62. Perdue en Route
Lorsque je décidai de sortir du secrétariat, la calligraphie n'était plus sur la porte. Le cœur comme une enclume, je gravis les escaliers.
Je voulais et devais me tester.
Le toit était presque vide. Daiki, Minoru et les « Men in Grey » étaient postés près des barrières, accoudés à la rambarde, observant la cour tout en discutant à voix basse. L'automne prenait fin : j'étais glacée et le brouillard n'avait pas désépaissi de la matinée.
« Vous n'avez pas froid ?
Tennoji se retourna, ses larges sourcils arqués de façon circonspecte.
— Nous, on n'a jamais froid ».
Un vent vif soufflait sur la terrasse, faisant tourbillonner les sachets de chips au sol. Je me plaçai à droite de Minoru. Contemplant l'horizon, ils commentaient les résultats d'une compétition de boxe opposant deux célébrités japonaise et thaïlandaise.
« Combien il y a de sachets de gâteaux apéritifs, par terre ?
— J'sais pas. Compte-les si ça t'amuse, fit Tennoji.
Inutile de dire quoi que ce soit, il m'aurait certainement répliqué qu'au fond, ranger le toit serait revenu à mettre du désordre dans leur chaos.
Bientôt, la conversation s'épuisa. Personne d'autre ne fit son entrée. Kensei devait se trouver au club de mécanique.
Minoru étira le bras derrière Tennoji et attrapa sur une table un sachet de chips non entamé. Deux étaient déjà à ses pieds, leurs emballages claquant au vent contre la balustrade.
— Encore en train de manger des chips...
— C'est plus fort que moi, je ne peux pas rester sans rien faire !
— Fais comme tu veux.
Minoru leva un sourcil.
— C'est tout ? Tu ne me disputes pas plus ? m'interrogea-t-il, visiblement très étonné.
— Comme tu le souhaites, répétai-je en fourrant mes mains dans les poches de mon imperméable.
Le vent qui plaquait mes cheveux sur mon visage m'empêchait de voir quoique ce soit.
— En tout cas, repris-je, je ne viendrai plus ici lorsque l'hiver arrivera.
Minoru m'adressa un petit sourire. Ses grands yeux marron pétillèrent :
— Nous non plus ! T'en fais pas, les réunions auront bientôt lieu dans la classe de Takeo. Lui, c'est vrai qu'il ne tombe jamais malade mais les autres, ils ont beau faire genre, ils crèvent vite de froid. Dans la classe, y' aura un peu plus de monde, un peu moins d'intimité mais on sera au chaud.
Je rabattis mes cheveux derrière les oreilles :
— Tu changes, Minoru. Il y a quelques mois, tu te serais moqué de moi en me traitant de nouille congelée.
— Je ne change pas, Clé-à-molette. J'évolue.
Daiki, qui nous écoutait, éclata de rire en tapant sur la rambarde.
— Oh ! Le gars ! Tu t'es pris pour un Pokémon ?
Minoru eut un reniflement de mépris en se retournant vers le géant :
— Et toi, Daiki ? rétorqua-t-il. T'en mettrais des chaussettes, si t'avais pas de pieds ?
— Non ?
— Ben pourquoi tu mets des slips alors ? Y'a rien à tenir ! ».
Sans crier gare, Daiki lui asséna une droite dans la mâchoire. Minoru ne chercha pas à esquiver. Il ne broncha pas et encaissa vaillamment le coup. Sa tête oscilla d'avant en arrière. Au regard du choc, je crus un instant que Daiki lui avait démoli les dents... Mais Minoru se redressa. L'action avait duré deux secondes. Les « Men in Grey » avaient observé la scène d'un air surpris et dégoûté.
Après cela, le géant, qui ne savait plus comment s'amuser, nous quitta pour se rendre à son nouveau club où il se plaignait d'éprouver des difficultés à s'intégrer. Les « Men in Grey » le suivirent dans son départ en jetant des coups d'œil inquiets à Minoru. Lui et moi nous retrouvâmes seuls.
« Clé-à-molette, qu'est-ce qu'il se passe ? lança-t-il en frottant sa mâchoire écarlate.
— Belle réussite pour les faire partir.
L'Opossum essuya le sang abondant qui coulait de son nez et sourit de toutes ses dents tâchées de rouge :
— Un bon plan vaut bien un bon pain.
— Tu n'as pas mal ? Tu ne veux pas aller à l'infirmerie ?
— Pour ça ? Tu plaisantes ! s'exclama-t-il.
Je savais qu'il souffrait.
— Attends, j'ai des...
— Nan, j'me sens en pleine forme ! répéta-t-il en exorbitant les yeux, du sang coulant abondamment de sa bouche.
Je lui offris un mouchoir qu'il refusa.
— Pas la peine. Avec le vent, ça va sécher.
— Tu es dingue...
— Qu'est-ce qu'il t'arrive, Clé-à-molette ? répéta-t-il. Y'a un truc qui cloche grave chez toi, là, maintenant...
— Je n'en sais rien. Donne-moi une clope.
Il sursauta et s'écria :
— Quoi ?
— Donne-moi une clope, s'il te plaît, Minoru, insistai-je en détachant chaque syllabe.
— Tu fumes ?
— J'ai envie.
— Commences pas, tu t'arrêteras plus.
— Minoru ! Ça fait je ne sais combien de mois que je respire la fumée de cigarette non-stop avec vous ! Je crois que mes poumons sont largement atteints !
— Okay, okay.
Avec réticence, il sortit deux cigarettes roulées de son paquet, en alluma une première qu'il me tendit et une seconde pour lui. Nous contemplâmes la cour déserte centrale et embrumée. Puis Minoru tordit son visage rouge qui virait au violet. Le sang commençait effectivement à sécher mais des filets visqueux continuaient à s'écouler de ses narines.
— T'as l'air bouleversée, quoi ! On dirait que t'as fait naufrage... On aurait pu se retrouver dans un autre endroit si tu me l'avais demandé.
J'écrasai mon mégot dans le cendrier Kaki-pi. Ma gorge me brûlait, mon nez piquait, ma tête me faisait souffrir mais étrangement, je me sentais un peu mieux.
— Soulage ta conscience, insista Minoru, dont les yeux se firent suppliants.
— J'ai fait une énorme bêtise, c'est tout ce que je peux te dire.
— Dis, tu supportes bien la clope, à ce que je vois.
— C'est elle qui m'aide à me supporter.
— Maintenant que t'as commencé à parler, continue.
— Je ne peux pas. Désolée. Merci pour la cigarette ».
Je lui fichai une petite tape sur le bras et redescendis dans le secrétariat.
*
Me faire découvrir les bains publics n'avait pas été un engagement très difficile à faire promettre Shizue. Une partie de moi se sentait souillée par le baiser de Reizo. Or, le sento était tant ritualisé qu'il exigeait une toilette préalable en se frottant le corps avec une serviette. Les clients ou clientes se baignaient dans la même eau mais à la différence de la piscine, il n'y avait pas à nager et on avait pied.
Une petite femme au grand sourire nous remit à chacune un sac contenant un peignoir, une serviette, un gant de toilette ainsi qu'un bracelet assorti d'une clé de casier. Je suivis Shizue dans l'aile réservée aux femmes. Nous nous déshabillâmes intégralement et nous assîmes chacune dans une douche pour nous laver avant d'entrer dans les bains d'eau chaude.
Le concept me plut : dans un endroit où tout le monde était nu, les barrières hiérarchiques étaient forcées de sauter. C'était d'ailleurs un lieu dans lequel on ne pensait à rien. Un lieu idéal pour faire le vide. Les nudistes sur les plages possédaient-ils le même état d'esprit ?
La pas traînant, nous quittâmes l'établissement deux heures plus tard, calmes, relaxées et avec la sensation d'être d'une propreté exceptionnelle. Mais la détente, pour une raison inconnue, nous avait donné faim. D'autant que le vent glacial mugissait dans les arbres aux branches nues et que ce n'était pas la meilleure manière de terminer un agréable après-midi que de déambuler dans des rues grises.
A l'angle d'un carrefour, je remarquai un McDonald. Je suggérai d'entrer dans l'établissement que je boycottais depuis l'enfance. Shizue me demanda si, réellement, manger des hamburgers me convenait, qu'il ne fallait pas que je rabaisse mes principes parce que son ventre au régime était désespérément creux... Nous nous entreregardâmes, sourîmes, complices et pénétrâmes dans le fast-food.
Le McDonald était bondé, la queue pour les commandes était immense, à toutes les caisses. Telle une automate, Shizue choisit celle du milieu. Elle qui suivait un régime draconien, elle semblait pourtant habituée au fast-food.
« Tout se passe bien avec Jotaro ?
Shizue prit son temps pour me répondre, le regard rivé sur les propositions de menus.
— Oui, je crois, fit-elle la mine concentrée. Il est gentil avec moi. Parfois, nous marchons l'un à côté de l'autre pendant une demi-heure, sans nous dire un mot. Puis, quand nous arrivons devant ma porte, il me dit que je suis jolie et qu'il a hâte que nous nous revoyions.
Je secouai la tête.
— C'est tout ? C'est ça, vos rendez-vous ?
Shizue baissa un peu la tête et mordilla ses lèvres.
— Oui. Il est très prévenant, sous ses airs de...
— Bon, d'accord je vois. Qu'est-ce que tu vas commander ? »
Chez les couples Japonais, l'intimité était source d'embarras, surtout lorsqu'il s'agissait d'exprimer des sentiments tendres. Tout passait par la gestuelle et dans ces situations, le silence tenait le rôle prédominant de vecteur de communication. Il permettait de mettre en place une atmosphère paisible ce que les Occidentaux appréhendaient à l'inverse comme un moment de gêne.
Nous nous assîmes à une table contre un mur. Shizue avait pris un air d'ahurie comblée, les sourcils levés, les yeux plissés de bonheur en engouffrant lentement des parts de hamburger dans sa bouche. « Pourquoi est-ce si bon ? » s'exclamait-elle en traînant les syllabes. J'avais l'impression d'assister à un film pour adultes sur le thème de McDonald.
Au final, Shizue engloutit son plateau en dix minutes sans cesser de ronronner de plaisir. Je n'avais pas touché au mien. « Mange. C'est toi qui a proposé de venir » s'insurgea Shizue en gonflant ses joues roses pour montrer son agacement. Je mordis dans mon hamburger, grignotai quelques frites et eus soudain envie de tout recracher. Je me levai, vidai mon plateau dans la poubelle et sortis sous l'air incrédule de mon amie.
Qu'est-ce qui n'allait pas avec moi ?
Merci de votre lecture ! ~
Fin du 3ème tome dans 10 chapitres !
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