49. Le Coffre-fort
[L' « Idol » feignit de m'ignorer, puis vint s'asseoir à côté de moi. Nous parlâmes un peu.
Brusquement, sa nuque lâcha et sa tête tomba en arrière.]
Heureusement, le dossier de sa chaise était appuyé contre le mur de sorte que Ryôta ne s'affaissa pas. Il sembla scruter une poussière, jusqu'à ce que ses yeux se révulsent. L'attention des autres membres de la bande convergèrent vers nous.
En un rien de temps, Minoru fut sur Ryôta qui salivait. Son corps trembla dans toutes les directions sans qu'il respire. « Merde ! Il débloque ! » jura Takeo. Minoru retroussa la manche de chemise de Ryôta et tous purent apercevoir le petit trou qui avait percé une veine. Au bout de deux minutes de panique, Mika allait appeler les secours lorsque comme s'il revenait des morts, Ryôta reprit une position assise normale. Son regard était toujours halluciné, sa bouche béate. Nino partit lui chercher un grand verre d'eau tandis que Minoru épongeait son front. Puis, chacun retourna à sa place comme si aucun incident ne s'était produit.
Une heure et demie plus tard, Ryôta se remit à parler. On lui donna des gâteaux à grignoter et de l'eau. J'étais verte d'inquiétude, sans compter que son état avait attisé la curiosité des clients du bar.
« Tu veux qu'on t'emmène à l'hôpital ? lui demandai-je.
— Nan. C'est bon maintenant. La dose était juste un peu trop forte.
— T'as abusé, mec ! le gronda Minoru.
Ryôta secoua la main et se mit debout. Enchanté d'avoir été placé au centre de l'attention, il lança à la cantonade :
— J'ai de la bonne herbe chez moi, vous voulez venir ? Je ferai du riz aussi, je crève de faim !
— Tu es malade ? Après ce qu'il vient d'arriver ? m'emportai-je.
Ryôta ignora ma remarque. On aurait dit un gamin refusant d'admettre qu'il avait volé un bonbon chez l'épicier.
— C'est trop généreux, mec ! sourit Tennoji qui s'était redressé. T'as retrouvé ton appart' ?
— Ouais. C'est sommaire mais vivable. Tu viens, Clé-à-molette ?
Ryôta me lança un coup d'œil par en-dessous avec un air de défi. Son visage était encore très pâle.
Kensei, qui s'était à moitié levé de sa chaise, le fixa pour le mettre en garde. Ryôta eut un rictus d'incompréhension. J'intervins :
— Non merci, Ryôta, vraiment. Mais tu ne devrais pas plutôt aller à l'hôpital ?
— Tu rigoles ? T'imagines ce qu'ils me feraient ? Bon, ben, tant pis pour toi !
— C'est vrai qu'après tout Clé-à-molette préfère l'alcool ! lâcha Jotaro pour détendre l'atmosphère. Allez, remets-toi de tes émotions ! se permit-il de me dire.
Ryôta partit d'un grand éclat de rire en embarquant par les épaules Jotaro et Tennoji. Yuito les suivit. Daiki déguerpit également. Kensei se leva complètement de sa chaise et s'en alla poursuivre sa conversation avec un type de sa classe. Ses yeux étaient voilés d'obscurité ; je devinai qu'il garderait cette expression sur la figure tout le reste de la soirée.
Je me tournai encore vers Nino, cette fois délaissé.
— Tu n'y va pas, toi ? l'interrogeai-je.
Il hocha la tête sèchement, le regard toujours aussi refroidissant :
— J'ai eu mon quota pour la journée. Si t'en abuses un peu trop, de ces petites friandises, elles te détruisent les neurones. Ça m'inquiète un peu pour Daiki... Il n'en a déjà pas beaucoup !
— C'est amusant.
— Quoi ? nasilla-t-il en plissant ses yeux qui coulaient.
— Que ce soit toi le plus sérieux concernant ces petites friandises.
Nino fronça les sourcils et fut sur le point d'ajouter quelque chose. Il se ravisa, se moucha et marmonna:
— Bon, j'te paie une bière ? ».
Ce soir-là, j'appris une affreuse nouvelle : le coffre-fort dans lequel le comptable de Nintaï plaçait les financements de l'établissement avait été vidé. Après une enquête, il avait été découvert qu'il cachait le code derrière un livre de son étagère. Le papier en question avait été retrouvé piétiné sur le sol. La porte du bureau n'avait pas été défoncée mais tout simplement crochetée. Le proviseur, avait piqué une monstrueuse colère contre le comptable, tenu de réparer les dégâts, une bagatelle d'un million de yens.* Il avait deux semaines pour récupérer l'argent, les coupables et son honneur.
*
Je jetai un coup d'œil à la fenêtre du secrétariat. Sous un ciel limpide, des corbeaux s'étaient juchés sur les fils électriques. Leurs croassements incessants irritaient mes tympans. Vivement qu'ils se prennent un jour une décharge électrique dans les pattes !
Je disposais d'une dernière heure pour finir d'éplucher la quinzaine de dossiers des troisièmes années dressés par le conseiller d'orientation. Les débouchés éventuels étaient sobres mais les motivations loin d'être tristes ou manquant d'imagination : « éleveur de singes dans les montagnes », « testeur de sièges de train », « joueur de poker sur internet » « roupilleur professionnel », « fabricant de culottes » etc. Takeo avait, au bout de cinq lignes de propositions raturées, écrit « tenancier de bar ». Pourquoi pas ?
Takeo avait été le grand cimier de la bataille. Mais pour le reste, son avenir n'était pas cousu de fil blanc, tout était à faire. Peu de troisièmes années avaient une idée précise de leur futur. Kensei hésitait entre technicien et électronicien automobile, quoique les deux professions reviennent au même pour moi.
Les dossiers constitués, je montai sur le toit où l'ambiance se révélait dilettante. Le cendrier Kaki-pi débordait au milieu des sachets de chips vides. Nino jouait un morceau folk en plein soleil, plutôt bien d'ailleurs. La musique était très entrainante et je m'étonnai de ne pas voir Minoru danser. Celui-ci, assit sur une chaise branlante, avait les jambes allongées, les bras croisés derrière la nuque et les pieds surélevés par ses livres de cours.
La quinzaine d'étudiants se trouvant sur la terrasse avaient opté pour des postures similaires. La plupart m'avaient saluée à haute voix, d'autres m'avaient simplement adressé un petit signe. Les derniers semblaient morts : Jotaro était affalé dans la chaise chilienne. Ses cheveux rebiquaient en arrière, ceux de Tennoji, même courts, avaient des épis partout. Où les deux terreurs étaient-elles encore allées traîner cette nuit ? Des impressionnants « Men in Grey », ils étaient devenus une biquette fiévreuse et un hérisson allumé.
A côté de Takeo, Mika était quant à lui carrément vautré sur le canapé dans un demi-sommeil...
« Vous n'avez rien de mieux à faire ?
Mika leva à peine la tête.
— Tu sais quoi, chère Clé-à-molette despote ?
Je me tournai vers lui, agacée de ce qu'il allait bien pouvoir me dire sous son masque chirurgical. Certainement rien d'agréable.
— Non. Mais tu es aussi heureux que moi de te voir.
— J'te le fais pas dire.
— Ça ne me dérange pas que tu parles, Mika, pour autant que je n'aie pas à t'écouter...
— Sale... Espèce de furoncle nain ! Il cracha par terre : Pour répondre à ta question, je suis atteint de clinomanie.
— Tu prononces des termes scientifiques pour avoir l'air intelligent ?
— Boucle-la ! cria-t-il en me lançant un méchant regard.
Sans pour autant prendre ma défense, Kensei m'expliqua que la clinomanie était le désir de rester au lit toute la journée. Mika acquiesça d'un signe de tête et se leva d'un bond pour franchir rageusement la porte métallique du toit.
Je claquai sur une table taguée les dossiers de la bande complétés et tamponnés du sceau de l'administration :
— Votre problème, c'est que vous avez une mauvaise opinion de vous-même ou des études.
Les « Men in Grey » baillèrent et rétorquèrent mollement :
— Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens !
— L'oiseau en cage rêvera des nuages.
— Vous avez appris ces citations pour vous moquer de moi ?
— Laisse-nous tranquilles, Clé-à-molette, grogna Minoru sans me regarder, maintenant en l'air une cigarette coincée entre l'index et le majeur. La tranquillité est la plus grande des révélations. C'est Lao-tseu qui l'a dit !
Je le considérai, désemparée. Minoru me faisait sentir qu'il m'en voulait encore de l'avoir envoyé sur les roses alors qu'il me mettait en garde contre Reizo.
— Si tu étais quelqu'un de tranquille, ça se saurait Minoru !
Il tapota sur sa cigarette pour en faire dégringoler des cendres dans l'aquarium de Kaki-pi.
— C'est fou comme les gens vous oublient rapidement lorsqu'ils n'ont plus besoin de vous », s'exprima-t-il avec désinvolture.
Ma répartie vola en éclat. Minoru sentait l'aigre et l'acide, avait le teint jaunâtre. Je me doutais qu'il avait vomi. A cause de quoi ? Je n'avais pas vraiment envie de le savoir.
Takeo tremblait dans son canapé d'une jubilation dérisoire en lissant du doigt sa joue balafrée. A ce stade de la conversation, il était impossible d'aplanir quoi que ce soit. Je quittai le toit.
*Un million de yens : environ sept mille cinq cent euros.
Merci de votre lecture et bonne rentrée ! ~
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