10. L'œil du cyclone

[Narration : Minoru]

Je tordis le nez pour enrayer l'émotion qui me submergeait. Je ne pleurais pas comme ça, pas si facilement ! Je devais être digne. Miike ne s'était pas arrêté de trier. Lui, qui d'habitude parlait très peu, fit encore l'effort d'ouvrir la bouche.

« Minoru, l'amour c'est comme une clope. Ça crame les doigts, t'asphyxie les poumons, te monte au ciboulot, t'aveugle, te fait chialer. Toutes ces souffrances pour finalement partir en fumée. Tu n'as plus qu'à attendre que ça passe... A moins de crever, bien-sûr.

Je penchai la tête de côté.

D'un geste sec, Miike planta une clope entre ses lèvres et ajouta :

— Les gens te prennent avec tes pincettes mais situ traînes dans ce placard avec moi, c'est parce que tu veux entendre la vérité. Tes états d'âme, personne ne s'en préoccupe. Agis ».

Une intonation plate, sans me regarder, des mots simples mais le tout fut efficace. Je clamai que j'allai me reprendre en main.

Je ne croiserai jamais plus une nana comme Lucie. Je n'aurais pas cette chance. Je ne pouvais pas la laisser.

Les êtres extraordinaires vivent dans des enveloppes ordinaires. Plus vous approfondissez votre relation avec eux et plus vous réalisez à quel point votre œil peut avoir une mauvaise vue. Lucie était de ces êtres : c'était elle qui me rendait la vue. Elle stimulait en moi un espoir que je pensais éteint : l'espoir d'échapper à ma propre image, de changer ma condition, l'espoir d'être moi, enfin.

Je ne supportais plus de me mentir à moi-même, de faire ressortir mes défauts en espérant qu'un jour on les prendrait pour des qualités. Je ne voulais plus me faire chambrer parce que j'avais enfin le courage d'affronter la réalité.

Au-delà des nouvelles perspectives de vie que Lucie suggérait, elle me fascinait. À Nintaï, elle portait ses longs cheveux attachés. Elle souhaitait se donner une allure stricte mais tirer sa crinière en arrière revenait à mettre en valeur son visage en forme de cœur, sa bouche sanguine et ses yeux bienveillants.

Malheureusement, je n'étais pas seulement attiré physiquement. Jusqu'à présent, jamais je n'avais ressenti l'envie de chérir une personne, de m'abandonner à elle. Mais Lucie était à une autre, le seul contre qui je ne pouvais rien. Moi, je continuais d'être le fanfaron de service. Lucie, c'était mon cadeau du ciel ; simplement, je l'avais mal réceptionné. C'était Kensei qui l'avait attrapée le premier. Je me disais qu'il aurait fallu que je règle ça avec lui pour réparer cette erreur de livraison...

J'eus envie de rugir et de vomir mes tripes. Un amour non partagé, c'est une flèche qui a raté sa cible. Il ne me restait qu'à rectifier le tir.

A cet instant, Miike me tendit un cliché qui avait retenu son attention.

Heurté, la poitrine écrasée, j'inspirai profondément, sortis dans le couloir et me jetai de toutes mes forces du haut des escaliers.

*

[Narration : Lucie]

Je m'attelai au courrier, qui était un véritable rituel automatisé : imprimer la lettre, la plier en trois parties égales, tamponner l'enveloppe avec le seau de l'établissement, la timbrer en fonction du poids, placer la lettre dans l'enveloppe en rendant visible le nom et l'adresse dans l'encart, refermer le tout, bien empiler chaque lettre sur le tas droit pour ne pas que Madame Chiba pique une crise de maniaquerie avant qu'elle les dépose le lendemain matin dans la boîte aux lettres.

Je dépouillai le nouveau courrier, triai quelques feuilles, et tombai sur une enveloppe dont le papier intriguant n'était frappé d'aucun sceau. Je l'ouvris et eus un mouvement de recul dans mon siège.

Les bras croisés sur ma poitrine, je me balançai doucement, tanguant tel un petit rafiot sous la brise. J'en oubliai même l'épisode de Daiki sous l'emprise de ses drogues.

Devais-je en parler ? Le cliché posé devant moi sur le bureau me représentait de profil, espionnant Satomu qui empoignait violemment Ichiro contre un casier. Cela s'était produit quelques semaines auparavant. Je tournai la photo datée entre mes mains. Sur le verso, Miike avait signé : « Je te crois ». Il avait indiqué que le cliché avait été pris par un membre de son club de photographie souhaitant conserver l'anonymat.

Quoi ? Alors il y avait une autre personne que Kô dans le couloir ... ! Peut-être que cela changeait la donne. Un complice ? Un témoin ? Un simple étudiant passant par-là ? 

Plus important que de m'être fait coincée dans une disposition qui n'avait rien à voir avec ma fonction de secrétaire, Miike, le leader de la 5-A, me croyait ! Je détenais la preuve que Satomu tramait peut-être quelque chose.

Ma tête tournait lorsque je lu les hiragana du dessous :

« Mais il y n'y aucun de danger concernant Satomu. Je le connais et je ne doute pas de lui. Concentrons-nous sur Ichiro ».

Que me chantait-il là ? Le cliché était pourtant limpide ! Il parlait de lui-même ! Le président du club de photographie et leader de la 5-A me mettait-il volontairement sur une fausse piste ? Mince alors ! 

Il y avait tout aussi perturbant dans ce message : il était curieux que Kô, qui épiait également ce jour-là, n'ait pas remarqué la présence d'un autre fureteur, à savoir le photographe anonyme. Je soupirai. N'était-il pas censé espionner lui aussi ? Qui faisait correctement son travail dans cet établissement, à l'exception de l'infirmière et de la vieille secrétaire ?

*

Vrrrrzzzzzz. La musculature en action, la visseuse électrique en main, Kensei terminait de réparer une étagère métallique, apparemment écroulée sous le poids des outils du garage. Non loin de lui, le Vieux était assis sur un trépied en fer, contemplant avec ravissement une voiture flambant neuve : un cabriolet rouge pétant, dont les enjoliveurs étaient assortis à la carrosserie. Le véhicule étincelait de mille feux sous les rayons du soleil. Il s'agissait certainement d'une voiture de mafieux.

« Qu'est-ce qu'elle a ? m'enquis-je auprès du Vieux. Elle a l'air en plutôt bon état.

— Le moteur. C'est ça, les nouveaux p'tits bijoux. Canon, mais fragiles comme des jeunes filles. J'vais me faire un plaisir de la décrasser ! ».

Il partit d'un gros rire gras qui s'essouffla. On aurait dit que ses poumons avaient une fuite d'air. A ce moment, Kensei finit de placer le dernier boulon. Il se planta devant moi pour prendre mon menton dans la main et déposa un baiser furtif sur mes lèvres « Tu peux m'attendre quinze minutes ? J'ai des vêtements de rechange. Une douche et j'arrive ». J'opinai et le Vieux me héla pour que je l'aide à ranger les dizaines d'outils étalés à-même le sol dans les caisses de l'étagère réparée.

« Tu as finis le massacre ?

— Presque, répondit Kensei sur un ton expéditif. Y'a des punks que je n'ai pas encore réussi à chopper ».

Il aurait tout aussi bien pu parler de crevettes à équeuter. Nous nous dirigions vers l'école primaire de Tomomi, sa petite-sœur, pour le undokaï.*

Des hordes de parents et de proches s'agglutinaient, alignés en file indienne devant les tables du portail d'entrée où avaient été mis en évidence des tracts sur le programme de la journée. Les parents de Kensei assistaient depuis la matinée aux festivités pour encourager sa petite-sœur, Tomomi. Le ciel était d'un azur très pur qui donnait l'impression de refléter la lame d'un sabre damassé. Des nuages éparpillés passaient çà et là lentement, semblables à des traînées de laitance sur un plateau de nacre du salon de Maeda, l'élégante mère de Sven.

Kensei et moi nous défiâmes du regard. Finalement, j'inclinai la tête et les épaules.

« Est-ce que tu pourrais arrêter de traquer les agresseurs de la ruelle ? Ça ne nous apportera que de nouveaux ennuis.

— Moi, j'aimerais que tu comprennes ce que je ressens ».

Sa voix était douce mais ferme. Kensei savait ce qu'il voulait. C'était la huitième fois en deux semaines que j'essayais de le convaincre de cesser de pourchasser les cohortes de punks qui nous avaient envoyés, Nino, Minoru et moi, à l'hôpital en août dernier.

Je dus faire marche arrière à contrecœur. Un sourire de satisfaction s'étira sur les lèvres de Kensei.

Dès que nous eûmes pénétrés dans la cour de l'école primaire, nos oreilles furent assaillies par les cris des enfants et par ceux des maîtresses qui les rappelaient à l'ordre. Il y en avait qui pépiaient en jouant, d'autres excités comme des pucerons qui se jetaient dans les bras de leurs parents.

Tomomi déboula de nulle part et fonça sur Kensei telle une balle de mitrailleuse. Kensei assura la réception sans difficulté. Sa petite-sœur me sourit avec enthousiasme de toutes ses dents, le regard rivé sur mon pendentif en forme de lune. Je remarquai qu'il lui manquait une canine. Etait-elle aussi une bagarreuse, dès le primaire ?

Je me traitai d'imbécile. Bien-sûr que non, voyons ! Ce devait être une dent de lait qui était tombée. Tomomi me le confirma, très fière d'elle. Elle ajouta qu'elle avait même enterré sa dent dans un pot de cactus de son frère. Surpris par cette révélation, Kensei plissa les yeux et se mit à secouer à toute vitesse le nez de Tomomi. Il était étonnant qu'il ne soit pas déjà cassé.


*Undokai : Fête sportive scolaire.

Merci de votre lecture ! ~

... Et Joyeuses grèves ! 🚅

→ ★

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top