61. Tout pour une Calligraphie
Quelques semaines s'étaient écoulées, plus calmes que d'habitude, sans tension particulière, sans carreaux cassés, sans embuscades, sans rapatriement à l'infirmerie. J'en arrivais à trouver la situation étrange.
Le Bunka no Hi, Jour de la culture, promettait d'être tranquille. Il y avait bien eu un première année pour lancer l'idée d'une kermesse mais personne n'avait suivi le mouvement, de sorte qu'aucun évènement n'était programmé dans l'établissement Nintaï. Tout au plus, je traçais une calligraphie que j'accrochais – avec l'accord préalable de Madame Chiba – sur la porte du secrétariat et qui, en début d'après-midi, n'avait toujours pas été arrachée.
J'avais été prise d'une sorte d'engouement pour la calligraphie et depuis, ne ratais aucune occasion de m'exercer. C'était d'autant plus le cas depuis que la présidente du club de calligraphie m'avait révélé qu'en art, rien ne servait de produire quelque chose de parfait. « Ce qui est beau, avait-elle dit, c'est l'erreur, la tâche qui rend ta production unique ».
À travers l'unique fenêtre du secrétariat, je pouvais juger que l'hiver ne tarderait pas à s'installer. Le brouillard avait persisté dans l'après-midi, le soleil usant inutilement contre lui quelques flèches qui l'avait passementé.
Madame Chiba ne m'avait légué aucun travail, aucune tâche à réaliser. À midi, tout était déjà bouclé...
J'avais trouvé sur le bureau un post-it indiquant qu'il serait bon d'épousseter le mur d'étagères. Une fois le post-it déchiré et jeté à la poubelle, j'avais ouvert dans le couloir un placard pour chercher un chiffon. Au bout de deux heures à sortir les dossiers, éliminer la fine pellicule de poussière et replacer les paquets de dossiers sur les étagères, la tâche était achevée.
Déprimée par le temps, je tirai les rideaux. Je disposai de la fin d'après-midi pour ébaucher les grandes lignes de ma dissertation : la loi doit-elle être juste ?
J'avais une réponse toute prête, pas vraiment satisfaisante. Montaigne tout d'abord : Ne respectez pas la loi parce que vous pensez qu'elle est juste, respectez-la parce que c'est la loi. Je levai mon stylo en l'air. Blaise Pascal avait surenchérit : Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c'est] la définition de la justice.
Il m'était encore possible de citer les lois de la nature, avec Hobbes, les contradictions soulevées par Rousseau. Qu'appelle-t-on une loi injuste ? Le juste n'est-il pas subjectif ? Quelle est la légitimité de la loi ? Est-ce réellement une nécessité pratique ? Pourquoi obéir ? Faut-il laisser place à toutes les formes de contestations ? Quelle est la responsabilité de l'Homme dans ses actes ? Les pistes étaient là, il ne restait qu'à les exploiter. Je me mis au travail : l'environnement nintaïen me donnait suffisamment de grain à moudre.
De brefs coups cognèrent contre la porte du secrétariat. Je jetai un œil à l'horloge : ce n'étaient pas les créneaux de visite de Kensei. Le lundi, il n'avait pas le temps de passer, il était trop occupé à donner les instructions et les objectifs de la semaine aux membres du club de mécanique.
D'instinct, je me ratatinai contre le dossier du fauteuil à roulettes, prête à accuser les récriminations d'un importun enragé. La porte s'ouvrit sur un corps mince, grand, en uniforme noir réglementaire. Il avait les cheveux de jais, raides et coupés à hauteur des clavicules.
Reizo referma la porte, avant de craquer bruyamment ses épaules. Quand son étirement se dissipa, ses lèvres minces se mirent en mouvement.
« Très jolie, la calligraphie. Je t'avais dit que tu avais du talent.
— Tu faisais référence à la langue japonaise.
Il sourit, gratta la joue de son visage anguleux rasé de près :
— Soit, mais l'intelligence est indissociable de la créativité.
Quelle étrange visite... Et quel vocabulaire ! Je posai les coudes sur le bureau pour mieux affronter l'intensité de son regard scrutateur. Sa présence n'augurait rien de bon. Le quatrième année s'avança, jusqu'au bureau, tel un loup, sans pour autant s'asseoir sur la chaise. Il portait intégralement l'uniforme de Nintaï et ses cheveux se confondaient complètement avec le noir de sa veste.
D'un geste vif, il balaya l'air de la main.
— T'as terminé ton boulot, on dirait.
Ma position assise me plaçait en état sujétion, cela se lisait sur le visage de Reizo et il ne chercha pas à le dissimuler. Je me levai du fauteuil et contournai le bureau pour me trouver face à lui, à distance respectueuse. Il me dominait encore largement par sa taille. La différence semblait beaucoup l'amuser.
— Madame Chiba avait déjà tout fini, déclarai-je avec aplomb. Tu as besoin d'un renseignement ?
Sans me quitter du regard, Reizo passa le doigt sur son nez aquilin, comme pour réfléchir :
— La vieille Chiba se cramponne aux branches, on dirait...
— À travailler ici, je suis étonnée qu'elle n'ait pas encore été victime d'une crise cardiaque. Alors, pourquoi est-ce que tu es là ? Tu devrais être occupé aux activités de ton club.
— J'ai une question indiscrète à te poser.
En filigrane, je vis toutes sortes de phrases défiler devant son regard.
— Si elle concerne le domaine privé, ne la pose pas. Je peux te raccompagner à la porte.
Reizo ne bougea pas. Il semblait être simplement venu m'importuner. J'avais hâte qu'il s'en aille du secrétariat et terminer ma dissertation. Au bout de quelques secondes, il inspira, l'air las en regardant autour de lui.
— Cette pièce est si moche ! Elle sent le vieux, les pages jaunes, l'accumulation de stylos qui n'ont plus d'encre et l'odeur de plastique industriel ! Moi, poursuivit-il plus enjoué, je verrais bien les murs tapissés de calligraphies. J'aimerais en avoir une comme celle sur la porte.
— Prends-là, si elle te plaît.
— Vraiment ?
Je me pris à penser que quelque chose ne tournait pas rond dans la tête de Reizo. Quelque chose avait changé. Tout à coup, il me paraissait extrêmement dangereux.
— C'est pour obtenir une vulgaire calligraphie que tu sèches le basket ? m'enquis-je en fronçant les sourcils.
— Je voulais te poser une question, insista-t-il.
— Je ne veux pas y répondre.
Il inclina le buste, lentement. Je m'étais recroquevillée, la chair de poule parcourant mes bras. La voix et la gestuelle de Reizo m'anéantissaient. Je fus soudain partagée entre l'idée de la fuite et celle de la confrontation. Avec horreur, je m'aperçus qu'en réalité, je n'avais d'autre choix que de rester immobile.
— J'ai une idée, qui va tous les deux nous mettre d'accord.
Reizo sortit une pièce de sa poche et la plaça entre son index et son majeur, à hauteur de mon visage comme pour me montrer qu'il n'y avait pas de trucage. Ses doigts étaient longs, fins, les ongles étaient coupés bien que jaunis à cause de la nicotine.
— Pile, je gagne. Face, tu perds.
Je secouai la tête.
— Tu crois que j'aie envie de jouer avec toi ? Je sais que ta question est d'ordre privé. Je ne veux pas y répondre et tu n'as rien d'autre à me demander. Tu devrais donc partir, maintenant, s'il te plaît.
— Il faut toujours essayer.
— Raté.
À cause de Takeo, j'avais un très mauvais souvenir des jeux de pièces. Le temps que je réagisse, Reizo avait pris le contrôle de la situation :
— Ma mise, c'est ma question.
Il lança la pièce, qu'il attrapa au vol et retourna vivement sur le dos de sa main. Il releva le menton, l'œil victorieux.
— Pile. J'ai gagné.
— Ça ne te donne le droit de rien du tout ! rétorquai-je, prête à en finir avec cet entretien. Pars !
Reizo eut un sourire goguenard qui m'irrita fortement.
— Entre nous, t'es gentiment détraquée pour me parler sur ce ton. Mais ça me plaît... J'ai déjà proposé ma meilleure offre, tu sais ?
— Joker.
Quelque chose s'anima dans son œil noir.
— C'est un peu tard.
Il fit un pas en avant, alimentant mon trouble. Mon dos se retrouva coincé entre lui et le bureau. Une décharge électrique me traversa de part en part.
Le fait s'imposa à moi comme une brutale évidence.
Il allait le faire.
Sans se retenir davantage, Reizo agrippa ma hanche pour me déséquilibrer et deson autre main, maintint ma nuque. Mes muscles ne répondirent pas. Il laissa un souffle glisser le long de mon oreille ; mes genoux lâchèrent. Brutalement, je me souvins de la mise en garde de Minoru : « Ce type a la réputation de pomper l'énergie des gens. Tout le monde s'interroge sur lui ! C'est une pourriture ! ».
Quelque part en moi, une voie hurla de m'écarter. Mais je restai plantée là, pétrifiée. Ce fut à peine s'y j'arrivai à respirer.
Sa bouche fondit sur la mienne, sans rencontrer la moindre résistance.
Je me mortifiai de mon manque d'opposition mais la bêtise était commise. J'eus beau m'insulter mentalement, je ne pouvais plus rien y faire. Reizo me tenait fort dans ses bras et mes jambes étaient plaquées contre le bureau, si bien que je ne pouvais pas me dégager. Je m'étais faite avoir comme une débutante.
Tout à coup, Reizo lâcha prise. Il avait l'air absolument ravi.
« Ben dis-donc !
— On oublie ça, accusai-je. On oublie ce qui vient de se passer ! Va-t'en !
Il haussa les épaules. Pourquoi avait-il fait une telle chose ?
— Ça me va, finit-il par répondre. Je n'ai pas vraiment envie qu'une bande de dégénérés de troisièmes années me tombe dessus ».
Reizo sourit une dernière fois et prit la direction de la porte du secrétariat. Au moment où il l'ouvrit, j'atterris enfin.
« Attends. Qu'est-ce que tu voulais me demander ?
— Si je te plaisais. J'ai eu ma réponse.
— Ça ne va pas, non ? Sors !
Il eut un rire sec.
— Les gens ont besoin du mensonge. Ils ont besoin de croire qu'ils ont une vie formidable alors qu'ils sont malheureux ou ont des problèmes pour montrer qu'ils existent. Sois contente, je suis devenu ton mensonge.
Je sentis dans ma poitrine quelque chose partir en morceaux. Un point au cœur m'élança. Sur l'instant, j'eus si mal que ma respiration s'interrompit :
— Ma vie me plaît comme elle est ! Si... Si ce que tu as fait s'ébruite, je rappellerai que tu m'as embrassée !
Reizo se mit à rire pour de bon. Un rire aussi puissant et mesquin que son baiser. Puis il fit un tour sur lui-même et s'éloigna en déclarant :
— Je répondrai que tu me l'as bien rendu ! Voire que tu as apprécié... Parce que je jurerai que c'était le cas.
Il se retourna :
— Moi aussi je suis créatif. Et je gagne toujours ».
Le monde s'était arrêté. Combien de temps cela avait-il duré ? Assez pour me retrouver noyée, avec une nouvelle odeur sur mon chemiser. Je verrouillai la porte derrière lui, traînai les pieds jusqu'au fauteuil. Je bus un peu d'eau dans ma bouteille et me pris la tête dans les mains.
Ce n'était qu'un baiser, nul ne le saurait et de mon côté j'éviterai Reizo. Personne ne nous avait vus, Shôji ne pouvait pas se cacher sous le bureau et les volets étaient fermés. Quant à la serrure de la porte, elle était trop étroite pour bien y regarder - j'avais déjà vérifié.
Mon dieu ! Que venait-il de se passer ?
Merci de votre lecture ! ~
Alors, quel est votre ressenti sur cette partie ?
→ ★
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top