56. L'Histoire de Leandro

Le réveil de mon portable me sortit de mon sommeil. Le cours de droit de la propriété industrielle débutait dans deux heures. J'entrepris de me lever mais mon mouvement fut stoppé à un centimètre de la couverture. Kensei dormait sur mes cheveux emmêlés. Je pivotai et le fis doucement rouler sur le côté, dos à moi. Quel manipulateur celui-là ! Quand le bloc de muscles fut enfin dégagé, je massai mon crâne douloureux.

Le portable vibra à plusieurs reprises : le répondeur affichait quatre appels manqués, d'Aïko, de Tomo, de Sven et de Minoru.

Le professeur de droit de la propriété industrielle acheva de psalmodier son cours à un amphithéâtre endormi. J'en ressortis à moitié assommée, le ventre gargouillant, les yeux lourds de fatigue, le pas traînant, mon sac volumineux pesant sur l'épaule. Des pas proches résonnèrent sur le sol derrière moi. Leandro m'offrit un large sourire et me déchargea : « Eh bien, bella ! Tu as fait un festival cette nuit ? ».

Nous nous rendîmes dans un San Marc café et y commandâmes des expressos et des pâtisseries. Une sorte de brouhaha de voix et de légère musique de fond planait dans la pièce au milieu d'un grand nombre d'étudiants.

« Leandro, encore merci pour l'autre soir.

— Pas de quoi. En plus, ça faisait longtemps que je n'étais pas allé dans ce bar.

— Tu connais drôlement bien la ville... D'ailleurs, je me suis toujours demandé, comment ça se fait que tu étudies à l'Université de droit d'Osaka ?

Leandro eut l'air surpris.

— Ah ! Je ne te l'ai jamais dit ? Je croyais que tu le savais déjà... C'est simple, mes parents sont journalistes et sont venus s'installer pour leur travail à Fukuoka quand j'avais cinq ans. J'y ai passé mon enfance, de la fin de la maternelle à la dernière année de collège. Ensuite, nous sommes repartis à Milan.

J'étais sous le choc.

— Et tu es revenu parce que... ?

— Parce que le Japon me manquait, répondit-il avec un sourire en coin. Je ne suis pas totalement sûr de ce que je vais devenir alors pour le moment, je vais vers ce que j'aime.

Je hochai la tête. Leandro ne laissa pas place au silence :

— Alors, où en sont les résultats d'orientation de tes protégés ?

— Catastrophiques. Ils donnent l'impression de vouloir mettre la Terre à leur pied sans avoir à produire le moindre effort. Ni pour eux, ni pour les autres.

— Tout le monde est un peu ambitieux et égoïste à sa manière, non ?

— Non, je ne crois pas. Tu ne fais rien si tu n'as pas de projet.

Leandro plissa les lèvres et posa sur la table un sachet de Rakugan.*

— Ne te gêne pas, dit-il en les désignant du regard. Il releva les yeux : Écoute, il faut que je te raconte le déroulement de mon stage en entreprise. Tu vas être surprise ».

Leandro m'expliqua la grande différence de productivité entre nos pays d'origine où les travailleurs terminaient le plus rapidement leur journée pour rentrer chez eux et le Japon, où les employés préféraient rester au bureau.

Si les Français et les Italiens essayaient de travailler intensément pour finir vite, les Japonais eux, semblaient disposer d'un temps illimité pour accomplir leurs tâches, les effectuant lentement.

Selon Leandro, dans l'entreprise où il avait fait son stage, certaines habitudes auraient dû être remises en cause, à commencer par la longueur des pauses cigarettes. Il ajouta, las, que les réunions étaient longues, superflues et ne profitaient qu'au patron pour admonester ses employés. Son monologue empêchait toute tentative d'information ou d'échange d'idées. Enfin, Leandro déclara que les « véritables » salarymen n'avaient pas leur place à la maison : la quasi-totalité de leur journée se déroulait au bureau.

Je ne savais que penser de ces critiques. Soit Leandro avait raison et il n'aurait d'autre choix que de s'adapter, soit il avait effectué son stage dans une entreprise qui ne lui correspondait pas.

Néanmoins dans l'ensemble, je reconnaissais là des caractéristiques nippones, à commencer par le rejet du changement, même bénéfique. Si les choses fonctionnaient jusque-là, il était inutile de mettre la tradition au placard. Cette dernière était synonyme de stabilité, sécurisée par le nombre ahurissant de normes et de standards appliqués par chacun. Avec les Japonais, retors à la rébellion, toute procédure devenait laborieuse et semblait exiger des efforts surhumains pour être mis en place.

Leandro soupira.

— Quoi que tu fasses, rien n'est jamais assez bien pour eux alors qu'il peut arriver que ton supérieur hiérarchique ne t'arrive pas à la cheville.

— Je te crois.

— Tu te rends compte ? En réunion tu as un siège en fonction de ton rang. Plus tu es gradé, plus tu es éloigné de la porte ! Révélateur, pas vrai ? Et tiens-toi bien : c'est la même chose dans les ascenseurs : le boss va au fond et toi, tu dois maintenir le bouton d'ouverture des portes jusqu'à ce que la dernière personne soit entrée !

— C'est le protocole.

— Tu le sais mieux que moi, c'est dur te travailler avec des Japonais... fit Leandro en levant les yeux au ciel.

— Je ne peux pas me vanter de l'expérience que tu me prêtes, objectai-je. Je ne travaille pas avec des Japonais. En réalité, le personnel de l'établissement m'a carrément ostracisée. Je suis recluse seule dans le secrétariat. Avant, ils ne se préoccupaient pas de moi. Mais depuis que j'ai doublé les professeurs en allant directement faire une demande au proviseur pour une histoire de réorganisation des clubs, plus personne ne m'adresse la parole.

— Tu n'en souffres pas ?

— Si, j'endure.

— Désolé. On dirait qu'on n'a pas fini d'en baver, bella...

Il se tut un instant et reprit :

— Ce qui me fascine ici, c'est le manque de prise de décision individuelle. Tu sais pourquoi ?

Je secouai négativement la tête. Il se pencha sur la table comme s'il voulait me confier un secret. Pourtant nous discutions en anglais et il était improbable que d'autres clients comprennent le contenu de notre conversation.

— La clé du raisonnement est le mode de société qui nous gouverne. Le Japon fonctionne sur un plan vertical – certainement une influence du confucianisme. Tout ce que tu dois retenir, c'est que si un problème survient – de l'organisation d'un rendez-vous à la suggestion d'une idée, chacun doit en parler ou rendre des comptes à son supérieur direct. C'est pour ça qu'en pratique, les employés de même niveau n'interagissent que très peu entre eux. Toute information doit remonter au sup' pour qu'il en réfère lui-même à sa hiérarchie, laquelle va finalement prendre la décision. Tu imagines la lenteur du procédé ? Si un employé court-circuite la règle, son acte est considéré comme une tentative de saper l'autorité du sup' et le statut que la hiérarchie lui a conféré. C'est ce qu'il t'est arrivé avec la réorganisation des clubs !

— Quel est l'avantage de ce modèle ? interrogeai-je en observant Leandro jetant un coup d'œil à sa montre.

— Le consensus, fit-il mollement. Pas de débat, pas d'opinion divergente.

— C'est vrai que j'ai remarqué qu'ici, il fallait garder ses idées pour soi. Si on essaie d'expliquer des choses aux gens, ça donne l'impression de vouloir se donner l'air plus intelligent... Ça ne passe forcément bien. D'où l'absence de débat ?

— Logique et efficace si tout le monde accepte la méthode...

— Ce qui ne serait pas le cas dans beaucoup de pays.

— On peut le dire ! Le Japon est vraiment particulier. Dis, ça fait longtemps que tu ne nous as pas parlé du trafic de stupéfiants. Ça avance, cette histoire ? ».

Le trafic ! Je l'avais presque zappé !

Je fis signe que non. Leandro passa la main dans ses cheveux bouclés et consulta de nouveau sa montre. « Je te laisse, je retourne en cours. Garde les Rakugan, j'en fais une overdose. N'oublie pas qu'on se voit tous demain ! ».

J'hésitai à le retenir pour lui demander son avis sur l'host Tomo.

Je le regardai partir, croquai dans ma pâtisserie, rassemblai les miettes sur le côté de la table et ouvris le classeur de cours de droit de la propriété industrielle.

Grâce au café, la brume dans mon esprit se dissipa et la réalité des faits m'apparut limpide. Après tout, qu'avais-je à faire de Tomo ? C'était un jeune débauché qui m'invitait de temps à autre de peur de perdre son image de tombeur d'étrangères. A notre rencontre, Shizue avait tout de suite déchiré sa carte de visite.

En comparaison, sans l'ombre d'un doute, plus le temps passait et plus j'avais l'impression que Kensei avait toujours fait partie de ma vie et qu'il en resterait ainsi. Du moins je l'espérais car Leandro avait touché un point sensible : où donc en était l'enquête sur Fumito ? La bagarre contre Kawasaki n'avait apporté que des bleus sans procurer le moindre éclaircissement.

*

« Ça fait longtemps qu'on a pas fait de karaoké, Lucie !

— Pas de ça, pitié !

— Une heure. Et après, on se promène ! ».

A contrecœur, je capitulai. Au Japon, Halloween était une fête hautement commerciale, autant que Noël ou la Saint Valentin. Au-delà des zombies et des infirmières ensanglantées, les passants croisés dans la rue étaient déguisés comme s'il s'était s'agit du carnaval ou du Comic Market :** pom-pom girls, Mario, Lady Gaga, personnages de mangas, supers héros, tigresses lubriques, Dark Vador, militaires, Cendrillon, sadomasochistes, Power Rangers, Bob Marley, etc.

Le quartier Nipponbashi était en folie. Tout le monde dans la rue se prenait en photo. Grimée en Joker, je fus soulagée de ne croiser aucun étudiant de Nintaï. Shizue était déguisée en Petit Chaperon rouge, Leandro en pirate, Yoshi en bagnard et Sven en vampire. Une fois arrivés au karaoké, nous chantâmes comme des forcenés, dévorâmes des kilos de gâteaux à la citrouille et ingurgitâmes des pichets de sangria, de Black Velvet et de Bloody Mary.

A trois heures du matin, le groupe tout entier s'effondra sur le sol de l'appartement de Yoshi et de Leandro. Sven étendit par terre des tapis et des couvertures pendant que Shizue et moi enlevions nos couches de maquillage dans la salle de bain.

Shizue occupait la totalité du miroir, tandis que je frottais mes pieds endoloris sous l'eau froide. Le visage recouvert d'une épaisse couche de crème démaquillante, elle se tourna vers moi. « Comment tu peux savoir que tu es bien avec quelqu'un ? demanda-t-elle soudain. Comment ça se passe avec Kensei ? ».

*Rakugan : confiserie dure composée d'un mélange de farine de riz, de sirop d'amidon, de sucre et de colorant alimentaire.

**Comic Market : plus connu sous le nom de Komiket, il s'agit de la plus grande convention au monde du manga et de l'anime.

Merci de votre lecture ! ~

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