17. Entre deux eaux
« Ta Strong Zero, jeune fille !
— A la vôtre ! ».
Le Black Stone était plein à craquer, le barman, ravi. Dans le brouillard de fumigènes, c'était à peine si l'on parvenait à distinguer les visages à plus de dix mètres. Kensei, Mika et Minoru étaient partis s'enfoncer dans la fosse pour hocher la tête au son du hard rock comme les chiens au cou désarticulé posés sur les plages arrières des voitures.
Postée au comptoir, j'englobai du regard la salle plongée dans la pénombre cinglée d'éclair de lumières écliptiques en sirotant ma boisson.
C'est alors que je discernai un homme à l'allure bizarre, assis à l'autre bout du comptoir. Je n'y avais pas prêté attention. Il avait pourtant une allure d'habitué. Je le vis s'accouder et commander une bière pression.
Il capta mon regard. Ses yeux noirs à l'air rusé effleurèrent les miens. Sa bobine m'était familière. Le type était grand, ses cheveux lâchés mi-longs, un peu moins que ceux de Jotaro. Lui ne portait pas de serre-tête. Il était fin aussi mais ses muscles se devinaient à travers son t-shirt. Je ne pouvais me détacher de ses étranges traits qui semblaient avoir quelque chose à dire. Je remarquai aussi que mon cœur battait plus fort.
Je m'interrogeai : non, il n'était ni un punk, ni un étudiant de l'université.
Lorsque le barman eut encaissé sa monnaie, nos regards se rencontrèrent une nouvelle fois. Ses yeux avaient une expression ardente, relevés en dehors, comme ses sourcils. Leur intensité me mit mal à l'aise. Je détournai la tête et bus une autre gorgée. L'homme se leva. Pour partir, crus-je avec soulagement.
Il fit un détour par une table et revint près du comptoir, avant de s'installer nonchalamment sur le tabouret à côté de moi. Évidemment, après cet échange visuel, j'aurai dû me figurer qu'il rechercherait la réciprocité. Confuse, je me mis à gesticuler.
« Salut. On se connait ?
Je fis non de la tête. Il reprit :
— La musique est plutôt bonne ce soir.
Son ton était avenant. J'eus l'intuition que j'aurai dû déguerpir et rejoindre la fosse ou la table de Ryôta mais mon fessier refusait de m'obéir. Il était comme encastré dans le tabouret.
— En effet, répondis-je en fixant droit devant moi une bouteille de Jack Daniel's exposée sur l'immense étagère décorée de guirlandes clignotantes.
— C'est normal qu'une secrétaire d'établissement de décérébrés traîne dans les bars en leur compagnie vêtue d'un sukajan ?
Quelle longue formulation pour notre état d'ébriété ! Et surtout, d'où cet homme tenait-il ce genre d'information ?
Etait-il de la police ?
Les coudes posés sur le comptoir et les doigts croisés sous le menton, il attendit que je m'exprime. Sa bouche avait des lèvres minces très mobiles.
Il avait du charme.
Mon ventre me picota : Pars ! Pars !
— Ça ne regarde que moi. Je reposai mon verre : Qui êtes-vous ?
— Reizo, de la 4-A.
Un nintaïen ! Un quatrième année, qui plus est !
— Je suis aussi attaquant dans le club de basket, se crut-il obligé de préciser comme si le détail avait son importance.
— Dans ce cas, je n'ai rien à te dire.
Il s'inclina lentement sur moi, prenant le temps de détailler mon visage. Je sentis le feu sur mes joues.
— Holà, tu passes au tutoiement un peu trop facilement !
Je retins mon souffle. Il se moqua :
— Hé ! J'plaisante ! Mais si tu fais référence au broyage de crânes qui aura lieu près du garage Kobayashi... T'es pas censée être neutre en tant que membre du personnel ?
C'était bien la première fois que j'entendais un nintaïen me considérer comme telle ! J'y avais renoncé depuis longtemps.
S'il était une taupe, lui aussi ? Cherchant à connaître mon rôle dans l'extraordinaire combat à venir ? Le fait que j'ai été désignée témoin n'allait-il pas m'attirer de nouveaux ennuis ? Dans le doute, je m'abstins. Le Black Stone n'était décidément fréquenté que par des personnalités glauques.
Sur ce, le dénommé Reizo plaça une cigarette entre ses lèvres et l'alluma aussi sec. Lorsqu'il expira, je vis ses joues creuses et rasées de près se vider. Je me pris une décharge de nicotine dans la figure.
— Désolé, hein ! Je change de main.
— Ne prends pas cette peine, opposai-je. J'y vais de toute façon ».
Reizo tourna la tête et me scruta. J'étais entrée dans son jeu sans le vouloir en acceptant de le tutoyer. Au fait de sa victoire, il me lança une œillade intéressée.
J'entrepris de me lever mais n'y parvins pas : j'avais déjà perdu le contrôle de la situation.
« Peut-être que tu n'as pas envie d'en parler, fit-il en frottant son nez de forme concave.
Je me rendis compte que depuis qu'il m'avait adressé la parole, je n'avais pas cessé de le balayer de haut en bas.
Il engloutit le quart de sa bière et poursuivit en regardant devant lui :
— Pour être franc, ça m'embête toutes ces histoires. Mais on ne vient pas à Nintaï sans savoir qu'on sera trempé dans des embrouilles : violence, alcool, drogue... Pas bon pour les sportifs tout ça ! Ni pour les petites choses fragiles et jolies ».
Je piquai un fard, ne sachant plus où me mettre. Ah, si. J'étais assise.
Reizo... Je fis appel à tous les tiroirs de ma mémoire. Il n'y avait rien, hormis le fait qu'il ait été transféré à Nintaï cette année.
Comme je ne disais rien, il planta son visage tout près du mien. Je pouvais presque toucher son menton court et saillant. Pourvu qu'à ce moment précis, Kensei n'ait pas les yeux tournés vers moi.
Ceux de Reizo me détaillèrent quelques secondes avant qu'il ne fronce les sourcils :
« Faut être honnête. Tout le monde se demande ce que t'es venue foutre à Nintaï, comment t'as survécu et pourquoi t'as pas tout de suite démissionné ».
Je manquai de répondre « Kensei » et les motifs liés à mon enfance que j'avais raconté à Minoru dans un café. Je voulus boire une nouvelle rasade. Mon verre était vide. Avant que j'aie eu le temps de penser à quoi que soit d'autre, Reizo m'en recommanda un.
« Merci ».
Il s'écarta et sourit : « Un regard affuté, ça joue toujours un peu, pas vrai ? ».
A l'autre bout de la salle, je vis Kensei s'extirper de la foule, accompagné des « Men in Grey ». Hilares, déchaînés par leurs danses au milieu de la fosse, ils vinrent dans ma direction. Le front en sueur, ils braillèrent qu'ils mourraient de soif. Lorsque je tournai la tête vers Reizo, il avait disparu.
*
[Narration : Minoru]
Je déambulai sans but dans le quartier, à la recherche de l'action, vagabondant d'une rue à l'autre sans vraiment regarder les immeubles que je croisais, ni les gens que je rencontrais. De toute façon, personne ne s'occuperait d'un opossum transgénique.
Plutôt que de me soucier où mes pas m'entrainaient, je tentais d'organiser les pensées incohérentes et embrouillées qui me passaient par la tête. Je marchais lentement, les mains enfoncées dans les poches. Les gouttes de pluie frappaient le macadam. Je repensais à ma matinée qui n'avait pas été trop mauvaise mais pas très gaie non plus. Pour une fois et ça m'avait manqué, Jotaro et Tennoji n'avaient torturé personne. Pas d'agression, pas de moquerie : sans ça, la vie était plate, ennuyeuse à en mourir. J'aimais la provocation, les secousses, me fatiguer pour rien et m'en plaindre. Nino me traitait de masochiste.
Soudain, la pluie s'intensifia. Je n'avais pas pris de parapluie. Ce n'était pas grave. Je n'étais pas une poule de luxe et n'avais pas peur d'attraper la crève.
Loin devant moi, une voix que je connaissais par cœur me héla.
*
[Narration : Lucie]
Je repérai au loin la silhouette dégingandée de Minoru émerger de la mer de parapluies.
[...]
Merci de votre lecture ! ~
Que pensez-vous de la rencontre de Lucie et de ses réactions ? (en bien ou mal / suppositions)
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