69. La Terre tremble

[Narration : Lucie]

Revenue dans le secrétariat, je décrochai le post-it collé sur l'écran de l'ordinateur. Il était clair : soit je venais chez lui, soit Reizo placardait des affiches jusque dans le club de mécanique : « Kensei, le cocu le plus déshonoré dans l'histoire de Nintaï ».

A dix-huit heures, je me rendis chez Reizo en tremblant, ne sachant à l'avance ce qu'il m'avait réservé. Mes jambes me donnaient la sensation de monter un escalator à contresens. Mais je n'avais pas le choix. J'avais déjà tant blessé Kensei que j'aurais tout fait pour lui éviter de souffrir de nouveau. Quand je me trouverai face à Reizo, je m'obligerai à ne plus penser à rien.

Lorsque je rentrerai à chez moi, je prendrai une longue douche et m'esquinterai la peau avec du savon. Je voudrai m'ôter l'impression que la transpiration de Reizo s'y était fixée.

Reizo avait en lui une force mystérieuse qui annihilait chez ses interlocuteurs toute volonté de lutter contre la sienne, que ce soit par la parole ou par des manœuvres. Je m'en étais rendue compte dans les couloirs menant aux casiers de Nintaï. J'avais cru être suffisamment forte pour ne pas me faire absorber. Dès l'instant où Reizo m'avait prise pour cible, j'aurais dû en parler à quelqu'un. Minoru avait aussitôt déboulé dans le secrétariat pour me mettre en garde contre lui. Il avait tenté de me convaincre, avait crié, s'était emporté à cause de mon impassibilité et mon indifférence. Il avait compris que j'étais en train de me perdre et de mon côté, j'avais froidement refusé son aide. J'avais refusé qu'il me sauve de Reizo.

A qui pouvais-je parler de la situation ? La bande de l'université ? J'avais trop honte. Les gars de Nintaï ? Ce serait pire que tout. Amandine ou Aïko ? Je n'étais pas certaine qu'elles comprennent. Tomo ? Nous n'étions pas suffisamment proches et il connaissait Ryôta.

Cette nuit-là, gisant sur le matelas de Reizo, je ressentis à pleine puissance le séisme de magnitude six sur l'échelle de Richter.

*

Reizo planta ses dents dans ma cuisse. Je poussai un cri de douleur.

« Ça fait mal ! Tu as viré cannibale ou quoi ?

L'air de rien, il se rallongea sur le matelas, les mains croisées sur la nuque, le regard rivé sur le plafond gris de son logement sordide.

— C'était juste pour voir ce que ça faisait ».

Je tirai la couverture à hauteur de mon cou et tournai la tête. Je me sentais affreusement mal. En réalité, je haïssais Reizo tout autant que je me détestais. Pour ne rien arranger, j'avais eu si peur du séisme durant la nuit que je m'étais agrippée à lui. Reizo n'avait pas bronché et s'était même moqué de moi. Entre la panique et l'irritation, je lui avais fait remarquer que je ne m'étais pas faite depuis l'enfance à l'éventualité d'un sinistre de ce genre.

Sur le matelas inconfortable, Reizo avait levé des yeux concentrés sur le plafond et déclaré sur un ton très calme : « C'est un niveau six ». Comment pouvait-il rester si serein alors qu'il était pleinement conscient de vivre sur la marmite en ébullition qu'était son pays ?

Reizo lança comme un lasso un bras noueux sur ma taille pour me ramener contre lui.

Lorsqu'il ne me contraignait pas physiquement, il m'étouffait avec du chantage. C'était comme s'il flottait en permanence autour de moi une ombre qui menaçait de m'enlever à travers les murs. Quand Reizo décidait de me surprendre, c'était le moment où je m'y attendais le moins. L'instant d'avant il me parlait des problèmes non résolus à Nintaï, celui d'après il me saisissait à la gorge et me malaxait la taille.

J'étais en faute mais une force incoercible m'empêchait de faire marche arrière. Ce que je faisais n'était pas normal, n'était pas juste et pourtant, je cédais. J'étais sous pression. J'avais peur aussi, peur que l'honneur de Kensei soit une fois de plus entaché à cause de moi. Malheureusement, j'étais déjà allée trop loin et plus aucun retour en arrière n'était possible.

Un morceau de la conversation de la veille me revint en mémoire. Après avoir fumé un joint, Reizo m'avait retenue contre lui par l'épaule.

« J'ai l'impression de ne plus faire partie de ce monde. Je suis entouré de personnes vivantes alors que je suis mort.

— Tu es dépressif, avais-je murmuré. Tu devrais parler à quelqu'un.

— Tu comprends pas. Je suis dans le noir.

— Pardon ?

— Je suis négatif.

Sa main avait glissé de mes épaules à ma nuque pour me maintenir serrée. Il avait conclu : 

— Je suis mort mais j'ai pas fini d'exister, crois-moi ! ».

J'étais terriblement fragile à côté de Reizo. Il n'avait pas froid aux yeux, ordonnait, violentait, manipulait et je me laissais maltraiter en silence. Depuis plusieurs jours, les bleus sur mon corps se multipliaient et des bourdonnements avaient envahi mes oreilles.

Comment en étais-je arrivée là ? Je ne savais pas à partir de quel moment j'avais commencé à perdre pied. J'étais stupéfaite devant les morsures, l'examen que Reizo faisait de mon enveloppe corporelle comme s'il avait dans l'idée de la disséquer, ou encore de la façon qu'il avait de repousser plus loin les limites... Je ne protestais pas vraiment. On n'apprend pas à se défendre des autres avant d'avoir appris à se protéger soi-même. C'est une question de logique.

Mais la logique pour Reizo n'appartenait qu'aux domaines de la défaillance et de la chair. Il avait percé ma faille et en avait fait un gouffre sans fond, qui demandait toujours plus pour être atteint. Lorsque j'osais tenter de m'exprimer, il m'impressionnait pour me faire taire : j'avais le sentiment que mon corps qu'il examinait était plus que misérable, pire qu'imparfait. Un tas d'immondices.

Tant que Kensei ne l'apprenait pas, ça allait encore : sa réputation demeurait intacte. J'espérais que Reizo se lasserait bientôt de moi et me délierait.

Il me maintint à grand peine mais je parvins à m'extirper des draps. Je me rhabillai.

« Ça ne va pas ? fit-il en baillant bruyamment.

— Non. Je ne sais pas ce que je fais ici.

— Tu préférerais peut être un hôtel de Nishinari* à mille yens** la nuit ?

Je me retins de le gifler. Au dehors, le tonnerre gronda et de grosses gouttes de pluie commencèrent à s'abattre contre les vitres. De la buée s'était déjà formée sur les carreaux crasseux.

— Je m'en vais.

Reizo bondit du matelas comme un ressort et se campa face à moi, le visage impassible. Je soutins son regard. A ses yeux, ma volonté ne constituait pas un obstacle.

Il effleura ma joue et baissa son regard : 

— Tu ne peux pas partir maintenant... Au fait, joli ton pendentif. Mais je me demandais, pourquoi une lune ? ».

Qu'il fasse allusion au cadeau de Kensei me fit horreur. De plus, je devinai qu'il n'attendait pas vraiment de réponse. C'était juste un prétexte pour retarder mon départ.

Je me précipitai dans la douche.

Au bout de quelques minutes, l'eau jusqu'alors tiède devint glacée. J'eus la sensation de me faire perforer par des milliers d'aiguilles. J'écartai vivement le pommeau de ma peau, tournai le volant dans un sens pour couper l'eau, puis exécutai le mouvement inverse. L'eau n'était pas plus chaude et je ne m'étais pas encore rincée.

A ce moment, sans me prêter attention, Reizo fit irruption dans la petite salle d'eau. Il ouvrit en grand la lucarne et emporta les serviettes. « Tu veux me faire mourir de froid ? » m'écriai-je. Il eut un faux sourire pincé, ramassa encore mes vêtements et ferma de l'extérieur la porte à clés. Je me rinçai rapidement en essayant de ne pas penser à la température, coupai l'eau glaciale, posai les pieds sur le carrelage gelé. Transie, j'attendis que mon corps frigorifié se sèche tout seul.

C'en était assez ! Reizo m'avait suffisamment menée en bateau ! Je ne me pardonnais pas ma tromperie et j'avais même honte d'adresser la parole à Minoru, lui qui était si sain en comparaison.

Aïko m'avait pourtant prévenue à mon arrivée au Japon : « Fais attention à ne pas t'accrocher trop vite à n'importe qui ». Depuis tout ce temps, j'avais pensé que ces mots s'appliquaient à Kensei. C'était la raison pour laquelle je n'avais pu lui avouer mon amour. A présent, cette méfiance me paraissait absurde. Le vrai danger résidait ailleurs.


*Nishinari : quartier d'Osaka défavorisé, à la mauvaise réputation, très peu sécurisé et dont l'écrasante majorité des habitants est au chômage ou sont des (anciens-) criminels.

**Mille yens : environ sept euros cinquante.


Merci de votre lecture ! ~

Plus que 2 chapitres ! 🥺

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