8. Vipère et Vélociraptor

[Si Shôji continuait de s'approcher, nous serions découverts.]

— Pas de nouvelles pour Kawasaki, répondit Izuru. Mais pas de changement non plus. D'ailleurs, file-moi la barrette.

Je vis dans la pénombre les yeux bridés de Shôji s'exorbiter. Je devinai ce qu'il était en train de penser : les deuxièmes années bénéficiaient réellement de l'influence de Juro pour se procurer de la drogue par le même dealer que celui auprès duquel les jeunes de Kawasaki se fournissaient.

— A plus ! ».

Izuru quitta le couloir à pas lents.

Kensuke attendit quelques minutes et prit la direction opposée.

Une fois qu'il n'y eut plus aucun bruit dans le couloir, Shôji rouvrit doucement la porte du casier.

« Combien y-a-t-il de taupes à Nintaï ? m'enquis-je d'emblée, le souffle court.

— Franchement, aucune idée » fit-il les yeux clignotants.

Shôji devait mourir d'envie de courir trouver sa classe pour déballer le bulletin d'informations de l'après-midi.

Mais il se campa face à moi et débita : « Maintenant on est certains que Naomi sort avec Kensuke et que c'est elle qui a commandité le lynchage dans la ruelle. Ça a arrangé Juro qui en avait après Takeo et Kensei ! Il vous avait raté en moto, nan ?

J'acquiesçai, encore bouleversée par ce souvenir.

— Mmmh... T'as entendu comme moi : pour être sûr de son coup, Juro a même été jusqu'à payer Kensuke.

Shôji fit une pose pour ordonner ses réflexions :

— On sait aussi que Kensuke est mort de trouille que Kensei lui mette le couteau en travers du visage... En plus Izuru, qui s'est allié à Juro, l'a envoyé paître devant sa demande de protection. Et... Ouah ! Les types de Kawasaki doivent être méga furax que Naoki ait mis un des leurs à la flotte.

Je le coupai dans son élan.

— Une seconde. Qu'est-ce que tu crois que Naomi ait donné à Juro pour qu'en échange il obéisse à son désir de princesse victimisée et que je fasse partie du passage à tabac ?

La bouche de Shôji se tordit sur le côté.

— Devine. T'as vu la gueule de Kensuke ? Qui voudrait sortir avec lui ? Il est aussi crétin que moche... Son père a dû se tromper d'orifice pendant la conception !

— Tu peux être plus explicite ?

Il me lança un regard égrillard :

— Shôji ! Ne me dis pas que Naomi se... Vend...

— J'pense même pas que cet abruti de Kensuke soit au courant ! ricana Shôji. Il se fait non seulement exploiter par Naomi mais aussi par les mecs qui lui passent dessus. Quel cul de pigeon celui-là !

— Juro et Naomi sont ensemble ?

Shôji hocha la tête plusieurs fois.

— Je l'ai deviné y'a pas longtemps mais là, j'aila confirmation tacite ! Naomi prend tout ce qui passe et qui satisfait ses intérêts ».

Une sensation désagréable escalada ma poitrine. La gêne me prit à la gorge. Toutefois, il ne fallait s'étonner de rien de la part de Naomi. Cette vipère était une véritable chabraque excentrique et déséquilibrée. En parallèle, Kensuke était un nuisible et accessoirement, le dindon de la farce. Elle et lui faisaient la paire. Ils pouvaient s'amuser à cracher leur venin en cœur et à se défoncer en joie. Juro, lui n'avait à la supporter qu'à mi-temps, apparemment.

Shôji gratta sa joue émaciée.

« Elle est gonflée, Naomi. Avec son petit business, elle se fait des blindes.

— Son business ? Un trafic de drogue, elle aussi ?

— Nan, nan. L'enjo kosai,* tu connais ? 

J'acquiesçai, estomaquée. 

Shôji sortit les mains des poches, s'apprêtant à repartir en courant. Je le retins par la manche et il me regarda de travers :

— Tu en es bien certain ?

— Affirmatif. Tu vois, des godasses, Naomi pourrait s'en offrir plein de paires par ses propres moyens ! Tout ce fric...

Il s'interrompit, avec l'air des prospecteurs qui jubilent d'avoir découvert une mine d'or.

— Ah ! Là, on est absolument sûrs que la 2-B de Izuru et la 2-C d'Hidetaka sont toujours en contact avec Juro, qui donne des instructions depuis Kawasaki et que c'est par son intermédiaire qu'ils s'approvisionnent en stups'. Shôji ouvrit grand les yeux : J'aurais aimé voir la tronche de Fumito s'il avait su que Juro l'avait doublé dans son trafic !

— Juro a quoi ?

— Ben oui ! Ils ne pouvaient pas se saquer ! Juro a dû être sacrément content quand Fumito s'est fait arrêter ! ».

Shôji était sur le point de se retourner, lorsque je saisis de nouveau son bras.

« Tu es sûr de ça ? Juro et Fumito n'entendaient pas ? Juro voulait reprendre son trafic ?

— Bah, ouais ! On le sait tous !

— Euh... Tu... Eux, ils...

— Quoi ? Parle ! J'suis pressé !

— Est-ce que tu sais si Fumito ou Juro font ou ont fait partie d'un clan yakuza ?

— Yakuza ? Pas du tout, dit-il l'air surpris. Juro est un bôsôzoku. Mais Fumito, lui, devait avoir l'intention d'en intégrer un, de clan yakuza. Pourtant, il ne les a jamais rejoints quand il était à Nintaï.

J'étais abasourdie.

— Je n'en reviens pas que vous continuiez tous à étudier dans le même établissement. C'est... Fou.

— On s'évite ! C'est simple ! Laisse-moi y aller maintenant.

— Bien, bien... Hé ! me rappelai-je. N'oublie pas que tu me dois un café ! D'ailleurs, évite aussi de te faire toi-même des mots d'excuse d'absences en cours. Personne n'est dupe et encore moins la vieille Chiba ! ».

Shôji se fendit d'un sourire et déguerpit en un éclair vert en direction de sa salle de classe.

A mi-chemin, il fit volte-face me lança :

« Au fait, secrétaire, tu connais la meilleure ?

Je fis non de la tête.

— En fait, Izuru a raté l'actualité ! Hidetaka vient de revenir à Nintaï ! révéla-t-il. Je l'ai vu ce matin : il a un bandage autour du crâne qui lui recouvre les joues. Kensei n'y est pas allé de main morte : on dirait une momie périmée ! ».

Les nouvelles apportée par Shôji se répandirent avec cette incroyable célérité de transmission des malheurs collectifs : la faction de Takeo allait devoir se montrer prudente.


*Enjo Kosai: Autorisée tacitement par la loi tant qu'il n'existe pas d'attouchement sexuel sur mineur, l'enjo kosai est une pratique par laquelle des adolescentes, généralement des lycéennes et des étudiantes, se font payer par des hommes en tant qu'escort-girl. Il arrive que la pratique dérive en prostitution, laquelle est illégale.

*

Dans le salon de Maeda situé au-dessus de la bijouterie, Sven me resservit une tasse de thé. Il avait terminé ses examens et avait tout son temps libre pour m'aider à finir mes devoirs avant l'évènement du surlendemain : le undokaï** de Tomomi, la petite-sœur de Kensei. Je n'avais pas beaucoup avancé dans mes études, trop préoccupée par les problèmes de l'établissement Nintaï.

Sven et moi eûmes bientôt achevé de relire quarante pages de contrat surlignées de toutes les couleurs : le fabuleux métis était un être méticuleux, organisé et parfaitement rigoureux.

— Si Samsung engage une contestation oblique, tu crois que Qi-Zue pourra se prévaloir d'une inopposabilité ?

— On a tout faux, Sven. Au départ, c'était une obligation facultative et non conjonctive ».

Il râla et repassa en revue tous les coups de surligneurs jaunes et verts. Ambitieux et tenace, Sven était capable d'efforts prolongés allant jusqu'à l'obstination. Les qualités du futur juriste d'entreprise ne devaient s'accomplir que dans une activité exigeant de la précision et de l'exactitude. Mais s'il était attiré par l'argent, l'indépendance et le pouvoir, il était avant tout animé de bons sentiments.

Pourtant, en y regardant de plus près, Sven aurait dû se méfier de son sens inné du jugement, celui-là même qui conduisait à la médisance, comme celles qu'il portait sur Kensei. Pour le métis, Kensei n'était rien d'autre qu'un bôsôzoku bagarreur qui revendait au noir ses véhicules rafistolés. C'était dans sa passion pour la justice que l'intolérance de Sven prenait sa source : il aimait l'ordre, la discipline et la loi. Point barre.

D'ailleurs, Maeda ne l'aidait pas dans ce sens. Sven était le portrait craché de sa mère en matière de maniaquerie et de bonne éducation. Si elle avait eu un conseil à donner à Sven, cela aurait probablement été : « Écoute ton cœur, mon fils ! Écoute ton cœur et écoute ta mère ! ».

« Arrête de chercher le détail Sven, et sois plus concis.

— Ah ! La rigueur juridique française ! se plaignit-il.

— Ne m'en parle pas... Ah, au fait, tu as résolu le problème concernant tes groupies ?

Sven abandonna ses feuilles, s'alanguit sur le canapé et baissa ses incroyables yeux bleus électriques sur moi.

— Ça aura pris du temps. Mais c'est réglé. Je leur ai annoncé que si elles créaient le club et imprimaient leurs fichus tracts, je les poursuivrai en justice pour harcèlement.

Je le dévisageai, dubitative.

— Quel radicalisme ! Ce n'était pas exactement le plan...

— Il faut ce qu'il faut » se contenta-t-il de répondre, les yeux pleins de franchise.

Puis, comme s'il venait de s'en rappeler, il sortit de sa poche un objet : « C'est cadeau. Je suis passé devant, la machine m'a tendu les bras et j'ai craqué ».

C'était un gashapon de Happy, le chat bleu du manga Fairy Tail. Dans les années soixante-dix, l'entreprise Bandai avait eu la très lucrative idée d'inventer ce petit jouet en plastique haut d'une dizaine de centimètres, représentant le plus souvent des personnages du décor animé nippon. À vocation décorative ou de porte-clés, ils se trouvaient dans des machines où il fallait insérer l'équivalent de deux euros pour que le jouet tombe dans les mains, dans un ordre hasardeux.

Je remerciai Sven à grands renforts d'accolades.

« Merci.

— C'est normal, dit-il. Tu es la meilleure personne que j'aie jamais rencontrée. Belle, à l'extérieur mais surtout à l'intérieur. Tu as vraiment de la patience avec ces nintaïens ».

**Undokai : Fête sportive scolaire.


Merci de votre lecture ! ~

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