11. A titre d'exemple

Le undokaï se déroula sans incident. Kensei et moi avions raté le défilé inaugural et la course de relais mais assistâmes à un parcours de cinquante mètres où Tomomi s'illustra en arrivant seconde. Kensei fut fier comme un paon.

Chaque classe avait préparé une activité : il y eut des flûtistes, des démonstrations de gymnastique et de danse, une compétition de cheerleading, une joyeuse bataille de cavalcade, un jeu où il fut question de faire tomber un grand bâton, des pierre-feuille-ciseaux et même du basket.

Il ne s'agissait pas d'une compétition. Les enfants étaient certes habillés par équipe mais ils devaient honorer leurs parents, contrairement à ce que revendiquaient les instituteurs. Selon ces derniers, les élèves ne se voyaient pas reconnaître de compétences individuelles mais simplement la satisfaction d'avoir accompli quelque chose en groupe. L'important était de rassembler tous les participants pour partager une expérience et maintenir l'harmonie globale.

Les enfants étaient guidés par les sifflets des maîtresses qui les avaient entrainés et les avaient fait répéter pendant des semaines. Autant dire que c'était un évènement cauchemardesque pour les moins sportifs. Toutefois, ils apprenaient en même temps ô combien il était difficile de travailler à plusieurs. Peut-être était-ce ce genre d'activités assorties de règles qui forgeait l'esprit d'équipe nippon...

Dans tous les cas, je ne cessais de comparer les enfants à leurs parents. Ceux-ci paraissaient tellement ennuyeux ! Massés en rang, regardant les enfants s'égayer de la compétition sans trahir de véritable émoi. Ces adultes-là semblaient désenchantés, terrassés par une force invisible. Non par la chaleur mais ils donnaient l'impression d'avoir envie d'être ailleurs. Pourquoi devenir adulte devait-il rimer avec isolement ? Peut-être en étais-je déjà une ou me transformais-je mais il me sembla que les adultes étaient terriblement fragiles : toujours en quête des autres, toujours en quête d'acceptation, toujours en quête d'un destin magnifique.

Les enfants eux, me paraissaient plus forts. Ils créaient dans leur esprit ce destin magnifique et le matérialisaient dans la réalité. Je devais me souvenir qu'il ne me faudrait jamais déranger un enfant qui jouait, il pourrait être en train de m'imaginer en super-héroïne, l'héroïne que je rêverais d'être dans l'infamante vie réelle.

Après avoir gagné sa course, Tomomi m'offrit un origami. Je fus émue du geste, Kensei peut-être davantage. Elle repartit vite dans les bras de sa mère pour s'essayer à un chamboule-tout. La petite avait l'espoir de remporter une poupée de Prince Charmant.

Je me tournai vers Kensei qui mettait de l'ordre dans ses cheveux emmêlés par la main de sa petite-sœur.

« Quand j'étais enfant, dis-je, je ne supportais pas les Ken. Du coup, pour avoir un homme, j'ai coupé les cheveux d'une Barbie que je trouvais laide et lui ai dessiné une barbe avec un stylo. J'ai décidé qu'elle jouerait le rôle de l'homme.

Je marquai une pause.

— En gros, quand j'y repense, j'avais une Barbie transsexuelle.

Kensei me contempla avec horreur.

— S'il te plaît, ne raconte pas ça à ma sœur.

Je toussotai en souriant intérieurement et lui demandai si l'établissement Nintaï organisait des gakuseisai.

Kensei roula des yeux.

— Un festival à Nintaï ? Tu plaisantes ? Tous nos ennemis rappliqueraient, histoire d'en profiter pour venir foutre le bordel dans l'établissement ! ».

Rentrés à mon appartement, Kensei entoura mes épaules de son bras, en faisant attention à ne pas trop peser sur moi. L'instant d'après, il m'attira contre lui et mit son nez dans mes cheveux. C'était le début de soirée, la température était douce, mon studio sentait bon la lessive. Je m'interrogeai sur ce que nous allions manger.

D'une voix austère, Kensei déclara soudain :

« Me castagner, tout ça, je le fais parce que t'es importante pour moi.

Je fis volte-face :

— Les gens heureux ne se battent pas !

Jusqu'à ce moment, une vague contenue obstruait sa gorge. Sans plus réfléchir, je l'expirai.

— Et la réciproque est vraie ! J'aimerais avoir la certitude de te retrouver en un seul morceau quand je me réveille le matin !

Kensei ricana d'un air de prépotence.

— T'en as marre de me tamponner le visage avec de la crème antiseptique ?

— Ce n'est pas le problème ! objectai-je.

— Entre hommes, c'est évident d'aller au contact.

— Je ne peux pas croire que tu sois aussi conservateur et égoïste !

Ses yeux s'agrandirent d'incrédulité.

— C'est pour toi...

Excédée, je passai la main devant mes paupières et modulai mon intonation pour ne pas monter trop haut dans les aigus.

— Ça ne me plaît pas. Tu ne devrais pas te bagarrer sous prétexte de prendre ma revanche. La tienne passe encore. La mienne, c'est mon problème ! Pas le tien !

— On a déjà parlé de ça ! Tu ne comprends pas. J'ai besoin de confronter les gars qui t'ont emplafonnée ! Je n'irais pas mieux tant que je ne leur aurais pas fait payer, tant que je ne leur aurais pas enfoncé mon poing profondément dans leurs sales gu...

— Kensei !

— Tous les mecs...

— Au final, tu ne penses qu'à toi. Qu'à ta réputation. Tu ne me respectes pas !

Il fronça les sourcils et protesta de sa voix grave :

— C'est faux.

— Ah bon ? Et cette maudite enquête sur le trafic de stupéfiants qui vous bouffe tous ? Elle n'avance pas ! Je commence à me demander si vous voulez réellement trouver le coupable ! Toi, tu as finalement l'air de prendre ça à la légère.

— Tu te fiches de moi ? 

Tu te moques de tout.

Il écarquilla les yeux :

— Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse, hein ?

— Que tu... Que tu...

— Que je parte de Nintaï ?

J'eus la respiration coupée. Ce n'était pas ce à quoi je pensais mais l'idée me plut.

— Pourquoi pas ?

Il haussa le ton :

— Tu voudrais que je laisse tomber tout le monde ?

— Ils viendraient aussi !

— Où, Lucie ? On n'a pas d'endroit où aller jusqu'au diplôme ! Encore que j'ai le garage du Vieux mais les autres ?

— A ce train, ils finiront butés à l'entrée du Black Stone ! Vous êtes des imbéciles, à essayer de vous placer au-dessus des lois !

— Et toi tu te crois au-dessus des gens, à mettre ton nez partout où il ne faut pas, à chercher à fouiller dans leur vie ! Ce n'est pas de la curiosité Lucie, c'est de la perversion !

J'empoignai le premier objet à portée de main et le lançai sur lui : un énorme livre de droit de la propriété industrielle. Il l'évita de justesse et bondit sur moi pour me bloquer. Sa poigne fut ferme mais il prit soin de ne pas me faire mal.

— Revenons-en à ce que t'imagines être une affaire de réputation, tiens ! Tu te tro...

— Je suis désolée, Minoru ne passe pas son temps à se battre ! le contrai-je. Il n'a pas cherché à se venger, alors que lui était directement concerné !

Kensei tressaillit, sa mâchoire se tordit et ses yeux s'embrasèrent de rage. Il me lâcha et recula.

— C'est pas vrai, ça ! cria-t-il. Tu remets encore Minoru sur le tapis ! C'est déjà dur de le supporter mais si tu t'y mets... !

— C'était à titre d'exemple...

— Merde ! Qu'est-ce que tu lui trouves à la fin ?

Ses muscles tremblèrent, son regard devint effrayant, une veine battit fort à son front. Il s'avança. Je fis face :

— Il sait s'arrêter !

— Tais-toi ! J'veux plus t'entendre parler de lui !

La peur monta en moi.

— Calme-toi. Tu as de l'acide dans le sang ou quoi ? ».

Kensei saisit à pleines mains une chaise qu'il agrippa comme s'il allait l'exploser. Il aurait tout brisé, tout. Je cessai de respirer. Finalement, il l'a lâcha et se jeta sur moi en me serrant étroitement contre lui, me bâillonnant la bouche comme pour m'interdire de dire un mot. Ce n'était pas un baiser mais une morsure, brutale, impérieuse. Les membres immobilisés, je sentis qu'il allait trop loin.

Sans ménager mes efforts, je lui assénai un coup de tête. Stupéfait, Kensei me libéra.

Loin de l'avoir heurté, ce geste désespéré le revigora. 

« Tu sais te battre ? » ironisa-t-il, la voix pleine d'un sarcasme roucoulant et le regard féroce.

Mon rythme cardiaque s'accéléra. Je haletai. Kensei para sans peine mon coup de pied visant à mettre de la distance entre nous. Le mouvement me déséquilibra et je buttai contre le canapé. J'en eus un autre pour me dégager qu'il bloqua plus rudement. De sa poigne, il me plaqua et força ma bouche.

Je n'avais aucune chance. De toute la force que je puisai dans mes bras, je le repoussai en hurlant : « Non ! Ça suffit Kensei ! ».

C'était la première fois que je lui disais non.

J'étais hors d'haleine et sanglotais. Une douleur cuisante perçait ma lèvre inférieure.

Comme électrocuté, Kensei recula jusqu'à la porte d'entrée.

« Minoru n'aurait pas fait ça hein ?

Je secouai négativement la tête.

— C'est ce que tu crois ».

Dans l'entrée, il passa son blouson sur les épaules en parlant de l'Opossum en des termes violents rimant avec « faible », « toxico » et « mauvaise influence ».

Il ne devait pas toucher à Minoru ! C'était insupportable. J'étais outragée. Le courant d'émotions que je rejetais depuis la matinée s'empara de moi. La révolte s'accrut lorsque Kensei projeta sur moi un flot de réprimandes.

N'y tenant plus, je lui lançai ce que je savais sur sa balafre dans le dos, celle perpétrée par Takeo.

Kensei se pétrifia et me considéra, muet d'étonnement. Sa peau pâlit. Sa bouche s'entrouvrit et se referma plusieurs fois. Ses yeux absolument noirs me fixèrent. On aurait dit qu'il s'était pris un mur à pleine vitesse.

Je n'étais pas censée connaître cette histoire.

Il dut sentir la plaie de son honneur écorché se rouvrir, béante.  

Ensuite, tout s'embrouilla.

Je compris que quelque chose s'était fêlé.

Je baissai le menton, courbai les épaules. Ma voix roula sur les larmes, comme de gros tonneaux dans la mer qui écrasent tout sur leur passage.

Je tentai de présenter mes excuses mais mon élocution fut saccadée. Kensei ne comprit rien, sinon qu'il avait envie de cogner pour évacuer la fureur qui lui dévorait les mains et le visage.

A ma suffocation, Kensei devina à peu près quelle tête terrifiante il devait avoir. Il porta une main à son crâne, comme s'il l'oppressait douloureusement. Il prenait sur lui mais ne tarderait pas à craquer.

Enfin, il articula : « Tu n'es qu'une étrangère, après tout ».

Il enfila ses rangers et partit précipitamment. Touchée, je m'écroulai en larmes.


Merci de votre lecture ! ~

Voici un chapitre un peu particulier... Je suis curieuse de savoir ce que vous en avez pensé 🤔

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