23. Coup de ciseaux
[Narration : Lucie]
Nino m'assura que non, Kensei ne m'avait pas congédiée de mes services d'amoureuse. J'avais tenté de lui exposer mon point de vue : l'honneur de Kensei aurait pu être aussi important que le mien. J'aurais accepté d'endosser cette responsabilité s'il m'avait seulement laissé cette possibilité. Nino avait rejeté mon argumentation : je devais intégrer que l'honneur était une affaire personnelle. Mais puisque j'étais coupable d'avoir porté atteinte à celui de Kensei, c'était à moi laver l'affront.
Mon cœur tanguait. Je devais mettre ma dignité de côté. Mais lui qu'avait-il fait ? N'avait-il pas usé de sa force physique contre moi, dans mon studio, avant que je lui crie de s'arrêter ? Pouvais-je réellement tirer un trait sur cet épisode ? Je ne savais plus. Ce n'était pas le moment d'y penser. Il y avait urgence.
À la suite de mon entrevue avec Nino, j'attendis la fin des cours de Nintaï et me postai devant les grilles. Avec la rage et la douleur de celle qui ne maîtrise plus les évènements, j'attrapai Shôji par le col de la veste et le secouai comme un prunier. Il ne chercha pas à riposter, bien trop médusé par la virulence de mon emportement.
Shôji m'écouta, ses oreilles décollées ouvertes telles des voiles de bateau : la rumeur devait être démentie. Ainsi, l'host en question devait être un cousin éloigné de Shizue. Au regard de la gravité de la situation, celle-ci avait tout de suite répondu à mon message et collaboré au mensonge. Shizue avait soutenu que c'était un juste retour des choses, après que je lui ai offert un petit flacon du parfum Coco Mademoiselle de France et dont Jotaro était fou. À croire que j'achetais mes amis avec des parfums ! En échange de ce service de propagation de contre-rumeur, j'exemptai Shôji, pour tout le trimestre à venir, de retenues, de blâmes et autres sanctions envoyés directement par la poste à ses parents.
La fouine, trop heureuse de l'aubaine, ne se fit pas prier. Lui et moi, n'avions plus rien à perdre.
Ce n'était pas tout.
Le temps que la nouvelle se propage à Nintaï, je pris le soir-même rendez-vous chez le coiffeur. Par miracle, Kensei vint à contrecœur avec un regard toujours aussi noir, la mâchoire serrée et les mains enfoncées dans ses poches. Cependant, il était curieux de ce que je préparais. De l'honneur, j'en avais et j'allais le lui prouver !
*
[Narration : Kensei]
La balafre.
Lucie m'avait interrogé, un soir, dans son appartement : « Dis Kensei, j'ai remarqué une balafre entre tes épaules. Comment est-ce que tu as récolté cette cicatrice ? ». Elle me l'avait demandé innocemment, sans connaître la douleur que j'éprouvais à propos de ce trou dans ma chair. Je ne lui avais pas répondu. Cette nuit-là, j'avais dormi en t-shirt pour ne plus qu'elle voit cette fichue cicatrice.
Lucie était le genre de personne qui ne lâche pas le morceau. Vous pensiez qu'elle avait oublié ? Trois mois plus tard, elle vous reposait la même question, avec la même expression, la même intonation, les mots dans le même ordre.
Quelques jours plus tôt, Lucie s'était comportée comme une traîtresse. Elle avait cherché la réponse toute seule et m'avait franchement blessé.
Ensuite, il y avait eu cette histoire d'host.
Mais sur le toit, elle s'était courbée, convulsant de larmes à un point tel que j'avais craint un instant qu'elle me claque entre les doigts.
Mes poumons se vidèrent sous l'effet d'un soupir. Tous les coiffeurs avaient pour enseigne ce même poteau rotatif de barbier marqué de bandes en spirales bleues, blanches et rouges, à l'exception de celui-ci, qui n'avait rien de chic.
Je ne voyais pas l'intérêt de m'asseoir au fond de cette pièce et d'observer le visage crispé de Lucie dans le miroir.
Elle avait les cheveux longs jusqu'au bas du dos.
Elle les fit couper aux clavicules.
Je n'en crus pas mes yeux. Des paquets de superbes mèches couleur rouille, épaisses, soyeuses, brillantes et sentant bon la crème brûlée tombèrent sur le carrelage ! J'en eus un haut-le-cœur. Elle était folle !
Même la coiffeuse parut triste d'exécuter ce massacre. Elle allait sûrement récupérer la crinière de Lucie pour en faire une perruque et la vendre à des milliers des yens ! Moi, c'est ce que j'aurais fait.
Quel gâchis ! Pourtant, Shôji avait rattrapé le coup : mon honneur était sauf. Lucie n'était pas obligée de faire tout ça. Elle avait eu le temps d'annuler ce rendez-vous chez le coiffeur.
Une fois le carnage terminé, les yeux secs, elle pivota sur le fauteuil pour me faire face. Nous nous contemplâmes, muets. Puis elle formula cette phrase magique : « Je me contrebalance des autres. Il n'y a qu'à toi que je veux plaire ».
Jamais je ne lui aurais demandé de faire un truc pareil.
Réaliser qu'on est tombé amoureux, c'est comprendre qu'on s'est cassé la gueule quelque part. Lucie, elle, ne cessait de me rappeler que j'avais la figure aplatie contre le sol.
Il faut être courageux pour aimer. Donner, ne pas penser, ne pas compter. Nous n'étions pas toujours d'accord. Plus exactement, nous ne l'étions pas souvent. Nous nous testions et nous chamaillions à la moindre occasion. Mais malgré les différences culturelles et nos caractères, nous avions en commun une chose remarquable et inestimable, qui éclipsait toutes les bavures : Lucie et moi, on était fous l'un de l'autre.
*
[Narration : Minoru]
Le choc fut rude. Je dus avoir l'air d'un opossum victime d'une congestion neuronale.
Je rugis : « Kensei ! Enfoiré ! J'vais te tuer ! ».
Tennoji en oublia de pousser des jurons.
Jotaro en oublia de recoller son pansement sur le nez.
Nino en oublia son accord de guitare.
Takeo en oublia de boire.
Ryôta en oublia de pianoter sur son portable.
Yuito en oublia de tripoter ses lunettes.
Daiki en oublia son comprimé.
Reiji en oublia de compter ses cicatrices.
Mika en oublia le psoriasis apparu sur sa main.
En somme toute, Lucie effectuait un triomphe et retour dans notre estime. Mika ne savait plus où se mettre. Au bout de quelques instants, il se laissa engloutir lentement dans le canapé en patchwork de tartans écossais en regardant négligemment sa main trouée de peaux mortes.
« Je rêve, Clé-à-molette, piaffa-t-il. T'as vu ta coiffure ? Tu t'es échappée d'un zoo ou quoi ?
Pour une fois, je crus que Kensei allait le frapper.
Lucie grimaça.
— Mika, je me rends compte que tu as vraiment attrapé des maladies : la diarrhée verbale et la constipation cérébrale ».
Furibond, Mika sauta de son rebord de table et traversa le toit pour descendre les escaliers du bâtiment. Kensei, lui, fila à l'anglaise au club de mécanique. Quel lâche !
Je m'avançai vers Lucie, le pas traînant et les dents serrées.
« Fais-moi plaisir, dégoise les cinq premiers défauts de Kensei qui te passent par la tête.
— Tu iras mieux après ? m'interrogea-t-elle, le regard voilé de cynisme.
— Oui !
— Jaloux, provocateur, excessif, têtu, possessif. Alors, comment tu te sens ? Mieux ?
— Mouais... dis-je en faisant la moue.
— Donne-moi les miens, m'ordonna-t-elle. Ça me fera du bien.
Quelle étrangeté, cette fille ! Elle venait d'endurer une extermination capillaire et maintenant, elle exigeait d'être agressée verbalement !
Je me penchai en arrière, la mâchoire levée au ciel, faisant mine de me livrer à une réflexion ardue.
— Marrante, spontanée, franche, intelligente, brave.
Lucie me demanda si je me moquai d'elle.
— Nan, c'est pour te culpabiliser.
— Je vais te les donner moi-même alors ! Individualiste, manipulatrice, secrète, inquisitrice, obstinée.
Je pinçai la bouche en cul de poule et agitai la tête.
— Pas faux. C'est bon, t'as fait ta thérapie ?
— Oui, affirma-t-elle. Parfois on sait tellement bien vivre avec nos défauts qu'on oublie à quel point ils peuvent être incommodants pour les autres.
— Il te faut ça pour soulager ta conscience ? Je deviens taré avec toi !
— C'était le cas avant, espèce de grand opossum transgénique !
— Moi au moins, j'ai plus de poils que toi sur le caillou !
— Même pas vrai... » répondit-elle en haussant les épaules.
Je la regardai Lucie descendre les escaliers pour retourner dans le secrétariat. J'avais le sentiment que Kensei l'avait humiliée. De si beaux cheveux !
« Minoru, tu te remets ? m'interpela Takeo. Je hochai la tête, saturé d'une rage noire que je peinai à maîtriser. Et dire que Kensei et moi étions amis depuis le collège...
Kensei eut pu se contenter de l'enguirlander, de faire la tronche. Non. Il avait fallu qu'il la rabaisse. Il se fichait de son pardon. Ce qu'il voulait, c'était une bonne dose de reconnaissance, de prosternation, de soumission. Il était vieux jeu et tenait trop à son prestige, à son honneur.
Le pire était que ça fonctionnait ! Lucie continuait à l'aimer même si je devinais qu'au fond, elle savait que la fureur chez Kensei n'était qu'un état passager.
Lucie avait beau se donner des défauts, c'était dans sa nature de se mettre à la place des gens. Elle ne rejetait jamais vos excuses, ne repoussait pas vos approches et savait pardonner. Elle me donnait l'impression d'être une sorte de vétérane de la compassion, quelqu'un de sage sur qui on pouvait compter.
Kensei ne connaissait pas sa chance ! Il se laissait submerger par la colère et elle, pauvre agneau, se faisait bouffer toute crue.
Ce n'était pas la première fois.
L'aiguillon de l'exaspération excita ma gorge. Je crachai par terre. J'avais besoin de me défouler.
Je donnai un coup de pied dans une canette de bière qui fit un vol plané à travers le toit et à mon tour, franchis la porte pour rejoindre le club d'athlétisme.
Merci de votre lecture ! ~
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