63. Le Great Cloud
Le lendemain, Shizue voulu que nous ressortions avec Sven, Leandro et Yoshi. Maintes fois, elle tenta d'attirer l'attention sur l'épisode de la veille mais je maintins que j'étais mentalement allergique à McDonald. Je renonçai également à reparler aux colocataires de leur comportement dans le Black Stone envers Minoru. Comme l'avait décrété ce dernier, mieux valait ne pas mélanger mes groupes d'amis, au risque d'en perdre un en cours de route.
Les samedis soir, les bars du quartier Namba étaient bondés. Leandro en avait choisi un et nous l'avions tous suivi en confiance après avoir grignoté de délicieuses brioches à la viande du magasin Horai 551. Mais il se trouvait que ce soir, l'établissement, le fond musical, l'ambiance et les conversations étaient ennuyeux, du moins pour moi. Mes amis, eux, semblaient beaucoup se divertir. A tel point qu'ils se mirent d'accord pour continuer la soirée en boîte de nuit. Je déclinai l'invitation, prétextant la fatigue. Leandro et Yoshi insistèrent, Sven prit ma défense, Shizue ne dit rien, une serveuse débarrassa nos verres, des clients prirent nos places et nous nous retrouvâmes en un clin d'œil à la sortie du bar.
« Viens ! Ça fait longtemps, bella !
— Trois semaines et deux jours exactement.
Je crus bon d'ajouter :
— Les bains chauds m'ont un peu ramollie.
— Quelle rabat-joie !
— Laisse-là, s'interposa Sven en posant sa main sur le bras de Leandro. Si elle est crevée, elle ne s'amusera pas et nous-mêmes seront embêtés de ne pas le voir profiter de la soirée.
Leandro leva ses yeux de biche au ciel, agacé :
— Tu la soutiens trop ! Elle peut se défendre toute seule !
— Sven le fait très bien à ma place ».
J'adressai un petit sourire à Sven, qui me demanda si je souhaitais qu'il me raccompagne. Je le poussai gentiment contre Leandro et ils me laissèrent prendre mon chemin.
J'avais menti. Je n'avais pas sommeil, je n'avais simplement pas envie de boire des litres de d'alcool et de danser sur une insupportable musique électro tout juste sortie du dernier classement médiatisé. Les rues étaient animées et les promenades nocturnes ravissaient bien assez mon imagination.
Avant de rentrer à l'appartement, je choisis de faire un détour par le Black Stone ; il était à peine vingt-trois heures et peut-être y croiserai-je des connaissances de Nintaï avec qui prendre un dernier verre.
Dans la rue en question, il me sembla que c'était le genre de soirée où les gens se soûlaient consciemment. Peut-être fêtaient-ils le résultat d'un match de baseball... J'évitai un salaryman ivre, couché sur le flanc à-même le trottoir.
Brusquement, quelqu'un m'interpella depuis la sortie de l'escalier en pierre du Black Stone. Je levai la tête. Mon pouls ralentit. Mes sens se mirent en éveil, la sonnette d'alarme aussi.
Pas lui !
De façon inexplicable, je me mis à courir. Ce fut une erreur : j'aurai du me fondre dans une ruelle. Je trébuchai sur un trottoir, tombai à genoux, me relevai, le tibia douloureux et cherchai un passage parmi les passants enivrés. Le rythme cardiaque rapide, le cœur emballé, j'étais en quête d'une nouvelle voie lorsque Reizo m'attrapa par le bras.
« Tu me fuis alors que je t'attendais ? En plus, t'arrives tard !
— Comme si je passais tous mes samedis soir au Black...
Les minces lèvres de Reizo dévoilèrent un sourire entendu. Je devais m'éloigner au plus vite.
— C'est généralement le cas. Sans compter quelques vendredis soirs...
— Tu m'épies ?
— Je ne suis pas un stalker,* se défendit-il. Je voulais juste avoir une petite discussion avec toi ».
Le ventre tordu et la tête vide, je dégageai mon bras et tournai les talons.
Il me suivit dans la rue faiblement éclairée, le pas lent, les mains dans les poches. Il faisait très froid.
« Je dois te parler de choses importantes.
Je haussai un sourcil méfiant tout en continuant d'avancer sur le pavé, écrasant sous mes pieds son immense ombre dominatrice.
— Garde-les pour toi. Je t'en veux ! Tu n'es qu'un faux-jeton !
— Ça ne t'intéresse pas, toi qui sembles si curieuse ?
— Pas vraiment, dis-je à contrecœur.
Deux parties de mon cerveau se bagarrèrent furieusement : Raison ou Curiosité ? Reizo dut sentir qu'il gagnait du terrain.
— Tu vas t'en mordre les doigts.
Je fis volte-face.
— Eh bien, dis-moi si tu insistes tant !
— Tsst tsst, fit Reizo en croisant les bras sur sa poitrine. Tu m'as vexé ».
Son expression était faussement contrite. Il me fixait avec une telle intensité que j'eus l'impression qu'il me dévissait des yeux. Il paraissait détenir une information capitale, dont j'avais besoin.
Reizo n'avait pas tenté de me recontacter depuis son baiser volé dans le secrétariat et j'avais pensé qu'il me laisserait en paix. A présent, il revenait à l'assaut.
Je gardais à l'esprit que celui qui tergiverse y trouve toujours un intérêt. Si l'on s'engouffre dans la négociation, mieux vaut connaître le sien.
« Affaire Fumito ? suggérai-je prudemment.
— Mieux que ça !
Je serrai les dents. Actuellement, qu'est-ce qui pouvait susciter plus d'intérêt que la résolution d'un trafic de drogue au sein de l'établissement Nintaï ?
— Pourquoi est-ce que tu te confierais à moi ?
— Par jeu, énonça-t-il sans me quitter du regard.
Je ne susque répondre.
— Je t'écoute.
Reizo rit silencieusement.
— Ce n'est pas le genre d'information qu'on peut divulguer en pleine rue. Viens prendre un verre.
— Parce que le Black Stone a moins d'oreilles qu'une rue ?
— C'est comme tu veux. Mais moi, faut que je boive pour raconter un truc pareil.
Ses dernières paroles provoquèrent en moi un sensible écho.
— De quelle importance ? A quel sujet ? ».
Reizo fit un signe de la tête pour que nous fassions demi-tour. Devant les marches du Black Stone, il me jaugea de haut, avant de s'engouffrer dans la descente en pierre. Je lui emboîtai le pas, mal à l'aise..
Malgré moi, j'avais perçu qu'il était sérieux. Sous son apparence joueuse, son ton avait été d'une surprenante gravité.
Reizo me fit assoir à une table à l'opposé de ma place habituelle et me demanda de ne pas bouger. J'obéis, persuadée qu'il allait me présenter quelqu'un. Toujours debout, il sortit son portefeuille d'une poche de veste et compta sa monnaie. Il le rangea, disparut et revint quelques minutes plus tard avec deux choppes pleine à ras bord. Je balayai la salle du regard : aucun visage ne m'était familier. Manifestement, le barman n'avait pas non plus repéré mon arrivée. J'aurais tout aussi bien pu me trouver dans un bar où je n'avais jamais mis les pieds.
Il se rassit et posa une chopine sous mon nez.
« C'est un Great Cloud.
— Je ne connais pas. Je ne sais pas ce qu'il y a dedans, donc je ne boirai pas.
— Fais pas ta chochotte ! T'es l'étrangère la plus culotée et la plus suicidaire de l'archipel mais tu ne descends pas de bière ?
Je fis non de la tête.
— Allez, quoi ! Il n'y a rien dedans et je l'ai déjà payée ! ».
Un sentiment de culpabilité m'envahit. Après tout, Reizo n'était pas plein aux as et il ne m'avait pas forcée à le suivre à l'intérieur. J'avais cependant pensé pouvoir m'appuyer sur quelques gaillards de la bande de Takeo qui auraient pu se trouver au Black Stone.
En contre-bas, un groupe de musique entra en scène. Je bus une rasade sous le regard satisfait du quatrième année. Le goût était étrange et m'arracha une grimace. J'attaquai :
« Je t'écoute.
Reizo contempla sa choppe, méditatif, un sourire étiré au coin des lèvres. La fosse extatique se mit à applaudir bruyamment. Je dus me pencher vers lui pour me faire entendre.
— Laisse-moi d'abord boire mon verre.
— Avec qui tu étais avant de me voir ?
— Avec des potes du club de basket. Ils ont fini par partir et je suis resté... Au cas où tu te montrerais. J'allai me casser pour de bon mais c'est là que t'es arrivée.
Des volutes d'exhalaisons ondulaient sous la lumière tamisée, créant comme un écran de fumée autour de la table. J'avais le visage de Reizo en ligne de mire.
Son comportement était étrange mais après l'avoir observé scrupuleusement, Reizo pouvait être déchiffré. Il était détenteur d'un art bien particulier, celui de se tirer des situations inconfortables par des pirouettes, pour mieux se réfugier dans l'amusement, l'artifice, le paraître. Ça ne fonctionnait pas avec moi mais je devais rester sur mes gardes.
— Toute cette attente pour me révéler quelque chose, alors-même que je suis venue dans les environs par pur hasard ?
— J'étais sûr que t'allais venir au Black'.
— Pourquoi ces cachoteries ?
— Ça ne regarde que moi.
Mécontente, je reculai dans ma chaise.
— Parle, maintenant que je suis là. Je t'en veux, pour ce que tu as fait au secrétariat, ajoutai-je, le nez rivé sur un bout de la table en bois griffonnée au stylo.
— J'avais autre chose en tête que de régulariser mes absences.
— Soit, on oublie ça. Je bois ce Great Cloud et je m'en vais, peu importe que tu m'aies ou non révélé l'information cruciale qui t'a permis de m'entraîner ici ».
L'air confiant, Reizo acquiesça et détendit ses muscles.
Malheureusement, il parla de tout, sauf de ce pourquoi j'avais accepté de m'approcher de nouveau de lui. En réalité, il ne cessa pas un seul instant de détourner les sujets.
*Stalker : rôdeur, traqueur, au sens de harceleur.
Merci de votre lecture ! ~
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