un mot, les jambes croisées sur une chaise devant lui, Kensei mit la main derrière sa tête et la craqua d'un coup sec. Il hocha le menton en direction de Tennoji et posa ensuite son coude sur une table, inspirant une grande goulée de nicotine :

— Ce n'est qu'un juste rendu. Ils paient leur dette. Et si c'était à refaire, ajouta-t-il en me fixant, je recommencerais sans hésiter.

— Tu recommencerais ? demanda Minoru.

— J'aurais même dû les cogner plus fort.

Rien dans le visage de Kensei n'exprima la moindre hésitation. Derrière lui, Daiki hurla de rire avant de mordre dans un comprimé. De son côté, Takeo dévisagea Kensei d'un air mauvais en faisant non de la tête.

Certes, mettre une raclée aux agresseurs de ses amis et de sa petite-amie se concevait d'un point de vue pragmatique... Mais Kensei ne savait pas s'arrêter ! Kensuke avait finalement dérouillé, comme les autres punks passés avant lui. Ni Juro, ni Hidetaka n'étaient venus à sa rescousse. Le premier confortait sa nouvelle place dans le lycée Kawasaki tandis que le second demeurait désormais cloîtré dans sa salle de classe en portant le deuil de sa veste en skaï...

La figure de Daiki grimaça et tiqua comme s'il ne se contrôlait plus. Quelques nintaïens tournèrent la tête vers lui avant de retourner à leurs conversations. Le géant gesticula, tordit les bras et sursauta entre les tiraillements. Dans l'indifférence la plus totale des autres, il se mit à suer abondamment en continuant de se contorsionner sous l'effet.

— Qu'est-ce qu'il a pris ? criai-je, alarmée. De l'acide ?

Nino glissa un regard à Daiki et secoua la tête.

— Faut pas t'en faire pour lui, dit-il. Tout le monde sait que l'acide, c'est le mauvais trip. La première – et dernière fois, que Jotaro en a pris, c'était pendant un barbecue sur la berge. Il était tranquillement assis quand tout à coup, il a bondi comme un taré et s'est mis à sauter partout et à se rouler par terre. Il croyait que son bras était en feu. Au final, il a carrément plongé dans le fleuve. Le courant n'était pas fort à ce moment-là mais Tennoji a eu un mal fou à le récupérer ».

Quelques personnes se mirent à rire, y compris les intéressés. Il était connu que les « Men in Grey » ne s'encombraient pas de questions existentielles. Aventureux et débrouillards, ils demeuraient de terribles mufles irresponsables. Pour eux, la vie devait à tout prix être excitante.

Minoru prit la parole pour corroborer les dires de Nino. En attendant, Daiki s'était vautré dans le canapé, le corps tremblant, les pupilles vides et les yeux rouges et embués. Cela ne l'empêcha pas de croquer dans un deuxième comprimé, d'ecstasy cette fois. Minoru insista pour que je m'asseye sur une chaise, dos au géant qui commença à délirer à voix haute en crachant ses poumons.

« Kensei, fis-je en tentant de reprendre mes esprits et d'ignorer ce dont je venais d'être témoin. Est-ce que donner la chasse à des caïds de tous bords était une bonne idée ? Tu t'es fait beaucoup d'ennemis.

— C'était déjà le cas avant. Si je pouvais revenir en arrière, je n'agirais pas autrement ».

Il est difficile de toucher la raison d'un homme obsessionnel. Surtout lorsqu'elle est gouvernée par ses propres démons.

Kensei demeurait insatisfait : Juro était hors de portée. Il écrasa sa cigarette dans le nouveau cendrier Kaki-pi, tapota le sommet de mon crâne et fila rejoindre son club pour surveiller l'avancée d'un démontage de Toyota.

Je m'effondrai sur moi-même. Jusqu'où irait Kensei ? Il avait viré Terminator !

« Relax pour la baston, Clé-à-molette. Ça sera cool, tenta de me rassurer Minoru en traînant la dernière syllabe. Il vint s'accroupir près de moi : Les gars d'en face vont se faire laminer !

— Ce serait bien si je pouvais le dire avec autant de certitude que toi.

Minoru était persuadé que tout allait s'arranger. Mais il était après tout un extraverti passif et indolent qui se laissait vivre et qui prenait la vie du bon côté. Parfois, je l'enviais. Je lui demandai à voix basse, cachée derrière la paume de ma main :

— Est-ce c'est la cicatrice infligée par Takeo entre ses omoplates qui a rendu Kensei aussi intransigeant ?

— Qui t'a parlé de ça ?

— Nino.

Minoru se révéla étonné qu'il m'ait confié ce secret.

— Je ne peux pas te répondre, dit-il en baissant ses yeux noirs rehaussés de cernes. Il se pencha et refit les lacets de ses Dr. Martens. En tout cas, c'est une cicatrice de haut niveau.

Les yeux grands ouverts, Minoru se racla la gorge et releva le menton: « Et encore, son dernier traumatisme a été de te veiller dessus, allongée sur un lit d'hôpital. Cette agression l'a remué, tu sais. Il s'en est vraiment voulu de ne pas avoir été à ta place...

Un silence plana.

— Minoru, concernant la bagarre qui se prépare, je ne veux pas revivre...

Une lueur inquiète valsa dans ses yeux. Nous nous considérâmes quelques secondes sans parler. Les mêmes images défilèrent dans nos esprits : celles de notre passage à tabac dans la ruelle.

— Je ne peux pas revivre ce qu'il s'est passé dans la ruelle. C'est au-dessus de mes forces.

Nino passa à proximité, tel l'ombre d'un aigle :

— Sois réaliste, Clé-à-molette. Pendant la prochaine baston, il n'arrivera pas ce que tu redoutes. Ce sera pire.

— Arrête de la brutaliser, bouffon ! » s'arc-bouta Minoru.

Il ne restait plus qu'à espérer que l'oracle aux yeux de glace se trompe. Nino était décidément du genre à offrir une corde avec un joli flot à un suicidaire au lieu de l'empêcher d'aller au bout de son intention. Il proposa gracieusement une Seven Star à Minoru : le grand escogriffe s'en empara et se calma aussitôt comme s'il était un enfant à qui Nino avait tendu une canne en sucre. Ce dernier se rassit et se mit à gratter dans son coin les vieilles cordes de sa guitare. Au coin de ses lèvres, s'était dessiné un sourire ambigu. Toujours affalé dans le canapé, Daiki prit un troisième comprimé.

*

[Narration : Minoru]

En repensant à la veille, je m'insultai mentalement d'avoir accepté la clope de Nino. Il était trop dur avec Lucie. La pauvre ! Moi qui imaginais qu'elle s'était habituée à nous !

Miike triait avec soin ses clichés, dont la moitié encore était étalée sur trois tables de la salle du club de photographie. La pièce était étroite, obscure et peu aérée. Comme dans toutes les salles, elle avait une odeur ténue de tabac froid mais aussi d'encre, une émanation du genre à faire vraiment mal à la tête. Assis face à Miike, je passais les photos en revue avec un désintérêt évident. Derrière ses lunettes aux verres oranges surplombant ses joues maigres et mal rasées, Miike les examinait, grattait un peu son bouc, les plaçaient sur une pile, puis les envoyait dans mes pattes d'opossum.

Nous étions seuls. Quand je n'étais pas sur le toit ou en train de m'entraîner à l'athlétisme et que je voulais un peu de tranquillité, je venais ici. Les volets étaient toujours fermés. Miike, en tant que président du club de photographie, avait installé des lampes à lumière blanche. Le reste de la petite pièce était sombre, avec des murs impactés par les meubles déplacés brusquement. Je n'aimais pas tellement cet endroit : il y régnait un nuage poussière et d'encres en poudre qui me piquait continuellement le nez. Ce que je détestais encore plus, c'était que Miike se soit rangé du côté de Satomu et ne s'allie pas à nous dans la prochaine bagarre. Je comptais sur lui, pourtant.

Kensei, lui, avait réussi à convaincre tout son club en plus d'une classe entière de premières années ! Il avait le beau rôle !

« Tu penses encore au trafic de drogue, hein ? T'as vraiment eu les jetons de te faire démolir après avoir raconté partout que Fumito faisait n'imp...

— Je ne t'en parle même pas ! répondis-je. M'enfin, la baston dans la ruelle contre les punks m'a bien rétamé !

— Je te le répète : ce n'est pas Satomu qu'il faut épingler, me dit Miike en passant distraitement une main dans ses cheveux courts décolorés d'une couleur pire que canari. 

— J'étripe qui, alors ?

— Je n'ai mentionné aucune torture.

Miike ferma les yeux et poursuivit :

— A mon avis, Satomu a les mains propres... Il est juste froid et rude. C'est peut-être Ichiro qui cache quelque chose.

Les hypothèses s'embrouillaient dans ma tête, comme des fils enchevêtrés. Une vraie pelote de laine ! Je n'avais plus de repère, plus d'axe où regarder, mes pensées filaient dans tous les sens.

« Je fais quoi, maintenant ? demandai-je. A la base, j'ai rien fait de mal !

— Tu te montres discret quand tu entres dans un pachinko.

— Les jeux de billes et de hasard, c'est pas mon délire.

— Ça ne t'a jamais empêché de rien, rétorqua Miike à mi-voix. C'est bien toi qui a offert une kokeshi.

— J'suis vraiment nul.

— T'aurais dû lui offrir un truc de valeur. Les gonzesses aiment le clinquant.

— Toi et moi, on n'a pas la même définition de ce qui a de la valeur... Mais ouais, je vois l'idée ».

Mon ton tremblait, mes yeux clignaient. Miike me jetait un œil de temps à autre à travers ses lunettes aux verres orange. Je n'avais pas l'intention de donner libre cours à mes sentiments mais être au creux de la vague était une sensation humaine difficile à maîtriser.

Merci de votre lecture ! ~

Ça y est ! Vous avez déjà fait atteindre au tome 3 plus de 1000 lectures ! Vous êtes géniaux !

Prochain chapitre : suite de la discussion entre Miike et Minoru ! 📷

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