38. La Théorie du risque Zéro

[Les yeux en amande de Kensei me traversèrent, comme si son esprit était parti se retrancher sur le Mont Fuji. Soudain, il redescendit.]

« Mets-toi à ma place. 

J'avançai la bouche pour l'interrompre, le regard lourd mais il coupa mon élan : 

— Tu pars seule avec Sven, ce type qui sort d'un magazine. Ses lèvres aux commissures tombantes se serrèrent. 

— Ça me fait peur.

— Je t'assure qu'il n'y a pas de quoi.

— En plus, les gens me verront comme un pauvre nul. Tu peux piger ce genre de préoccupation... ?

— Je comprends. Pourtant tu penses que, parce que je vis maintenant au Japon, je suis obligée de me conformer à tous les codes de conduite ?

Il acquiesça avec hésitation.

— Je ne suis pas d'accord, objectai-je. Mon comportement n'est pas choquant... Si ce n'est qu'il m'arrive de manger en marchant et que je n'arrive pas à m'assoir en seiza...*

Embarrassé, Kensei ébouriffa ses cheveux dorés :

— Je suis le premier à souhaiter que tu sois la mieux intégrée possible. Là on parle on parle d'un mec canon qui t'emmène en voyage.

— Je dois donc abandonner mes amis ?

— Je n'ai pas dit ça. Pas exactement.

Je roulai des yeux.

— Sven est un ami ! Et puis je me suis déjà faite à l'idée que, jamais, je ne serais parfaitement intégrée. Non parce que je ne le veux pas mais parce que ce sont les gens d'ici qui rejettent cette idée ! Il y aura toujours des gestes et des mots pour me rappeler que je suis une étrangère, tu le sais bien.

— ...

— Je ne vis pas ça comme une discrimination. Tout ça peut se comprendre. 

Je marquai une pause et le regardai en biais : 

— Je suis prête pour les compromis mais je ne peux pas me faire passer pour ce que je ne suis pas.

Kensei pinça les lèvres. Je frôlai sa joue de mon nez :

— Même des personnes issues du même pays peuvent avoir des cultures distinctes. Je ne crois pas aux couples qui, au-delà de la langue, ne se comprennent pas. Jusque-là, nous nous en sommes sortis.

Kensei qui avait fermé les yeux parla enfin :

— J'vais t'avouer une chose. Aujourd'hui, il n'existe rien, rien pour moi, d'absolument indispensable qui demande mon attention particulière. Sauf toi. T'es une exception et tu le sais. Alors arrête de jouer.

Après avoir vidé mon sac, je ne m'attendais pas à me voir opposer un tel argument. Kensei m'avait déstabilisée. Mon cœur avait fait une embardée.

Je baissai la tête pour dissimuler mes joues en feu. Il continua à me caresser de son regard hypnotique, persuadé que j'étais sur le point de rendre les armes. J'avais cédé tant de fois face à sa possessivité... Ne disait-on pas Sept fois à terre, huit fois debout ?

J'éclaircis ma voix :

— Tu sais ce que Nino n'arrête pas de me répéter ? La jalousie, c'est comme le sel sur un steak. Il est essentiel mais il ne faut pas exagérer. Je veux bien mais là on peut largement s'en dispenser. J'ai déjà acheté mon billet de train et que tu le veuilles ou non, je prends mon congé. Lorsque je reviendrai...

J'étais à court d'idées, grattai la couette en coton avec mes ongles.

— Tu me mets devant le fait accompli. C'est déloyal, souligna-t-il.

— Je ne devrais pas avoir à me justifier autant.

Kensei bougonna avant de soupirer lourdement :

— Ce que je veux dire, repris-je, c'est qu'il n'y a aucun risque. Sven est comme un frère pour moi.

Il haussa un sourcil et répliqua :

— Tu connais la théorie du risque zéro ?

— Non.

— Moi non plus.

Dans un élan, il me bondit dessus, m'étreignit, respira l'odeur de mes cheveux et fondit dedans. Puis il m'écarta de lui. La peau embrasée, je lui jetai une œillade. Il m'attrapa de nouveau, me serrant encore plus fort dans ses bras. Je le repoussai par jeu.

Il se tint coi et conclut, le regard ardent :

— Écoute, j'ai capté le message. C'est juste que je ne veux pas m'incliner. Y'a des tas de types qui s'effacent quand un mec leur pique leur nana. Mais moi, je te garantis que s'il arrive un truc, j'expédie ton frère sur Pluton ! ».

Je me glissai contre lui. Cela me parut naturel, comme un oreiller qui s'enfile dans sa taie mais ma poitrine me fit l'effet d'un container palpitant. J'avais convaincu Kensei et il ne semblait pas me tenir rigueur de ma décision d'éloignement.

Il posa le menton sur mon cou dont il me répéta aimer la peau douce et parfumée. Je songeais que « amour » était devenu un mot banal. C'était un mot qui voulait tout et rien dire à la fois. À qui déclare-t-on « Je t'aime » ? À chacun de nos bienfaiteurs, à nos parents, amis, à ceux qui partagent notre lit pendant plusieurs semaines. On peut dire aussi que l'on aime beaucoup quelqu'un et alors « amour » n'a vraiment plus aucun sens. L'amour que j'éprouvais pour Kei était trop grand pour être concentré, trop intense pour être soupesé, trop éparpillé pour être détaillé.

Je caressai le dos de Kensei et déposai un baiser sur ses lèvres. Il agrippa mes hanches à deux mains. Sa bouche descendit, embrassa la naissance de ma clavicule. Je sentis le sang courir dans mes veines. Lentement, je retirai son t-shirt et le passai par au-dessus de sa tête. Je malaxai ses larges épaules nues, si lisse en dépit de la musculature. Kensei poursuivit sa progression sur ma peau. La chaleur de ses lèvres y laissa un sillage de feu. Il remonta et le souffle brûlant contre mon visage, me picora derrière l'oreille. Je hurlai de rire en me redressant d'un bond, manquant de lui avoir donné un coup de tête.

Il me renversa sur le futon.

*

Nous nous effondrâmes ensemble sur le matelas, bras et jambes mêlés, cramponnés l'un à l'autre de toutes nos forces. Après quelques minutes, je m'étirai, légère et étourdie par la folle fin d'après-midi. Kensei saisit une mèche trempée de sueur et la glissa doucement derrière mon oreille.

Je me sentais bien, dans l'étreinte d'acier de ses bras verrouillés autour de moi.

« J'ai l'impression de voir des étoiles.

Kensei se redressa et me lança un sourire éblouissant :

— Il y a encore mieux que ça !

— Hein... ? ».

Sans me laisser le temps de deviner le sens de ses paroles, il s'empara de ma main, me tira du futon et me fit me rhabiller pour sortir.

Trois quarts d'heure plus tard, nous arrivâmes au moment où le soleil mourrait au creux des nuages. Le nez niché dans le cou de Kensei, je fermai les yeux.

Il nous avait conduits au sommet d'un building, face à un panorama urbain rivalisant avec celui du Floatting Garden qui, à la différence de celui-ci, était bondé de visiteurs. Pour être exact, nous étions tout à faits seuls, admirant un coucher de soleil dont les couleurs rougeoyantes ne cessaient de s'étirer à perte de vue au-dessus des immeubles, des routes et des enseignes lumineuses.

« Tu viens souvent ici ? demandai-je.

— Rarement. Ça faisait longtemps que je n'étais pas monté. Kensei sourit encore : 

— Je suis content de te montrer cette vue. C'est l'une des plus belles d'Osaka mais elle n'est pas très connue.

— Merci.

Il hocha la tête et eut un regard pour le pendentif qu'il m'avait offert, exposé en évidence par-dessus mon chemisier.

— Ce serait bien si d'un coup, la lune arrivait du même côté que le soleil et qu'on pouvait les voir côtes à côtes... Quoique, se reprit-il, ce n'est peut-être pas une bonne idée : la lune pourrait prendre feu.

— Le soleil est ardent, mais la lune ne s'y brûle pas... Pour la simple raison qu'ils ne se rencontrent pas.

— Attends, je me souviens de jours où j'ai vu les deux de chaque côté du ciel ».

Je haussai les épaules et me pelotonnai contre lui, le laissant respirer le parfum de mes cheveux. Il ne se fit pas prier pour y mettre son nez.

« Dis Lucie, tu comptes repartir là-bas ?

— Où ?

— Là où le soleil se couche.

Je levai les yeux, les derniers rayons dorés dessinaient les contours du visage de Kensei comme s'il était auréolé. Le déclin du soleil inondait de reflets ses cheveux décolorés et conférait à ses iris des reliefs marron chaleureux.

— J'apprécie cet endroit où il se lève, répondis-je.

— Mais encore ?

— Tout dépendra de savoir si j'ai un avenir ici.

— Je comprends.

Kensei ne dit plus rien mais resserra ses bras autour de mes épaules.

— Et toi ? m'enquis-je. Tu aimerais partir au-delà de la mer ?

— Pas vraiment. C'est peut-être dommage... Mais ici, c'est chez moi.

J'acquiesçai en regardant le point rouge disparaître à l'horizon derrière une traînée de nuages. Kensei interpréta mon silence.

— Désolée, Lucie. C'est égoïste.

J'appuyai ma tête contre son torse.

— C'est ce que tu penses et ça me va.

— Tu ne crois pas que tu te sacrifies un peu trop ?

— C'est drôle que tu me dises ça.

Kensei toussa et ma tête rebondit un peu. Il s'excusa et demanda brusquement :

— Tu me ferais visiter ton pays ? J'aimerais voir comme ça se passe en France. Comment sont les gens, les paysages...

— Bien sûr. Ça me ferait plaisir.

Il soupira et son ton s'engouffra dans la gravité :

— Je ne veux pas te faire peur en te projetant trop mais... En partant de l'idée que tu trouves un emploi qui te plaise, ça t'irait de rester ici ?

Ma poitrine se serra un peu avant de se relâcher complètement. Je pressai sa main :

— Je n'ai pas vraiment d'attaches en France. La seule que j'aurais pu avoir est celle qui me lie à ma sœur mais elle vit au Luxembourg, un petit pays frontalier. Un grondement involontaire s'échappa de ma gorge : 

— De toute façon, elle voyage tout le temps.

— Et le reste de ta famille ? Tes grands-parents, tes oncles et tantes, tes cousins ou cousines ? Tes amis ?

— Mes grands-parents sont décédés et disons que je n'ai jamais tellement vu ma famille. Depuis que je suis arrivée au Japon, j'ai aussi perdu beaucoup de ceux que je pensais être mes amis. La distance est une épreuve qui permet de faire le tri.

Kensei oscilla un peu et reprit sa position en me maintenant serrée contre lui.

— Bon... C'est triste. D'un autre côté, ça te facilitera la vie.

— Oui, c'est ce que je te dis. J'ai désormais plus de liens au Japon qu'en France. Je n'ai rien à perdre en restant ici et tout à y gagner ».

Je m'éveillai à l'aube, le corps comme une plume et la conscience apaisée. Kensei bougea faiblement en marmonnant quelque chose d'incompréhensible. Il dormait sur le ventre, les bras entourés autour de l'oreiller, découvrant sa nuque puissante et la longue cicatrice qui lui scindait le dos. Je sautai du lit sans un bruit et me retournai pour le regarder assoupi.

Je songeai encore que cette relation-là était magique, gloussai et me ressaisis : « Je ne suis pas Dame Pigeonne ! Et maintenant, à moi Nara ! ».


*Seiza : Posture traditionnelle consistant à être agenouillé, les fesses reposant sur les talons, les genoux serrés, les chevilles tournées vers l'extérieur et le dessus du pied reposant à plat.

Merci de votre lecture ! ~

Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? Comment trouvez-vous que Kensei évolue ?

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