39. Broyer du Noir

[Narration : Kensei]

Je broyais déjà du noir. Les murs de ma chambre reflétaient la brumaille de morosité qui occupait mon esprit : sombres. Que faire lorsqu'il était tant rempli de pensées noires que j'avais envie d'éclater les murs avec mes poings ou de me coucher sur le sol et espérer être le jour suivant ?

Je m'occupais les mains. J'avais compris ça depuis que j'étais gamin. Dès que j'avais commencé à m'en servir et à avancer sur deux jambes, je m'étais faufilé dans le garage, étais allé inspecter la bicyclette de mon père, avais débranché et rebranché tous les câbles de la télévision et joué avec le transistor. Tout ce qui passait entre mes mains était démonté, analysé et remonté en deux temps trois mouvements. Ça me calmait, de faire jouer mes doigts, les pieds posés sur la caisse à outils. Si mes parents voulaient me punir, ce n'était pas en me privant de sortie ou en m'interdisant de regarder la télévision. Non. C'était en me confisquant cette fameuse caisse à outils que je fournissais davantage d'année en année.

L'apesanteur avait empli ma chambre. J'étais né armé jusqu'aux dents pour affronter la vie. Je n'avais besoin de personne pour mener et agrémenter mon existence...

Jusqu'à ce jour où j'avais fracassé la porte du secrétariat de ce foutu établissement technique ! Alors, tout avait changé, les couleurs étaient devenues chaudes, plus éclatantes. Lucie les illuminait, les contrastait, les saturait comme sur un filtre de photo. À l'origine, la vie n'était pas monotone, ça non ! Mais Lucie avait teinté ma vision de belles choses.

Savoir qu'elle partait en vacances de son côté avec quelqu'un d'autre me donnait envie de mourir même si ce n'était que temporaire et retenu par un lien relationnel supposé amical. Un lien rattaché à un mannequin-premier-de-la-classe. Pas avec moi...

La couleur allait se retirer de ma vie. Est-ce qu'il allait se passer quelque chose entre eux ? Je serrai fort les mâchoires. L'élan ne viendrait pas de Lucie. Je lui faisais confiance mais pas à ce Sven à qui j'avais plutôt d'instinct envie de refaire le portrait. La première et dernière fois que je l'avais vu, c'était lorsque j'étais allé chercher Lucie devant l'université.

L'université.

J'avais tendance à la fuir, cette fichue université où mes instructeurs avaient voulu m'envoyer ! En plus, se battre avec des binoclards était trop facile. Quand on passe trop de temps le nez dans les bouquins, on oublie de faire du sport et de se maintenir en bonne condition physique.

Quoiqu'il en soit, ce Sven, je l'avais reconnu tout de suite. Immense, fin, sans beaucoup de muscles, la peau très blanche, les cheveux très noirs, des yeux de couleur bleue et en forme de phares de moto hybride. Il avait des traits de visage droits, inexpressifs, sans âme. On n'aurait pas dit qu'il était vivant mais qu'il était un poster grandeur nature. Lucie et lui discutaient en marchant. Il la dépassait de deux têtes et elle devait se dévisser le cou pour le regarder.

J'avais à peine eu le temps de détailler l'autre étranger derrière eux, le dénommé Leandro. La seule image de lui que j'avais en tête était celle d'un grand brun souriant qui recoiffait des boucles rebondissant sur son visage bronzé.

Sven m'avait fixé. Ce métis ne m'impressionnait pas. Les yeux de pics à glace de Nino étaient bien plus redoutables.

Le type me détestait. Je ne l'aimais pas non plus. Au moins sur ce point, il n'y avait pas de malentendus.

Depuis ce jour, Lucie omettait autant que possible de le mentionner dans nos conversations, pour ne pas me froisser, ne pas me blesser, ne pas me donner envie de montrer qui était le plus fort.

Je m'accroupis sous le bureau pour tirer vers moi le moteur que j'avais abandonné la veille. 

J'avais eu raison de rester avec elle et de ne pas écouter Takeo : je recommençais à faire naître des murmures à Nintaï. En grande partie grâce à la dernière baston, je redevenais tout-puissant, comme à mon entrée au lycée. À tort, Takeo avait prophétisé que je ne serai plus jamais le même, que ma réputation était du passé à cause de mon invraisemblable relation avec Lucie. Mais je conservais mon cœur au ventre et ma rage de vaincre. J'étais resté dans les sommets de la hiérarchie nintaïenne, leader de ma classe et président de club.

Au contraire, Takeo se ramollissait, il se reposait sur ses acquis. La preuve en était qu'un tiers des premières et deuxièmes années de notre côté avaient manqué à l'appel au moment de la bagarre. Un jour, Takeo se ferait détrôner. Juro lui avait déjà fait écoper d'une balafre sur la joue. D'ailleurs depuis, Napoléon ne mentionnait plus mon dos. Si Juro n'avait pas tabassé Lucie, je l'aurai presque remercié.

Je laissai le moteur en plan dans ma chambre, enfilai mon blouson et mes rangers. Après l'avoir sorti de sous l'abri situé derrière les canisses du restaurant, j'enfourchai ma Suzuki et filai à vive à allure rejoindre le périphérique autoroutier. J'avais des amis du Vieux à retrouver là-bas. S'amuser sur le loop* en compagnie des fans du JDM** était risqué mais c'était la meilleure distraction au monde.

Aux alentours de cinq heures du matin, je rentrai ma bécane derrière les canisses. Je levai une dernière fois la tête vers les étoiles encore visibles dans le ciel qui commençait à se colorer.

J'eus la sensation d'être plus prisonnier que d'habitude.

*

[Narration : Lucie]

Nara. Ancienne capitale du Japon entre 710 et 784, ainsi décrétée par l'impératrice Gemmei. C'était une ville située à vingt kilomètres au sud-ouest de Kyôto, renommée en raison de ses remarquables temples et jardins d'influence chinoise. La ville de Nara était un endroit paisible, souvenir d'une civilisation brillante, alliée de la nature mais également de la législation de par la promulgation d'une multitude de lois à l'époque.

Après une heure de train et sous un grand soleil, Sven et moi visitâmes cette ville jumelée avec Versailles, envahie par quelques mille deux cent cerfs en liberté, messagers des dieux. Il était possible de les toucher et de leur donner à manger des pop-corn adaptés à leur alimentation... Ce qui ne manquait pas de créer un agglutinement de ces habitants poilus autour de soi, quitte à se faire courser s'ils n'en avaient pas assez pour leur estomac. Les cerfs étaient habitués à la présence des hommes et au monde urbain. Certains même traversaient sur le passage piétonnier !

Par certains côtés, Sven ressemblait à Aïko : tout comme elle, une montre et un plan avaient dus être intégrés dans son cerveau. Pas de perte de temps en cherchant son chemin, tout était déjà tracé et durant ces quelques jours, je profitais pleinement des visites : le Palais impérial Heijô, le Château de Kasugayama qui était une véritable forteresse, le pittoresque quartier de Naramachi, le reposant parc de Nara, le ravissant lac Sarusawa, Yagyû le village caché des sabreurs, l'immense pagode rouge Gojû-no-tô de quatre étages et les « Sept grands temples de Nanto ».

Tôdai-ji était incontournable. À mon sens, il aurait été sacrilège que de passer à côté du plus ambitieux complexe bouddhiste édifiés au temps de l'importation de cette pensée philosophique au Japon à partir du Ve siècle. C'était quasiment l'impératrice Gemmei qui en avait fait la religion d'État sous la forme de la vénération du Bouddha Amida, « Le Rédempteur », afin d'atteindre le soukhavati, le « Pays pur de l'Ouest » faisant accéder le croyant à la réincarnation. Par la suite, ce bouddhisme avait été supplanté par le zen, qui au contraire de l'attente, conduisait à l'illumination par le canal de l'effort.

Le Tôdai-ji était implanté tel un quartier général et selon la légende, avait été construit par près de la moitié de la population nippone à l'époque, soit environ deux millions et demi d'individus. Le principal bâtiment, la plus grande construction en bois au monde, abritait un Daibustu, une statue en bronze partiellement recouverte d'or, d'environ quatorze mètres de haut représentant le Bouddha Vairocana.***

À la sortie du bâtiment principal, Sven et moi achetâmes des omamori, porte-bonheurs vendus dans les temples shintos. Ces petites amulettes faites de tissu en soie aux motifs semblables à ceux des habits traditionnels japonais protégeaient ceux qui les portaient. L'objet de la protection pouvait être divers, relatif à la famille, aux enfants, à la santé, aux études, à la vie de couple etc. À l'intérieur de la pochette de couleur vive se trouvait un papier maintenu par des planchettes en bois. Il y était écrit le nom du dieu protecteur ainsi que la prière d'un moine mais en aucun cas il ne fallait lire cette amulette, car à défaut, elle ne fonctionnait plus.

Nous accrochâmes à nos porte-clés un omamori supposé nous apporter le succès dans nos études. Ils pendaient à présent à côté de nos maneki-neko verts. Si en dépit de cette double-protection, je ratais mon examen de fin d'année, j'enverrai une lettre spirituelle de réclamations aux divinités !



*Boucle autoroutière.

**JDM : acronyme pour « Japanese Domestic Market », communément utilisé pour faire référence à la culture automobile japonaise.

***« Grand soleil ».


Merci de votre lecture ! ~

A la semaine prochaine pour la suite de Nara !

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