7. A la pêche

Ma dissertation sur les exceptions japonaises en matière de propriété intellectuelle imprimée, je m'installai dans mon canapé, les stores descendus, une tasse de chocolat chaud à la main. L'idée d'un carnage à grande échelle, me plongeait dans un état d'angoisse. C'était une peur gluante qui me collait à la peau et qui la pénétrait jusqu'à mon esprit pour mieux le dissoudre. Chacun en sortirait vivant bien sûr. Il ne serait question que de se bourrer de coups pour définir lequel des deux gangs était le plus fort.

J'allumai la télévision et éteignis le son.

Il y avait Minoru. Un doute m'assaillait quant à son attitude. J'étais consciente qu'il se sentait bien en ma compagnie. Une lame tranchait le cadre uniforme : le regard perturbé qu'il m'avait lancé pendant que nous nous faisions tailler en pièces dans la ruelle par les punks. Cet échange n'avait duré qu'un laps de temps. Pourtant, il avait agi comme un révélateur.

L'incident avait provoqué quelque chose en moi dont je ne me serais jamais crue capable : frapper. Cela en soit n'avait pas de quoi me réjouir et n'était certainement pas bénéfique à mon karma. Cependant, j'avais commis l'acte dans un seul but : protéger Minoru, coûte que coûte. Le coup avait puisé toute l'énergie de mon corps et était venu se ficher avec précision dans la mâchoire de Juro. La sensation d'un craquement avait couru le long de ma main jusqu'à mon épaule. Les os du Vélociraptor avaient dû vibrer plus fort que je ne l'avais imaginé.

Jusqu'alors, aucun évènement ne m'avait confrontée à pareille situation, même lorsque j'avais été agressée par les deux individus en rentrant à la résidence. Mettre un coup de genou à un endroit bien placé m'avait alors paru insurmontable.

Pour Minoru, je n'avais pas hésité un instant.

J'avais frappé, même si je savais que cela ne servirait à rien. Auparavant, j'aurais mille fois pesé le pour et le contre, réfléchissant à ce qui viendrait après, aux poursuites judiciaires qui en découleraient. Parce que je pensais que le droit était le seul moyen qui restait à la disposition des faibles pour se défendre et faire valoir ses droits devant un juge. La donne avait changé : dans certaines situations, le droit était inefficace et pour moi, tout un monde s'effondrait.

Ma tête s'embrumait à mesure que je songeais à Minoru.

Quoiqu'il en soit, au Black Stone, il avait été publiquement admiré grâce à son raisonnement judicieux. Je regrettais de ne pas avoir été présente mais étais heureuse qu'il récolte enfin les fruits de sa perspicacité. Une reconnaissance de la part d'Eisei ou de Takeo était le summum des trophées et des médailles à Nintaï.

*

La température avoisinait les vingt-huit degrés. Depuis les fenêtres brisées de l'établissement Nintaï, la vue donnait sur les bâtiments d'en face et les alentours bordés d'herbe jaunâtre. Parcourant le couloir crasseux, je regardai par une vitre sale une voiture passer, lorsque soudain, Shôji se matérialisa à côté de moi. Je frôlai la crise cardiaque.

— Salut, Clé-à-molette ! Ça gaze ?

La main sur le cœur comme si j'avais pu ralentir mes palpitations, je repris mon souffle :

— Bonjour, Shôji. S'il te plaît, évite de me surprendre et... De m'appeler ainsi lorsqu'il y a des professeurs à proximité ! Hé ! Tu n'es pas en cours ?

— Ah, oublie. Désolé. J't'ai vue et j't'apporte une nouvelle toute fraîche. Ça concerne Kensei.

Au lieu de le réprimander, je tendis l'oreille.

— Il a persuadé l'intégralité du club de mécanique et de la 1-A de s'allier à nous dans la bagarre contre Juro et le lycée Kawasaki...

— J'en connais qui vont être ravis !

— La gloire, ça attire ! Surtout quand la baston est menée par des types comme Takeo et Kensei ! ».

Je considérai Shôji, le sourcil levé. Il répéta : « C'est du lourd ! C'est du lourd ! ». 

Mais rapidement, il corrigea son enthousiasme. Le front plissé dans un air soucieux, il déclara : « Mais les cinquièmes années n'iront pas au rif. Satomu a été catégorique et Miike l'a suivi ».

Le petit-frère de Mika réfléchit pendant ce qui parut être un long moment, le menton dans la main, le bras entourant sa poitrine et compléta : « On ne peut rien leur demander de plus. Eisei a déjà approuvé leur décision ».

La poitrine serrée, je le remerciai de m'avoir divulgué ces informations en exclusivité.

Nous allions poursuivre notre chemin chacun de notre côté, lorsque nous perçûmes des pas discrets sur le linoléum désert. Ni une, ni deux, Shôji, mut par un stupéfiant réflexe, ouvrit la porte du local de rangement situé à l'angle du mur et se cacha dedans... En m'entraînant avec lui. Je résistai mais Shôji m'intima le silence. Les pas s'arrêtèrent à quelques mètres du local.

« Tais-toi. J'veux entendre ! me souffla-t-il à voix basse.

Je fus d'abord choquée par la manœuvre mais après tout, c'était le quotidien à Nintaï.

— Tu recherches quel genre d'information ?

Le local de rangement était très étroit, sombre, puait la Javel, la rouille et les lacets de la serpillère qui n'avaient pas suffisamment séché me chatouillaient les mollets.

— J'veux savoir pourquoi Juro s'en est pris à Naoki et pas à quelqu'un d'autre ! dit Shôji.

Bien évidemment, Naoki était son leader exclu... La classe 2-A devait se sentir seule sans son chef.

— Tu comptes trouver la réponse comme ça, au hasard ? En écoutant toutes les discussions dans les couloirs ? ».

Il répondit qu'à la pêche, tout était bon à prendre.

Je m'immobilisai. Pourvu que cette fouine n'ait pas rôdé du côté du secrétariat lorsque Kensei et moi nous y enfermions ! Je sentis mes joues virer au rouge.

Shôji n'y prêta pas attention ; il plaça un œil devant le trou de la serrure. Aussi maigre que son grand-frère, la première chose que l'on repérait chez Shôji était son extravagante coloration de cheveux verte. Si le choix n'était pas d'une grande discrétion pour son occupation d'espionnage, il avait le mérite de changer du paysage gris des couloirs. Au-delà de sa tignasse, sa figure aux joues émaciées, aux oreilles décollées et au menton fuyant le rendaient atypique.

Compressés l'un contre l'autre, nous étions gênés. Dans le même temps, le local était minuscule et nous ne devions pas attirer l'attention. Nous muselâmes nos souffles. Mon cœur battait très vite mais je sentais que Shôji avait raison : nous devions rester dissimulés. De toute façon, il était trop tard pour en sortir sans que cela ait l'air vraiment embarrassant.

Une voix retentit dans le couloir.

« Alors Kensuke ? Tu ne fais pas de tour au troisième étage ?

— Tu plaisantes ? Si je croise ce fou furieux de Kensei, j'suis mort ! T'as vu ce qu'il a fait à Hidetaka ?

— Ouais... Ça craint. Pour toi. Mais t'en fais pas, t'es tellement facile à frapper que Kensei n'y prendrait aucun plaisir. C'est pour ça qu'il ne t'a pas poursuivi... En tout cas, pas encore.

— Hé ! Izuru ! gémit Kensuke, le ton aigri. J'ai fait ce que vous m'avez dit ! Je suis allé les piéger au Maruschka ! Tu pourrais au moins me protéger !

Shôji tiqua et enfonça sans le faire exprès son coude pointu dans mes côtes. Je serrai les dents pour enrayer la douleur et retins ma respiration.

— Calme-toi, mec, soupira le leader de la 2-B. Commence par fermer ta braguette après avoir pissé. C'est Juro qui a donné les ordres, pas moi. J'te dois rien. C'était une mauvaise idée de toucher à la secrétaire. Vous saviez parfaitement comment Kensei allait réagir, alors te plains pas !

— Quelle cruche, celle-là ! lâcha Kensuke. Dans le plan initial, elle n'aurait même pas dû être là mais j'avoue que ça m'a fait plaisir de la voir en pièces.

Je mordis fort mes lèvres, tentant de contrôler une envie incompressible d'écraser sa trombine de criquet contre un mur.

— Otes-moi d'un doute, reprit Izuru, c'était une demande de Naomi que cette foutue secrétaire fasse partie du lot ?

— Ouais, Naomi ne peut pas l'encadrer.

Je crispai la mâchoire. Shôji, l'œil attentif, ne bougea pas.

Naomi était donc de ces personnes aux défaites amères ! Puisque ses ragots n'avaient pas eu l'effet escompté sur moi, elle avait trouvé autre chose. Rien de mieux ne lui était venu à l'esprit que de me faire casser la figure par une bande de punks dégénérés ! Sa proposition avait dû plaire à Juro, lui qui rêvait d'humilier Takeo et Kensei ! Mais comment Naomi était-elle rentrée en contact avec le Vélociraptor ? Cette question me trottait en tête depuis des semaines.

Au pied du local de rangement, Izuru-le-rat-d'égouts poursuivit à voix basse :

Okay... Vu ta situation, le mieux pour toi serait encore que t'arrives à te faire exclure de Nintaï. T'as qu'à copier sur cette pourriture de Naoki.

— C'est pas comme s'il l'avait cherché ! glapit Kensuke.

— Ah ouais ? Balancer un étudiant de Kawasaki dans le canal, ça ne te paraît pas assez ? Mais son exclusion nous arrange... Au fait, Juro te doit combien pour le piège du Maruschka ?

— Sept mille yens.*

— C'est tout ? commenta Izuru à mi-voix. Avec lui, t'aurais largement pu tripler... Ça ne va pas être suffisant pour acheter les nouvelles pompes de Naomi ! se moqua-t-il.

Kensuke ne répondit pas. Izuru ajouta, cynique :

— Si Kensei se met en tête de te chopper, il va te démolir la gueule pour une godasse et demie. Bien joué !

— Naomi vaut le coup ! se défendit Kensuke qui ne releva pas la pique.

— On a tous eu des échos de cette nouille de Ryôta : elle passait son temps à lui faire du chantage affectif et sexuel, tu parles d'une relation ! J'avoue qu'elle est bien foutue mais tu vas finir quoi ? Proxénète ? Mauvais plan pour garder ta copine... Il s'esclaffa : Au fait, dis-lui de se démaquiller plus souvent. Le fond de teint, ça creuse les rides.

La voix de Kensuke défaillit :

— C'est pas tout mais moi aussi je vais finir par me fiche du trompe-couillon sur la tronche pour cacher les bleus de Kensei !

— Holà, mec ! répliqua mollement Izuru. Quand je te vois, là, j'me dis que même la drogue est plus légale que ta face !

— T'es pas à ma place ! J'suis vraiment dans la...

— Ça va, t'inquiète pas... Quand Hidetaka aura décidé de revenir à Nintaï et Juro remis son nez dans le coin, je suis sûr qu'ils te couvriront. C'est donnant-donnant. Les services rendus sont payés tôt ou tard !

Je songeai que Izuru savait bien tirer son épingle du jeu !

— J'espère bien ! Où ça en est, avec Kawasaki ? demanda Kensuke, les joues tremblotantes. Ils sont toujours vénères contre Nintaï, même après que Juro les aient rejoints ?

Shôji rapprocha davantage son œil de la serrure et sa figure s'aplatit complètement contre la porte du local. Celle-ci grinça un peu et s'ébranla.

Elle était sur le point de s'ouvrir ! Je sentis le sang se retirer de mon visage.

Si Shôji continuait de s'approcher, nous serions découverts.

*Sept mille yens : Environ cinquante euros.

Merci de votre lecture ! ~

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