44. Explosion
Au bout d'une demi-heure d'acharnement à danser, j'allai vérifier dans la glace des w.-c. que je n'avais pas la tête d'une langoustine congestionnée. En entrant, j'entendis une fille vomir, crachoter, rendre sa bile et tirer la chasse. Recommencer plusieurs fois de suite. Ça puait. Deux femmes et moi nous entreregardâmes, embarrassées. Il régnait une sorte de malaise devant les miroirs. Je fis vite, m'aspergeai d'eau le visage et les bras, me recoiffai rapidement, me tournai vers la glace pour en juger l'effet. J'eus un pauvre sourire. Ça ferait l'affaire. La malade gémit et expectora une nouvelle fois. Je ressortis des toilettes la main sur le nez et m'engageai dans l'entremêlement sauvage de corps humains hurlants qui se démenaient poings levés devant la scène.
En dépit de la guitare assourdissante, je perçus mon prénom hurlé et me retournai. C'était Kensei. Campé debout sur la passerelle en métal, il plia vers le bas les phalanges de sa main, signe qu'il me demandait de le rejoindre. Comme un chien en ballade qui se serait trop éloigné de son maître.
Je connaissais les causes de son énervement : une accumulation de tensions au sein du club de mécanique, un type ivre au bar qui avait renversé son verre sur lui, Mika qui se tordait sous les effets d'une drogue quelconque, ma mésaventure avec Juro et la tentative ratée de Yuito.
Irritée, je l'ignorai et fonçai à travers la cohue dansante.
Après quelques minutes à faire de mon mieux pour rester invisible, les jets colorés des stroboscopes se dispersèrent dans la fumée de neige carbonique. La lumière des spots vacillants m'aveugla et le visage furibond de Kensei m'apparut au milieu de la foule. Il fut impossible de fuir.
Il s'approcha, les yeux terrifiants. Des gens s'écartèrent sur son passage. Il fulminait et devait ressentir un besoin urgent de déverser sa rage sur quelqu'un. Ça tombait sur moi. Ce soir apparemment, je serai la proie idéale de ses frustrations.
Sans se formaliser des regards qui convergèrent vers nous, Kensei m'agrippa et me remorqua sous l'escalier métallique, là où personne ne put nous voir, là où il m'assassina avec des mots injustes. Des mots qui font mal, qui jettent des braises dans les yeux et enfoncent des pics sous les ongles. Pour lui, le pire à digérer était que si je n'avais pas accepté les avances de Minoru, je ne me serais pas retrouvée en situation d'être poursuivie par Juro.
Sven avait raison. Depuis trop longtemps Kensei était tombé dans la monomanie de la violence. Il aurait fallu un miracle pour lui faire apprécier un autre défouloir qu'un être fait de chair et d'un cœur.
Il y eut en moi cette incontrôlable sensation de colère, celle de sentir que son front se comprime et risquer d'éclater. Un cyclone d'indignation et d'injustice crût dans mon ventre.
Je vomis ma peine, ma lassitude et mon exaspération... Intérieurement. Mes poumons refusèrent de se remplir d'air. Ils s'étaient contractés et rien ne sortit de ma bouche. Plongée dans cet état de paralysie, je m'échauffai.
Dans la pénombre de l'escalier en métal, Kensei inspira, les veines battant au front, les avant-bras découverts sur ses bracelets en cuir et sa chaine pendant à son cou.
Un frisson me traversa, je me dégageai sans ménagement. Ce n'était pas exactement la même situation que celle survenue dans sa chambre lorsque je lui avais révélé connaître la vérité sur sa balafre perpétrée par Takeo.
Cette fois, j'en avais assez d'encaisser. Je devais toujours prendre tous les torts. Mais surtout, c'était dur d'être réduite à l'état de possession qui attend patiemment que Kensei daigne s'intéresser à moi et qu'il me reproche ensuite de ne pas suffisamment passer de temps avec lui.
L'aide apportée au restaurant familial était justifiée mais qu'en était-il du club de mécanique, du garage du Vieux, des arcades, des fouilles archéologiques à la décharge, des beuveries entre potes et des virées à moto avec des amis du Vieux ? Souvent, je me sentais ignorée et de faible importance. Kensei ne revenait vers moi que lorsqu'il n'avait vraisemblablement plus rien d'autre à faire. En plus de cela, il avait le culot de me demander de réduire mes heures d'études pour que je passe plus de temps avec lui lorsqu'il en ressentait l'envie.
J'en avais assez de rougir. J'en avais assez de baisser la tête. J'en avais assez de me faire minuscule. J'avais subi suffisamment de malfaisances pour que l'on me traite enfin à ma juste valeur, autrement que comme un chiot boiteux et désobéissant. La preuve : je n'avais pas peur. Depuis que j'étais arrivée à Nintaï, j'avais grandi de quinze centimètres. Quinze centimètres d'assurance et je sentais la différence.
Je me redressai, les yeux secs. Kensei s'arrêta : lui aussi avait perçu le changement. Il me dévisagea, fasciné par mon nouvel aplomb. Je ne lui laissai pas le temps de reprendre le dessus.
Le ton neutre, dénué de toute sensibilité, j'eus l'impression de parler à travers la bouche d'une intelligence artificielle :
« Je me demande pourquoi tu es avec moi, si je ne suis rien d'autre qu'une fille avec qui tu aimes bavasser et passer tes nuits quand ça te chante. Je me demande si je suis ton jouet que tu manipules en la faisant rire ou culpabiliser.
Il essaya de m'interrompre, je renchéris plus fort, par-dessus les haut-parleurs :
— Je me demande si nous partageons la même estime de l'autre. Arrête de me prendre pour ton souffre-douleur ! Je ne suis pas un objet ! Je ne suis pas une clé-à-molette et je n'ai plus de patience !
Le visage de Kensei devint blanc, comme si la vie s'en était retirée. Je déglutis et repris ma respiration :
« Jusqu'à maintenant, je pensais que je comptais. Ne me regarde pas comme ça, Kensei ! Oui, j'emploie le mot je ! Je, parce que j'existe, je parce que je ne suis pas une illusion. Je, parce que là tout de suite, je me casse de cet endroit où tu peux m'épier et interpréter chacun de mes faits et gestes comme une trahison envers ton putain d'honneur ! ».
Je le plantai là, retranché dans l'obscurité. A toute vitesse, je rejoignis la table, empoignai mon sac, adressai un signe de tête au barman et remontai les escaliers en pierre qui menaient à la rue piétonne.
*
La véritable amitié n'est pas tant celle du long terme que de l'urgence. L'heure était grave, Leandro arriva vingt minutes plus tard sur son scooter Yamaha.
Je l'attendais, assise sur un muret, un peu en retrait de l'entrée du Black Stone au cas où Kensei aurait eu la mauvaise idée de me poursuivre. La rue était assez sombre et gorgée de personnages singuliers, excentriques ou lugubres.
Leandro s'arrêta près de moi, ôta son casque et le ficha sous le bras. Ses cheveux mi-longs bouclaient sur un large col noir orné d'un foulard en soie.
« Salut, bella ! Comment tu vas ?
— Pas terrible. Pardon de t'avoir dérangé... Tu sors d'un rendez-vous ?
— Ouais, tu viens de m'en sauver ! Je n'ai pas de second casque mais monte, on va se poser ailleurs ».
La scooter fila, suivant l'alignement des lampadaires qui éclairaient la voie. Pas d'excès de vitesse, pas d'accélération inopinée, un consciencieux respect de la signalisation. J'eus tout le loisir de contempler les lumières de la nuit, ce monde à la fois si présent et virtuel, ce ciel étoilé fictif, ces miroirs de couleurs lumineuses qui vous giclent dans les yeux, vous éblouissent, vous rendent aveugle.
Pourtant, des secousses faisaient trembler les tréfonds de mon ventre. Elles réclamaient de l'action, de vivre comme si de rien n'était au lieu de cogiter. C'était une fuite : je ne comprenais plus très bien ni mon emportement, ni ce qu'il avait enclenché et encore moins ses conséquences.
Leandro se gara devant un bar que je ne connaissais pas. Il ouvrit la porte, la retint avec élégance, tira une chaise à mon intention, m'aida à m'assoir, en fit gracieusement le tour, s'assit en face de moi et commanda deux kirs.
Le bar était presque vide, si bien que nous n'avions pas à nous montrer discrets. Exclusivement éclairé de néons bleus et de meubles en plexiglas, le salon n'était pas grand et me donna l'impression de me trouver dans un aquarium.
Leandro avait le regard avenant, compréhensif. Il devinait que quelque chose s'était produit ; je ne me comportais pas normalement. J'étais nerveuse, lasse et désemparée.
« Je suis désolée, je n'aurais pas dû t'appeler...
Je triturai le bout de mes ongles et passai aussitôt à mes cheveux en les entortillant frénétiquement. Leandro comprit que j'étais désorientée. Le chiot s'était enfui de chez lui et ne retrouvait plus la maison de ses maîtres.
— Non, ne t'en fais pas, mon rendez-vous était ennuyeux à mourir. Je n'avais qu'une hâte : en sortir. Tu m'as fourni l'échappatoire rêvée. Il tendit vers moi son visage à la peau lisse et basanée : Alors, dis tout ».
Je m'exécutai en tremblant. Leandro soupesa chacune de mes paroles, avec intérêt, comme s'il tirait chaque fil de la pelote pour réaligner ses lignes. A la fin du récit, nous avions terminé nos kirs. Leandro étrécit ses yeux noisette, l'air doux et rassurant.
« Eh ben ! Tu t'es rebellée !
Je ne répondis rien. Il sourit gentiment.
— Tu n'es pas coupable.
— Je ne comptais pas l'être.
— Ce que je veux dire, c'est que tu as agis en toute normalité. C'était une belle opportunité de remettre les choses à leur place. Et tu l'as saisie, brillamment. C'était très courageux de ta part.
— J'ai mal Leandro. J'ai fait une énorme bêtise.
— Tu as grandi. Il ne faut pas en avoir peur.
— ...
— L'amour égratigne et tape là où ça fait mal, exposa-t-il avec sérieux.
— Je n'ai pas peur, là.
— Si. Tu as peur de le perdre. Mais lui aussi.
— Je ne sais plus.
— Kensei est un gars pétris d'assurance mais il t'aime...En tout cas, tu lui as résisté de façon magistrale, affirma Leandro en passant la main dans ses boucles brunes. Tu sais quoi ? Je suis sûr qu'en ce moment-même, il doit regretter et boire comme un trou.
Ou fumer cinq paquets de cigarettes, songeai-je.
Je soufflai, amère.
— Regretter, lui ? Tu plaisantes ? J'ai rarement rencontré un individu aussi sûr de lui...
— Il a surtout créé une façade.
— C'est ce que j'ai pensé, au début.
— Tu ne t'es pas trompée. Tu as de l'instinct après tout...
Kensei était-il prêt à me concéder la victoire ? Mais peut-on seulement parler de victoire dans un couple ? Je n'étais certaine ni de la question, ni de la réponse. Ce que je réalisais en revanche, c'était de ne plus vouloir prendre aucun risque de perdre Kensei. Mais en avait-il, lui, conscience ? Nous n'étions tous deux que des gamins.
— Le problème, Leandro, est que je ne peux pas imaginer ce qui va se passer, maintenant.
Il croisa les mains sur la table.
— Ce n'est pas parce que tu es amoureuse que ce simple fait peut te rendre heureuse.
— Ça, je l'ai compris.
— Mais tu n'as pas lâché l'affaire, fit-il en se penchant lentement. Si Kensei non plus, ça veut dire que tout est possible entre vous. Et ça, ce n'est pas une chance donnée à tous les couples ».
Je refis défiler dans ma mémoire l'image de Kensei suffoquant de colère. Une colère sourde et intense. Je relevai la tête, la bouche sèche.
Merci de votre lecture ! ~
J'attends vos avis 💬 Peut-être que l'un des moments que vous attendiez vient de survenir !
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