42. A la Tombée de la Nuit

[Narration : Kensei]

Après avoir suivi Lucie des yeux jusqu'à ce qu'elle tourne au coin de la rue, je refermai la fenêtre de ma chambre. Je plantai une nouvelle clope dans ma bouche comme on enfonce un piquet dans le sol et m'allongeai sur le futon. La nuque à plat, j'allumai la Marlboro avec une allumette trainant là et soufflai doucement la fumée vers le plafond. Je gardai un moment les paupières closes.

Quel bonheur de la revoir ! Chaque fois que je la regardais, ses yeux me faisaient passer dans le corps comme une surprise qui arrivait du fond des temps. Même quand elle était en colère, il y avait dans ses iris bleues une concentration d'émotions, si forte et si profonde que j'aurais volontiers mis ma vie entière à disposition pour les isoler et les combattre une à une. Aimer Lucie était l'une des aventures les plus folles dans lesquelles je m'étais engagé.

Un tiraillement me força à changer de position. Finalement, il était dommage qu'elle ne soit plus là, à côté de moi. Assis en tailleurs, un peu affalé, peut-être que la violence de mon désir se réduirait ?

Il me manquait, son petit corps, gracile, souple et doux. J'aurais volontiers mordu dedans comme les macarons ratés qu'elle m'avait fait goûter l'autre jour. Lucie ne savait pas cuisiner grand-chose. Souvent, tout cramait. J'avais compris qu'elle survivait chez elle comme une souris en grignotant des biscuits secs et des grains de riz.

Les macarons, je les avais dévorés, même s'ils étaient vraiment loupés. Comme eux, je grignotais de temps à autre son coutiède. Quelques fois, je somnolais dessus en l'écoutant réciter ses cours de droit auxquels je ne pigeais strictement rien. J'espérais que ces moments dureraient toujours.

Lorsque nous n'étions pas ensemble, je nous voyais dans l'une de nos chambres respectives, moi tirant les stores, elle m'attendant nerveusement, un sourire canaille aux lèvres. Un bruit de voiture passait dans la rue et nous retirions impatiemment nos vêtements.

Aujourd'hui, j'avais excité ses nerfs. Mais c'était ma vengeance et je la tenais pour plein droit, mon bon droit. Ça, elle pouvait le saisir. Il ne me serait jamais venu à l'idée de me faire accompagner par une amie pour un congé d'une semaine dans une autre ville... Encore moins dormir dans la même auberge de jeunesse, peut-être même dans la même chambre !

Je me redressai subitement. Non, non ! Je l'aurais tout de suite deviné au regard de Lucie. Quand elle essayait de mentir, ses yeux déviaient. Je me rallongeai et m'obligeai à faire le vide dans ma tête.

*

[Narration : Lucie]

À la tombée de la nuit, Osaka n'en est guère plus calme. Il y plane toujours cette rumeur sourde, constante, proche ou lointaine, qui vous rappelle que vous êtes entouré de béton et d'activités propres aux grandes villes qui vivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Plus tôt dans la soirée, alors que je m'apprêtais à entrer dans le couloir du métro, Minoru m'avait hélée afin que je l'aide pour un devoir d'anglais. Il m'avait suivie depuis la sortie des cours de Nintaï. J'étais encore excédée du comportement de Kensei. Mes genoux souffraient encore des deux sauts par sa fenêtre. Sentant que la situation ne se prêtait pas aux devoirs, Minoru avait décrété que nous ferions le travail en marchant.

De sa démarche chaloupée, il m'avait fait découvrir des petites rues du centre-ville. Ma colère était redescendue, bas. J'étais fatiguée par la reprise des cours et du travail mais l'air frais du début de soirée et la légendaire gaieté de l'opossum transgénique avaient fait leur œuvre.

Minoru aimait beaucoup vagabonder dans la nuit, il adorait les odeurs du soir. Depuis que le soleil s'était couché, l'air s'était bien rafraîchi. Je remontai ma fermeture éclair et le menton rivé sur le pavé, demandai :

« Où est-ce que tu te vois dans quinze ans ?

Minoru leva la tête vers des enseignes en néons et mit les mains dans les poches :

— À Okinawa, avec une petite femme, un gosse, une bière fraîche et peut-être un chat.

— Un chat ?

— Ouais, un chat de gouttière. Un vrai chat qui peut filer des torgnoles aux autres matous, qui peut protéger son territoire. Et puis un chat, quand il fait une connerie, il se tient droit et fier, il assume.

— Ça va, j'ai compris l'idée.

Que je mène ma vie et que ce ne soit pas elle qui me mène* dit-il, un sourire étiré sur ses lèvres.

Je me contentai de lui préciser qu'il fallait de l'argent pour entretenir de tels projets. Il me considéra de son regard facétieux à faire valser les étoiles.

— Clé-à-molette, t'as déjà été jeune une fois dans ta vie ?

— J'ai vingt ans, Minoru !

— T'en a pas l'esprit.

— Ce n'est pas parce que tu as moins d'un quart de siècle que tu es condamné à être idiot pendant cette période » rétorquai-je la bouche un peu de travers, une mimique que j'avais empruntée aux voyous à force de les côtoyer.

Minoru s'engagea dans un dédale de ruelles sombres et accéléra le pas en riant.

« J't'e dis juste la vérité. On dirait que la vie a pris de l'avance dans ta tête et s'est arrêtée autour des cinquante balais.

Je le rattrapai et empoignai un bout de son t-shirt trop large.

— C'est la même chose ! Il n'y a pas qu'à vingt ans : on peut rêver à tout âge. Par exemple, tu as de remarquables quinquagénaires qui...

— De toute façon, t'as toujours le dernier mot » éluda-t-il.

Au loin, il y eut un des pétarades de moto. Je lâchai son t-shirt et m'écartai un peu de lui, la mine basse. Minoru rit de plus belle. En silence, nous prîmes une rue sur la gauche. Il tapota le sommet de mon crâne et déclara que j'étais trop sensible. Je levai la tête vers lui, reconnaissante, croisai ses grands yeux joyeux et ouverts et souris à mon tour.

Je pris une profonde inspiration, feignant un calme que je ne ressentis nullement. Au contraire, je sentis le feu conquérir mes joues.

« T'es mignonne. Tu devrais voir ta tronche, on dirait un piment.

— J'en ai assez de rougir !

— Les gens qui rougissent facilement sont les plus généreux et les plus dignes de confiance.

— Qu'est-ce que tu as encore fumé ? me moquai-je.

— Désolé, j'ai pas entendu. J'ai les oreilles bridées ! ».

J'explosai de rire.

Il y eut de nouveau un bruit d'accélération de moto et de freinage brusque. Minoru tourna la tête mais continua à avancer.

Le vacarme des jingles des rues commerçantes était loin derrière nous, l'air était plus doux grâce à la chaleur évacuée par les bouches d'aération des restaurants de quartier. Les passants étaient peu nombreux, comme si la masse humaine s'était concentrée dans les grandes voies et se diluait au sein des labyrinthes des petites rues.

« Chut ! dit-il. Tais-toi une minute.

— Quoi ? ».

À cet instant à l'autre bout de la ruelle, il y eut un crissement strident de pneus sur l'asphalte. Trente mètres devant nous, un homme en noir juché sur une moto surgit de l'ombre. Le visage du motard était dissimulé par son casque. Ses doigts dévissaient les molettes comme pour s'apprêter à nous charger. C'était une Zephyr 400 bordeaux . Tremblante, j'agrippai le bras de Minoru, dont le corps s'était crispé : « C'est lui ! C'est Juro ! Qu'est-ce qu'il fait là ? Qu'est-ce qu'il nous veut ? ».

Juro fit sauter le cric et s'élança dans une subite accélération.

Minoru fit un bond en arrière et cria : « On fonce ! Cours ! ».

Nous nous enfuîmes à toutes jambes en sens inverse à travers les ruelles. En un éclair, Minoru me distança. La moto lancée à toute allure se retrouva juste derrière moi mais l'engin peina dans le virage à angle droit.

L'Opossum courait vite et je n'arrivais pas à le suivre. Le souffle effectuait mal l'aller-retour dans mes poumons, je haletais.

Tout à coup, Minoru fit volte-face et saisit ma main. Il m'enleva, comme Peter Pan aurait fait voyager Wendy : il fila non en me traînant mais en me soulevant presque du sol.

Il me fit sauter des caisses, des plots, des rambardes, des balustrades, des marches, de trottoirs, escalader une benne, puis un grillage, tourbillonner dans les virages des rues.

Mon front était mouillé de sueur et j'avais la sensation d'être un cheval de course. Mais le bruit du moteur s'était éloigné. Juro nous avait perdus.

Derrière une palissade, je m'arrêtai sous l'œil extatique de Minoru. Mourant de chaud, je retirai ma veste, nouai les manches autour de mes hanches et, à genoux, plaquai la tête contre la paroi d'un mur glacé.

Je régulai ma respiration, fixant l'Opossum comme s'il allait disparaître et me laisser seule contre le Vélociraptor.

Soudain, dans un sinistre avertissement, les déflagrations des accélérations se répercutèrent à nouveau sur les façades des maisons. Minoru et moi échangeâmes un regard. Il me tendit la main pour m'aider à me relever. Je la saisi et nous repartîmes.

Les globules dansant la gigue, je calquai mes foulées sur celles du coureur expérimenté. Le sol défila sous mes pieds à une vitesse dont jamais je me serai crue capable. Une explication m'apparut : l'adrénaline couplée d'un guide entraîné car Minoru, c'était l'Usain Bolt Japonais.

Mon cœur battait à une vitesse incroyable en raison de l'effort physique mais aussi d'une étrange excitation que je sentais filer dans mes membres. Minoru et moi partagions une adrénaline et une connexion si forte que j'avais l'impression que nous courions à travers un seul corps.

Nous distancions Juro par la ruse : Minoru connaissait les quartiers d'Osaka comme sa poche. Toute la métropole avait un jour dû apercevoir sa silhouette dégingandée et sa foulée élastique au détour d'une rue. L'opossum pratiquait un footing quotidien et des défis hebdomadaires. Il changeait souvent d'itinéraire car à défaut, il se lassait.

Soudain, Minoru glissa et se tapa la tête contre les dalles sur le sol.


*Sénèque, philosophe latin, v. 2 av. J.-C -65 apr. J.-C.

Merci de votre lecture ! ~

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