25. Mon cœur n'est pas de la sauce soja

« J'ai simplement fait comprendre à Kensuke qu'il n'était pas indispensable.

— C'est le moins qu'on puisse dire, grimaçai-je. Mais je me demande pourquoi, subitement, il a tenu à se mettre de votre côté.

— Il a eu peur, c'est tout. Ça veut dire que notre camp en impose et que des mauviettes pourraient déserter la baston en notre faveur ».

Kensei frotta son front contre le mien comme le font les animaux pour montrer leur affection et tapota le sommet de mon crâne. J'inclinai la tête pour la recevoir.

On m'avait toujours dit que de se comporter comme un toutou ennuyait les garçons qui prenaient le don de cœur et de corps pour acquis. Mais j'étais ainsi. On n'apprend pas à jouer la muse froide et mystérieuse quand ça ne vous ressemble pas. Au mieux, l'imposture est découverte tôt ou tard et l'on vous prend pour une personne intéressée, fausse, superficielle. Le miroir éclate et vous vous lamentez en ramassant les débris.

Kensei acceptait ces élans d'amour. Non comme une attention qui lui était due ou qu'il méritait en tant qu'un véritable présent amoureux.

Nous avions passé la journée de l'équinoxe d'automne au zoo d'Osaka... également appelé zoo de Tennoji. Je n'avais pas cru Kensei avant de voir l'écriteau de mes propres yeux. Au milieu des gingko biloba* aux feuilles dorées, nous avions traversé le parc, le zoo et la galerie marchande.

Le rythme des saisons était très marqué au Japon et chacun dans les discussions faisait références aux changements qui se produisaient dans le paysage. Les quatre temps de l'année étaient sacrés et le spectacle de la nature répondait à toutes les attentes. L'automne pour sa part, me ravissait de ses couleurs d'or et de rouille.

Tout était parfait, jusqu'à ce que survienne le moment que je redoutais.

Kensei me prit la main et prit place à côté de moi.

Nous nous assîmes près d'un pin majestueux, sous une tonnelle d'hortensias et de jasmin, en attendant que le sang recommence à circuler correctement dans nos jambes. L'air était doux, les nuages peu nombreux. Kensei passa plusieurs fois la main dans mes cheveux, pour constater « l'étendue des dégâts ». A ce stade, je ne comprenais pas pourquoi il n'avait pas arrêté le geste de la coiffeuse qui tremblait comme une feuille sous son regard noir. Puis je réalisai qu'au moindre mot de Kensei, l'histoire aurait pu se dénouer à la façon « Sweeney Todd ».

Peut-être les choses étaient-elles mieux ainsi. Je n'avais pas tant obtenu une victoire sur Kensei que sur moi-même : d'une certaine manière, avec ma tournée de Red Skull sur le poème de Rostand conjuguée avec ma fauche de cheveux, j'avais esquissé les balbutiements d'une déclaration d'amour. Pour moi, c'était un grand pas.

A ce sujet, Shizue m'avait disputée.

« C'est quand même incroyable d'être bloquée comme ça ! Dis-lui que tu l'aimes, au moins une fois ! Après, il te laissera tranquille !

— J'en ai envie mais je n'y arrive pas.

Shizue s'était enhardie :

— Tu as été traumatisée par le passé, c'est ça ? avait-elle deviné. Tu as dû te déclarer auprès de quelqu'un qui ne t'aimait pas et qui s'est moqué de toi !

Elle n'avait pas tort. Sauf qu'elle ne pouvait savoir qu'il s'agissait non d'un garçon mais de mes parents.

— Tu ne m'écoutes jamais ! avait soupiré Shizue en agitant ses mèches ébène. Il ne suffit pas d'être gentille et de battre des cils ! Dis les choses !

Sven était venu à ma rescousse :

— Shizue, ne confonds pas sensibilité et sensiblerie.

Elle avait sautillé pour lui mettre une claque sur la nuque et m'avait adressé un sourire d'excuse.

— Tu te plains que Kensei n'est pas assez démonstratif avec toi. Mais de ton côté, tu ne lui donnes pas l'occasion d'être certain de tes sentiments envers lui ».

En en y repensant, chez le coiffeur, j'avais raté ce moment. J'aurais pu terminer mon Je me contrebalance des autres. Il n'y a qu'à toi que je veux plaire par un Je t'aime. Malheureusement, ma voix s'était enrayée et bien qu'elles aient dansé dans mon ventre et palpité dans ma poitrine, les paroles tant attendues s'étaient gelées dans ma gorge. À la réflexion, l'expression de mes sentiments correspondait à un moteur mal huilé. C'eut été amusant si je n'avais pas senti que cela incommodait Kensei. Il espérait entendre ces mots, ce qui, selon moi, demeurait étrange. Généralement, les Japonais aimaient par les faits, non par le verbe.

A quoi sert-il de dire Je t'aime à longueur de temps lorsqu'on ne fait œuvre d'aucune attention embellissant le quotidien de la personne soi-disant aimée ? À mon sens, je faisais tout mon possible pour rendre Kensei heureux et c'était tout ce qui importait.

« Lucie.

Je tournai la tête.

— C'est moi.

— Fais pas la désintéressée. Retourne sur Terre.

Il y avait dans la voix de Kensei quelque chose de changé. Les ingrédients étaient identiques : assurance, chaleur, gravité. La variation du ton était presque imperceptible mais il n'était pas le même que d'habitude. Mon cœur se mit à battre fort.

— Je voudrais t'entendre dire que tu m'aimes, au moins un peu. Ça me tranquilliserait.

Ma vision fut traversée par un trait de lumière, tel une radiance. Shizue avait raison. Mes joues flambèrent, puis très probablement, devinrent cramoisies.

Confuse, je bredouillai :

— Mon dernier acte n'a pas suffi ?

Kensei posa sur moi un regard lourd de sens. Un regard qui signifiait qu'il commençait à s'énerver.

— Tu n'avais pas besoin d'en arriver là ! dit-il en tournant la tête de profil et en enfonçant les mains dans ses poches.

Je considérai son nez droit comme un triangle isocèle. Il était beau, si beau... Kensei tout entier – pas seulement son nez !

— Je l'ai fait.

Son visage pivota de nouveau vers moi. J'étais perdue.

— D'accord mais maintenant que t'as fait un truc aussi dingue, tu peux me le dire. Ça t'épargnera des efforts !

Sous un accès de détresse, mes yeux fuirent :

— Je ne peux pas.

Il se leva, trop nerveux pour rester en place :

— Pourquoi t'es sur la défensive ? C'est juste une question.

— Ce n'est pas quelque chose qui se demande. Ça doit être spontané. Patiente.

Il se rassit sans pour autant arrêter de remuer :

— Qu'est-ce qui te fait hésiter ? C'est si simple...

— Ça ne l'est pas pour moi. Mon cœur ne se déverse pas si facilement.

Son expression changea, comme mue par une révélation naissante. Une lueur jaillit dans son regard et sa mâchoire se décala d'un centimètre sur le côté.

Kensei écarquilla les yeux en faisant claquer ses doigts : 

— Ah ! Je comprends ! Je t'ai fait ma déclaration, donc tu me tiens par la peau du cou ! ».

Je me demandai s'il jouait. Les aveux me serrèrent la gorge. Kensei s'adossa au dossier du banc, sans toutefois cesser de me scruter. Les coins de sa bouche retombèrent.

Non, vraiment. J'étais bloquée. Trop de problèmes obstruaient mes pensées, à commencer par le trafic de drogue irrésolu et le fait que j'allai servir de témoin dans la baston-du-siècle.

Par ailleurs, le ciel se couvrait.

« Ta déclaration sur le pont du canal Dotonburi m'a fait vraiment plaisir, tu sais, articulai-je. J'ai ressentis ce que tu m'as dit très profondément. Patiente encore, s'il te plaît ».

Kensei ferma les yeux et soupira. Je l'observai du coin de l'œil, sachant qu'il remuait toutes sortes de pensées.

Je respirai une dernière fois les parfums de pin, d'hortensias et de jasmin, me remis debout et tirai Kensei par le bras vers la sortie en direction de la station Dobutsuen-mae. Je devais rentrer chez moi avant qu'il ne se mette à pleuvoir des hallebardes.

« Les pandas roux étaient mignons, pas vrai ?

— Je m'en fiche des pandas roux. Leur poil est moins beau que le tien... Même s'il ne t'en reste plus beaucoup ».

J'éclatai de rire. Kensei glissa sa main autour de ma taille et m'accula au mur de mon studio. Il enfouit son nez dans mes cheveux et me maintenant contre lui, en huma longuement le parfum. Un désir explosif grimpa en moi.

On ne répète pas suffisamment aux gens que la vie se tarit trop tôt, qu'elle s'épuise, s'évide, se consume, finit par disparaître totalement, parfois avant que nous ayons accompli quoique ce soit qui vaille la peine d'avoir eu tout ce temps à disposition.

Ce temps passait trop rapidement avec Kensei. Je craignais que ce bonheur cesse brutalement de broder mon existence. Il m'effleura du regard et demanda encore :

« Tu m'aimes ?

— Ne recommence pas ».

Sous son souffle dans mes cheveux, ma respiration s'emballa. Il connaissait ma corde sensible et en jouait comme un instrumentiste de talent. Un jour, il parviendrait à ses fins.

Un jour, certainement, mais pas aujourd'hui.


*Gingko biloba: Arbre emblématique du Japon, qui aurait été importé de Chine au XIIe siècle.

Merci de votre lecture ! ~

Surtout, portez-vous bien et faites attention à vous et à votre entourage ! 💪

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