54. Bien Cherché
[Narration : Kensei]
La situation avait jeté un froid sur le toit. Les autres caïds me dévisageaient, les mains enfoncées dans les poches, semblant se demander pourquoi je ne m'étais pas encore rué sur lui pour reprendre mon portable.
En silence, Minoru tapota rapidement sur l'écran. Lucie, accrochée à son bras comme un koala à son eucalyptus, tentant vainement de récupérer mon bien. Elle finit par le lâcher et reculer. L'opossum avait dû terminer de faire défiler nos photos et s'était statufié.
Mon portable toujours à la main, la bouche de Minoru était grande ouverte, sans émettre de son. On aurait dit qu'il avait quelque chose de coincé dans la gorge mais il aurait tout aussi bien pu s'être pris une tuile sur la tête.
J'eus un rire incontrôlé. Je quittai la chaise chilienne, me redressai de toute ma taille et étendis le bras pour qu'il me redonne mon portable. Minoru tourna la tête dans ma direction et me considéra à la manière d'un zombie sous tranquillisants. Ses yeux ne brillaient plus. Il était en état de choc et paraissait à deux doigts de pleurer.
Lucie saisit mon portable et le balança dans le canapé en patchwork, comme si l'objet avait pu brûler la main de Minoru. Le temps se suspendit.
Cette scène-là, je l'attendais depuis un bail. C'était ma petite vengeance : les tentatives de Minoru pour attraper le regard de Lucie m'épuisaient et je ne supportais plus d'être le témoin de ses approches. Jour après jour, je me fadais la vision du long corps efflanqué de Minoru bondissant jusqu'à elle comme un kangourou. Il lui passait une main dans les cheveux pour la décoiffer et repartait aussi vite en lui donnant la réponse à la devinette qu'il avait posé la veille et qu'elle ne parvenait jamais à résoudre – personne d'ailleurs. Après ce manège, j'essayais de faire le vide dans ma tête. C'était impossible. Pour ne rien arranger, Minoru l'écoutait émerveillé et se rendait indispensable auprès d'elle. Il me soûlait.
Mais là, il venait de se tirer une balle dans le pied. Je soutins son regard noir et articulai : « Voilà ce qui aurait pu t'arriver si je n'avais pas été meilleur que toi ».
Le visage de Minoru s'agita de tics nerveux. Ses narines palpitèrent. Il se ressaisit et lança à toute volée une chaise sur moi en proférant une bordée d'injures.
Par réflexe, je tapai dans la chaise avec le pied avant qu'elle ne m'atteigne.
En deux bonds, nous nous retrouvâmes face à face. Nous nous affrontâmes, les yeux écarquillés.
Ma vue se troubla, je sentis le sang bouillir dans mes bras et mes poings. Un faisceau de phosphènes apparut dans mon champ de vision. Les points noirs dansèrent devant mes yeux en formant comme une cible sur le pif de Minoru.
Il y eut du brouhaha derrière la porte métallique, qui s'ouvrit sur Takeo. Derrière celui-ci, la tête de Shôji s'agita dans tous les sens. Aussitôt, Minoru dévia et fonça entre les arrivants pour dévaler les escaliers du toit.
J'interceptai la mine furibonde de Lucie. Des larmes étaient montées dans ses yeux. Leur éclat trahissait la déception. Je ne sus que faire de moi-même. Je crus bon de me justifier : « Il faut qu'il comprenne ».
Pour toute réponse, Lucie saisit le cendrier Kaki-pi et me le lança dessus. Surpris, je n'eus pas le temps de m'écarter. Le cendrier acheva sa course contre le grillage troué dans un bruit de ferraille. J'avisai mon futal couvert de cendres de clopes.
Lucie était hors d'elle. Rouge, elle fila en empruntant le chemin de Minoru. Takeo, encadré de Shôji et de Yuito, me regarda avec un mélange d'incompréhension et de désapprobation. J'y avais peut-être été un peu fort avec Minoru. Pour une seule après-midi, ça faisait quand même beaucoup d'objets à voler à travers le toit.
*
Après deux heures de travail acharnées au club de mécanique, sous une chaleur étouffante, à crier sur mes cadets qui faisaient tout de travers, excédé, je sommai tous les membres du club de rentrer chez eux. Je verrouillai la porte du local et partis voir si Lucie se trouvait encore au secrétariat. Peut-être que sa colère était retombée...
J'ouvris la porte sans frapper. Lucie n'avait pas commencé à ranger ses affaires. Elle tourna la tête de l'écran de l'ordinateur et me décocha un regard ténébreux.
Je m'adossai à l'encadrement de la porte, les mains dans les poches et l'observai un peu bosser. Elle posa ses coudes repliés sur le bureau et écrasa son front dans ses mains.
« Wah, 'fait chaud ! dis-je pour entamer la conversation. Depuis le temps, t'aurais peut-être dû réclamer la climatisation à la direction.
— Je n'ai pas besoin d'une climatisation dans mon bureau.
— Les courants d'air ne suffisent pas, tu crèves de chaud, insistai-je en sortant les mains des poches.
— Comment fait Madame Chiba, à ton avis ? argua Lucie en tournant de nouveau la tête vers son écran.
— Elle, c'est pas pareil ! Elle a dû faire la guerre du Pacifique !
Lucie décala sa tête de l'écran :
— Écoute, la pièce est bien ventilée... Avec tous ceux qui passent en coup de vent !
— Très drôle !
— Non, c'est vrai ! fit-elle. Entre les tire-au-flanc qui viennent ici brasser l'air entre deux cours... Et ceux qui me le pompent ! ».
Je fis volte-face et claquai violemment la porte. Ma gorge me picotait et mes yeux bougeaient sans pouvoir se fixer. J'avais du mal à respirer.
A l'angle du couloir, je ralentis, m'arrêtai et donnai des coups de pied dans le mur. Un pan entier de crépis se désintégra.
*
Un week-end de silence de mort. Après que j'ai envoyé des messages de pardons à Lucie, elle accepta de venir au garage du Vieux. À une condition : que je m'excuse également auprès de Minoru.
Je m'étais exécuté de mauvaise grâce et bien-entendu en réponse, Minoru avait inondé ma messagerie d'insultes. J'avais fait des captures d'écran comme preuve et pour démontrer « ma bonne foi et la bonne exécution de mon obligation » pour reprendre les termes juridiques qui me rentraient dans le cerveau à force d'entendre Lucie apprendre ses cours. Quant à Minoru, il réclamait des dommages et intérêts pour réparer son préjudice moral ! Elle devait nous prendre pour des gamins.
*
Entre les bruits de chocs et de frottements de métal sur le sol, je la vis arriver. Une bourrasque de vent venue du nord-est lui colla les cheveux dans la figure et l'obligea à baisser la tête sur le capot grand ouvert. Le Vieux se trouvait dans l'arrière-boutique. Mieux valait qu'il ne mette pas son grain de sel dans cette histoire.
Sous les grincements métalliques du ventilateur suspendu au plafond, je rangeai mes outils, me lavai les mains et enfilai ma veste. Lucie patienta, silencieuse, renfrognée dans un mutisme obstiné.
« On va chez moi.
— Je n'en ai pas envie » répondit-elle en claquant la langue.
Lucie me regarda pensivement, presque à travers moi. L'instant d'après, elle me fixa vraiment. Elle devait se demander s'il n'était pas trop tôt pour me pardonner.
J'étais fasciné par ses yeux, par leur forme, la couleur de l'iris, leur profondeur. Lucie avait le pouvoir des regards qui rendent forts les hommes et les épaules menues qui leur donnent envie de la protéger. Il était tout à fait compréhensible que Minoru en veuille une part.
Je fermai les yeux, inspirai et m'apprêtai à lui servir une argumentation fournie. Par où commencer ? Que ça aurait dû arriver à un moment ou à un autre ? Lorsque je rouvris les paupières, je constatai avec surprise qu'elle se trouvait quelques mètres plus loin, en train d'enfourcher la place arrière de ma Suzuki.
Lucie resta debout au milieu de ma chambre, faisant mine de s'intéresser au schéma de moteur punaisé sur le mur. Son jean et sa chemise blanche moulaient son corps. Elle ne portait aucun bijou hormis le collier que je lui avais offert. Finalement, elle s'allongea sur le futon, le menton tourné vers le mur. Sa posture de profil faisait de son corps une vague sinueuse qui s'était échouée sur mes draps froissés. Pourquoi disait-on qu'on ne pouvait avoir qu'un ou deux coups de foudre dans une vie ? J'en avais un chaque fois que je la voyais.
« Dis, Kensei...
— Désolé.
— Je veux te parler d'autre chose. Est-ce que tu sais qui est le responsable du vol des financements de l'établissement ? Je m'inquiète pour le comptable...
Fronçant les sourcils, je secouai vivement la tête.
— Aucune idée. Ça pourrait être n'importe qui. Beaucoup savent crocheter les serrures. Quant à savoir où se trouvait le papier avec le code du coffre... Hmm ! Quand même, c'était fort. Le type en question doit être sacrément observateur ou avoir eu l'occasion de fouiller le bureau de fond en comble à plusieurs reprises.
— Tu crois que ça pourrait être Reiji ou Shôji ?
J'étouffai un soupir :
— Ça y est ! Tu recommences à soupçonner tout le monde ! Je te le répète, ça pourrait être n'importe qui. Discret ou non. En tout cas, il a réussis son coup. Et s'il te plaît, calme-toi. Ça ne te concerne pas après tout.
Je me détournai de ses formes, étirai mes bras, m'approchai de la fenêtre et jetai un coup d'œil dans la rue. Lucie n'avait toujours pas bougé.
— J'avoue me perdre un peu, parfois. Et je t'entraîne dans mon sillage.
Lucie ne répondit pas. Je vins m'étendre à côté d'elle sur le futon, sur un coude, la nuque soutenue par la main et attendis.
Elle se retourna pour me lancer un regard sarcastique :
— Me perdre ? Tu veux m'intégrer une puce et un G.P.S. ? Comme Reiji en avril ? ».
Malgré moi, j'éclatai de rire. De ces rires dont elle me disait qu'ils se faufilaient dans les failles de son cœur et le faisaient enfler comme avec un soufflet de cheminée.
Je passai doucement sur Lucie, m'attardai sur la beauté de son corps, lui tirant les bras pour mieux la contempler, fouissant mon nez dans ses doux cheveux cuivrés. Elle tenta de maintenir une expression impassible.
Je devais faire un pas vers elle.
Merci de votre lecture ! ~ ❤️
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