70. Persécution
Avant-dernier chapitre
Reizo déverrouilla la porte de la salle d'eau et s'en écarta aussitôt pour se rasseoir sur le rebord du matelas. La pluie s'était arrêtée. Grelottante, je ramassai mes affaires posées sur le sol et les enfilai, avec la sensation qu'ils brûlaient ma peau raide. Reizo m'observa, une cigarette coincée entre ses lèvres minces. Une fois habillée, il me tendit une canette de bière que j'envoyai voler à travers la pièce.
« Ne refais plus jamais ça ! lui criai-je au visage.
En réponse, il eut un sourire narquois.
— Quoi ? Il faut un peu t'endurcir ! Tu ne sais pas ce que c'est que d'avoir froid, toi ! se moqua-t-il sans bouger.
— Ce n'est pas parce que tu penses que je ne le sais pas que tu dois me le faire subir !
— Non mais regarde-toi... Une vraie petite princesse !
Avez-vous déjà ressenti cet affreux sentiment d'être sali par un regard ? Il traîne sur vous, vous badigeonne de ridicule et de fourberie.
Je m'assis sur mes genoux, pris mon courage à deux mains et parlai d'une voix claire et résolue. J'espérais que ma détermination réveillerait sa placidité.
— Cette information capitale sur Kensei qui date de trois semaines. Dis-la. Maintenant !
— Les vérités s'accompagnent de souffrance. Tout le monde le sait.
— Je veux connaitre la vérité.
Reizo laissa échapper un petit rire. Bref, sardonique, agaçant.
— Tu veux donc souffrir.
Que voulait-il dire par là ? Essayait-il de m'impressionner ?
— Si c'est le prix à payer. Oui. Je veux savoir, insistai-je.
Toujours assis sur le matelas, il releva le menton et joignit ses mains sur ses cuisses :
— Ce que je remarque chez toi, Lucie, c'est que tu sais comment t'y prendre pour convaincre les gens. Ou plutôt tu dégages quelque chose.
Reizo m'inspecta de haut en bas, de ses yeux noirs étirés. Il me mettait mal à l'aise lorsqu'il s'y prenait avec autant d'insistance. Je souhaitais disparaître, me réfugier dans une cachette. Mais il me retrouverait de toute façon.
Je fronçai les sourcils. Reizo modifia légèrement sa posture en avançant son visage. Il me scruta intensément, me transperça le corps de fond en comble. J'eus l'impression qu'il arrachait mes vêtements.
J'attrapai une mèche de cheveux et entrepris de l'entortiller pour me calmer. Reizo reprit sa position initiale et parla d'une voix détachée, dénuée d'émotion.
— D'habitude, tu arrives à passer à côté, par-dessus, par-dessous les barrières que t'opposent les gens. Ça te fait quoi, d'être surpassée ?
— Surpassée par qui ? Par un triste paumé, dont l'imagination n'est stimulée que par des excitants ? Alcool, café, tabac, liaisons sans avenir et tout à la fois !
La mâchoire de Reizo se crispa. Ses yeux s'emplirent de rage et d'aigreur. Mon cœur se mit à battre à tout rompre.
Il m'attrapa par les épaules et me pressa la joue contre le sol. Sous le coup, j'eus l'impression que j'allai mourir.
— Ne me cherche pas, p'tite poisseuse ! gronda-t-il entre ses dents.
Cette poussée d'alarme manifestait bien qu'il devait avoir des choses à cacher, lui aussi. Il me relâcha, se rassit sur son matelas et poursuivit en grimaçant.
— Contrairement à ce que tu penses. J'aimerais avoir un autre mode d'emploi : un peu moins d'alcool et un peu plus liaisons. Les jolis corps excitent mon intellectualité.
— Qu'est-ce que tu fais de tes engagements ? dis-je en me malaxant doucement la mâchoire. Tu as promis que tu me révèlerais une information essentielle sur Kensei. Je l'attends toujours.
— De mon côté, soupira Reizo le ton irrité, j'ai décrété, dans l'hypothèse où je saurais un truc, que je n'te dirais rien. Pour le moment. Tu devras te contenter d'être patiente.
Je me relevai et marchai à reculons vers la sortie. Son regard suivit chacun de mes gestes.
C'était un échec total. Je n'avais aucune emprise sur Reizo. Pourtant, il savait quelque chose sur Kensei. Son ton avant d'entrer au Black Stone n'avait pas été feint.
— La patience, ça me connait, déclarai-je sur un ton de défi.
— Bien. Bien.
— Nous nous reverrons donc quand tu auras décidé de tenir ta promesse » achevai-je avant de claquer sa porte.
Je dévalai les marches du bâtiment et courus pour rejoindre la station de métro.
Dans mon sac, mon portable se mit à vibrer en continuité. Je ne l'ouvrai pas avant que les portes de la rame se soient refermées. C'était Kensei : « Ma petite lune, je suis au garage. Si je ne suis pas devant ta résidence dans deux heures, relis ce message ».
Pourquoi, soudain, mon monde se distordait-il ? Bizarrement, j'eus une pensée pour Naomi. Bien que mon cœur soit broyé comme par un compacteur à ordures, je commençais à me demander si je ne lui ressemblais pas.
Je revins aussitôt sur cette idée : à la différence de Naomi, les nœuds se démultipliaient dans ma poitrine. Mais pouvais-je encore me vanter d'une quelconque fidélité ? Je m'appliquai scrupuleusement à un exercice respiratoire et me repris. Beaucoup de membres de couples avaient déjà trompé leur partenaire, depuis l'aube des temps et pas qu'une fois. Parmi mes proches, je pouvais citer mes parents.
J'avais beau me le répéter, la culpabilité et la colère contre moi-même me tenaient suspendue par un fil au-dessus d'un précipice.
*
Le temps s'était définitivement rafraichi. L'hiver ne tarderait plus à arriver. Kensei avait reporté notre rendez-vous à aujourd'hui, dimanche.
En ouvrant la porte de la résidence, des croassements de corbeaux m'accueillirent. Je testai une dernière fois la température et enfilai un bonnet et des gants noirs, comme mon manteau. A l'instar de Sven, mes habits étaient simples : nous n'aimions pas nous faire remarquer dans la rue. Avec mes traits d'étrangère, je savais pourtant que c'était peine perdue d'avance.
Sven me manquait terriblement, j'aurai eu besoin de lui parler. Chaque fois que j'essayais, quelque chose le retenait et il reportait nos rencontres.
Je descendis les marches du perron de la résidence et expirai tout l'air disponible dans mes poumons. Un petit nuage blanc se matérialisa sur mon souffle J'enfonçai le nez dans mon écharpe pour atténuer la froidure du vent et marchai plus vite que d'habitude en direction du métro.
Arrivée devant les canisses rouges, j'inspirai un bon coup et pénétrai dans le restaurant.
Tomomi ne me sauta pas dessus, elle accompagnait ses parents dans un marché de grossistes. La salle du restaurant était déserte, c'est Kensei qui m'accueillit. Il m'embrassa sur le front et m'incita à entrer dans sa chambre où deux bols de nouilles fumant nous attendaient. C'était lui qui les avait cuisinés. Lorsqu'ils furent vides, je m'assis sur son futon. Nous discutâmes, sans entrain.
« L'enquête sur Fumito piétine. Tu m'avais dit que Takeo réglerait cette affaire avec Eisei.
Embarrassé, Kensei passa la main dans ses cheveux et grogna.
— Tu parles... Il est bien trop occupé à fumer et à boire. Je préférais encore le temps où Juro était à Nintaï. A cette époque, les choses bougeaient.
— Un peu trop, quand même. Pour moi, ajoutai-je.
— Ça m'arrangerait que Takeo se fasse un peu dégommer, lâcha Kensei. Il se remuerait et Eisei serait obligé de prendre les devants avant que quelqu'un rattrape sa position de chef de l'établissement.
— Qu'est-ce que tu proposes ?
Il donna un léger coup de poing sur son bureau :
— Retourner se battre contre les ordures Kawasaki. T'avais raison. Le combat d'octobre les a repoussés mais il n'a rien réglé pour la drogue, pesta-t-il.
— Si. Ça a démontré que la baston n'était pas la meilleure façon pour dénoué le mystère de l'affaire Fumito. Peut-être qu'une autre solu... »
Kensei se rembrunit. Il saisit les bords de son étagère d'outils à s'en blanchir les jointures des phalanges.
Avant le combat, Takeo s'était mal comporté vis-à-vis de lui. Sur le toit, il avait déclaré que le résultat de la bagarre serait décisif : « On doit et on va les rétamer. Peu importe qu'on se retrouve tous avec des balafres dans le dos, on va le faire ! ». Kensei l'avait assassiné du regard et Takeo s'était contenté de lui sourire ironiquement. Il n'aurait servi à rien de lui rappeler que lui-même avait été défiguré par Juro. C'était une pique gratuite. De plus, la cicatrice de Kensei était sans commune mesure de par son aspect, son étendue et sa profondeur.
Dans la chambre, les cactus empoisonnés par le tabac avaient disparu. Ne subsistaient que des pots servant à maintenir en place des bâtonnets d'encens à la verticale.
Sous la lumière de la lampe de bureau, les reflets des cheveux de Kensei donnaient l'impression d'être des étincelles. Sa coloration ne ressemblait plus à rien. Après des centaines de shampooings passées dessus, on aurait dit que des flammèches s'échappaient de sa tête.
« Pense à autre chose. Ça fait un moment que... Nous ne nous sommes pas retrouvés, tous les deux » tentai-je timidement.
Je voulais, pour affronter Reizo, que Kensei me prouve une énième fois que nous étions faits pour être ensemble, qu'il était le meilleur. Cela, j'en étais intimement persuadée. Mais je prendrai note de tout et pourrai balancer à ce monstre manipulateur le moindre détail pour qu'il me fiche enfin la paix.
Outre cette volonté vengeresse, cela faisait longtemps que mon cœur n'avait pas cogné fort. Or, j'adorais cette habitude qu'il avait, dès que nous étions seuls, de me soulever contre un mur pour m'embrasser jusqu'à ce que nous n'ayons plus de souffle. J'aimais m'étourdir du grand cyclone de plénitude que Kensei produisait en moi, le vent dans le creux de mon ventre qui y façonnait des tornades de chaleur. Après ces moments, j'avais l'esprit totalement vide.
« Je n'ai pas la tête à ça, murmura Kensei. Désolé ».
Plus que ma propre déception, je ressentis dans le filet de sa voix basse qu'un évènement grave s'était produit. Je me levai du futon et m'assis sur un bras de sa chaise de bureau. Raide, Kensei n'esquissa aucun geste. Je saisis aussi délicatement que possible son visage entre mes mains.
« Fais-moi plaisir alors, refais ta coloration. Il y a autant de noir que de reflets blond paille dans ta tignasse.
— J'peux pas. Mon coiffeur a eu des soucis.
— Comment ça ?
— Il est mort. D'une crise cardiaque.
Horrifiée, j'eus un mouvement de recul.
— D'une crise cardiaque ?
— Moi, j'y crois pas ».
Il était sérieux.
En ce cas, de quoi son coiffeur était-il décédé ?
Merci de votre lecture ! ~⭐
Ceci était l'avant-dernier chapitre du tome 3 !
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