59. Les Bonnes actions
[Narration : Lucie]
Je consultai l'écran de mon portable : encore un appel manqué de Tomo. Je refermai le clapet et sirotai le verre d'eau posé devant moi. Takeo et Ryôta gisait sur un canapé en dormant à moitié. Une main passée sur le dossier de ma chaise en signe de protection, Kensei vida son verre cul-sec et en recommanda un autre. Puis il tourna la tête et me regarda avec infiniment de douceur et de lassitude de me réexpliquer toujours la même chose : « Ne bois pas trop. Tu deviens incontrôlable sur la piste et j'ai pas envie de me battre avec une bande de racailles du quartier Shinsekai ! ».
J'acquiesçai, honteuse. L'alcool était redescendu et je me tenais coite. A la table, Minoru avait fait mention de ma déception à l'égard de Leandro et Yoshi. Tous avaient fait de leur mieux pour ne pas me tenir responsable. Sauf Mika, bien entendu.
Kensei m'attira à lui et après s'être assuré que personne autour ne nous écoutait, il chuchota à mon oreille :
« Quand tu n'es pas là, il me manque vraiment quelque chose.
A traduire en japonais : Je t'aime. Face à ma stupéfaction, il marqua une pause, reprit :
— Ne change pas. Ne change surtout pas. Jamais. Je ne referai plus de coup pareil à Minoru, c'est promis. Mais de ton côté, essaie de ne pas trop l'enjoindre à te sauter dessus.
J'étais offusquée. Mais Kensei avait prononcé ces derniers mots comme une supplique, avec une intensité dans la voix que je n'étais pas habituée à entendre. Après avoir compris l'enjeu, je serai bien également allée présenter mes excuses à Minoru mais je sentais que cela aurait paru incongru, voire déplacé.
Je mordis l'intérieur de mes joues.
— Je suis nulle. Je te mets dans des situations inconfortables. Si tu me fais une telle promesse, alors je t'assure que je vais apprendre à maîtriser ma consommation.
Kensei me releva la tête, plaça un doigt sous mon menton et, me forçant à le regarder dans les yeux, ajouta :
— C'est moi qui suis impossible. Ces situations ne sont pas les pires que j'ai vécues. Je vais mieux quand je suis avec toi. Tu m'apaises, petite lune, quand je fais des insomnies.
Je ne connaissais pas ce mot.
— Des quoi ?
Il m'expliqua.
— Tu as des insomnies ? répétai-je, inquiète.
Kensei m'embrassa discrètement du bout des lèvres, pour ne pas indisposer nos voisins de table. Mais comment auraient-ils pu être choqués d'entendre quoi que soit après que Takeo et Ryôta se soient enfilés des rails de coke ?
Kensei recula un peu, une main chaude maintenue sur ma nuque.
— Ce n'est rien de grave. Tout le monde en fait, à un moment où à un autre...
Il s'adossa à son siège. Je me redressai.
— Tu ne t'en sortiras pas comme ça ! Comment ça, tu as des insomnies ?
— Comme tout le monde je te l'ai dit. Je n'y peux rien ».
Non loin de nous, je remarquai soudain que, tripotant son grain de beauté sur le menton, Naoki me fixait de ses yeux vifs. Il baragouina quelque chose qui déclencha des hochements de tête de la part de Ryôta et de Nino.
Je me retournai vers Kei pour lui demander de l'aide :
« Je n'ai pas compris ce que disait Naoki.
Le Japonais avec un litre d'alcool dans chaque bras n'était pas encore dans mes cordes de compréhension... La faute à l'articulation des mots mâchouillés du leader de deuxième année.
Kensei inspira profondément et avança la mâchoire pour faire rouler sa lèvre inférieure sous la supérieure.
— Naoki racontait que tes cheveux avaient l'air super soyeux et qu'il aimerait les toucher.
Et s'il y mettait le feu ? Il attraperait son briquet et annoncerait la surprise de la soirée : un petit feu de joie ?
Kensei poursuivit :
— Il a ajouté que s'ils étaient naturels, leur couleur était bizarre mais qu'elle avait plein de reflets dingues.
— Les délinquants font-ils attention à ce genre de détail ?
Mika nous interrompit :
— Faut avoir une case en moins pour être atteint de trichophilie* à ton égard, Clé-à-molette !
Kensei pouffa et le repoussa de l'épaule. Mika lui rendit une tape dans le dos et se détourna de notre conversation. Le premier m'expliqua la prétendue blague et j'eus envie de tordre le cou de l' « Hypocondriaque », avant de songer à m'extirper de l'aquarium de fumée qu'était devenu le Black Stone depuis la dernière demi-heure.
Brusquement, Kensei se retourna sur Naoki en exorbitant les yeux. Il frappa le pied de sa bière sur la table et gronda :
— Naoki est en train de continuer à parler de ta crinière comme si c'était la huitième merveille du monde ! Il va voir ce que...
— Je vais faire un tour dehors, le coupai-je.
Il retint mon bras.
— C'est bon, on allait rentrer. Quand Naoki est bourré, il devient vraiment...
— Que dire de Napoléon et de l' « Idol » ? grignai-je.
— Bah ! fit-il en rejetant les épaules en arrière. Ça devient un peu habituel ».
*
L'air extérieur était frais et sentait une odeur de bitume fraichement mouillé. La pluie semblait s'être arrêtée au moment où nous avions débouchés de l'escalier de pierre du Black Stone. Takeo et Ryôta allaient mieux, même si des gouttes de sueur continuaient de rouler sur leurs joues. La bande fit quelques mètres dans la rue, jusqu'à passer devant la sortie d'un autre bar.
Une jeune fille d'une minceur extrême tituba au milieu du trottoir, le dos plié, les mains le long du corps. Elle était mal en point et s'affaisserait d'un instant à l'autre dans l'une des flaques éparses au sol. Personne ne l'accompagnait.
Je me précipitai sur elle avant qu'elle ne tombe, la saisis par la taille, la fis s'assoir sur un rebord de vitrine, lui fis écarter les jambes, courber la nuque et retins ses cheveux pour qu'elle puisse vomir sans se salir.
Elle gémit puis cria comme si on l'égorgeait. Des jets de bouillasse furent en même temps éjectés de sa bouche couverte de brillant à lèvres. La jeune fille éructa ainsi une première fois longtemps, une deuxième, puis une troisième. Son estomac se contracta encore, elle acheva la régurgitation en crachotant, épuisée.
J'essuyai sa bouche avec un mouchoir, lui donnai à boire ma bouteille d'eau et lui tendis une pastille à la menthe.
Les garçons se tenaient à distance à quelques mètres, les mains dans les poches et le nez plissé. Ils semblaient embêtés et agacés que je me soie arrêtée.
Lorsque la fille redressa la tête pour me remercier, il y eut un silence stupéfait.
Derrière les tonnes de couches de mascara, il y avait Aya. Non que je l'aime particulièrement mais elle avait eu le courage de se rendre devant le portail de Nintaï pour m'inviter à la désastreuse journée de shopping orchestrée par Naomi quelques mois plus tôt. Elle seule avait eu la gentillesse de m'adresser un signe d'au revoir au moment de mon départ.
La lycéenne me regarda de ses yeux ronds et saillants, voilés par le tournis provoqué par l'alcool et ses vomissements. Elle s'excusa encore, voulut me rendre la bouteille d'eau, dû se dire que ce n'était somme toute pas une bonne idée, n'osa pas non plus bouger ses pieds de crainte de se retrouver les talons dans le vomi. Étourdie, elle parut enfin s'apercevoir que je n'étais pas seule.
Aya entreprit d'arranger sa frange ébouriffée. L'un de ses faux-cils se décrocha et tomba par terre. Durant un instant, je crus qu'elle allait fondre en larmes, face aux caïds, exposée à des regards plus dédaigneux que compatissants. Les paupières baissée, elle bredouilla que c'était la première fois qu'elle buvait. Les garçons continuèrent de l'observer d'un air de dégoût... A l'exception de Minoru, qui riait derrière sa main. J'apostrophai ce dernier : « Tu trouves ça comique ? ». Il se contenta de hausser les épaules et s'approcha finalement pour se rendre utile.
Tout à coup, Sumiho émergea de la porte de sortie du bar, le regard paniqué. Elle manqua de trébucher sur la dernière marche du perron. Certainement était-elle également éméchée.
Sumiho avisa son amie assise et lança un cri perçant qui me vrilla les tympans. Elle se jeta sur Aya, avant de stopper net son élan à la vue des vomissements. A la lumière du réverbère, la peau de Sumiho était tant tartinée de maquillage qu'il aurait fallu gratter avec une pioche pour se rendre compte qu'elle avait dix-huit ans. Je me levai pour rejoindre le groupe et les laisser entre elles mais Aya suivit mon mouvement. Elle s'installa plus loin, sur la bordure du trottoir, là où l'air sentait un peu meilleur.
Je rejoignis Kensei qui allumait une cigarette au milieu du trottoir grouillant de soûlards. Sumiho tapota l'épaule d'Aya, à qui Minoru tendait un autre mouchoir. Face à l'opossum transgénique, Sumiho se mis à cligner des yeux en gardant la bouche grande ouverte comme un poisson hors de l'eau. Minoru lui demanda si elle aussi était malade. Sumiho plongea le regard par terre, ployant sa nuque dans une position lascive, en caressant d'un œil doux une plaque d'égout. Lorsqu'elle releva la tête, son sourire était accrocheur bien que ses dents se chevauchent et que ses mirettes avinées disparaissent derrière ses pommettes outrageusement roses.
Sumiho l'épia. Elle avait déjà oublié à quel point Aya était souffrante. Je pus lire sur le visage de Minoru la réflexion qui avait traversé son esprit : « C'est pas possible, elle s'est étalé du fond de teint à la truelle pour qu'il coule comme ça ! ». Dans celui de Sumiho, on devina qu'elle ne pouvait se décider. Elle hésita à se jeter dans les bras de Minoru mais sembla en même temps craindre qu'il la repousse devant tout le monde.
Le groupe commença à s'éloigner. Les doigts de Sumiho s'agitèrent et elle parla si vite qu'on aurait dit qu'on l'avait branchée sur un mode en accéléré. Elle supplia Minoru de rester avec elles, en attendant qu'Aya retrouve ses esprits. Il ne répondit pas tout de suite, trop occupé à éviter ses yeux.
Étonnamment, c'est Tennoji qui dénoua la situation en déclarant que s'il patientait avec les filles, elles lui devraient un paquet de cigarettes. Jotaro l'accompagna pour ne pas le laisser seul. Sumiho abandonna son amie sur le trottoir. Enhardie, elle saisit le coude de Minoru. Il répliqua d'une voix égale que puisque Tennoji et Jotaro les attendraient, elles seraient en sécurité et qu'il n'y avait donc pas de raison pour qu'il rate son dernier métro.
Les « Men in Grey » firent une drôle de tête pendant que Minoru continuait de grimacer. On aurait dit des enfants forcés de se dévouer pour prendre la mauvaise carte d'un jeu.
*Trichophilie : terme désignant le fétichisme des cheveux.
Merci de votre lecture ! ~
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