69. Quand le courant se met en marche
*** Avant-dernier chapitre ****
Organigrammes en bas de page
La rentrée de septembre se déroula, avec son lot d'intimidations en tous genres. Il n'y avait aucune trace ni de Juro, ni d'Hidetaka. Aucun mot non plus à propos de l'altercation dans les arcades entre le groupe de Naoki et celui du lycée Kawasaki.
Les nintaïens portaient de nouveau leur pantalon noir en coton et leur chemise blanche à manches courtes. La chaleur était si écrasante qu'ils avaient pour la plupart retiré leur veste. Encore une fois, je fus choquée par leur allure de jeunes adultes. De taille, de figure, d'aura. Leurs visages et leurs statures étaient déjà marqués par les luttes de la vie.
En passant dans le bureau du comptable de l'établissement, pour une affaire de fournitures, je pus constater l'exemple brillant d'ingénierie paranoïaque qu'était le flambant neuf système de verrouillage de sa porte. Le pauvre homme avait demandé pendant les vacances d'été au gardien de la sceller à l'aide de six verrous. Il devait craindre l'éventualité d'un braquage.
Lors de ce premier après-midi de rentrée d'automne, Takeo convoqua les deux classes de troisièmes années sur la terrasse du toit. Cela faisait beaucoup de monde ; sous le soleil de plomb, l'espace était étouffant.
Les étudiants se tenaient tous les épaules hautes, un peu bancales, les mains dans les poches, les jambes écartées, à distance respectable les uns des autres. Ils s'entreregardaient en se jaugeant, observant le maintien, les bosses, les hématomes, les vêtements, la grosseur des biceps et le relief de leurs pectoraux. Ils avaient deviné que l'heure était grave et se surveillaient. Takeo n'organisait jamais de réunion pour rien. En attendant, le moindre des gestes était épié et amenait à un changement de posture de chacun.
A les considérer, je me sentais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ils étaient à cran. L'atmosphère était pire que celle d'une assemblée générale annuelle de grande société. Assise dans un coin, je me tenais coite, bien assez reconnaissante d'avoir été intégrée au sein de la faction.
Sur un tas de caisses, Takeo et Kensei, les deux leaders de troisième année faisaient face à leurs camarades agités. On aurait aisément pu qualifier le fonctionnement de Nintaï de polyarchie si les groupes de décision concurrents n'avaient pas été si réticents à la négociation.
Takeo parla d'une voix claire en s'adressant à son assemblée : après avoir employé les vacances à mettre à plat la situation, cette dernière s'était révélée préoccupante. Il avait d'abord remercié Reiji pour avoir démêlé le sac de nœuds des évènements survenus depuis le début de l'année.
Le nerf de la guerre était l'argent de la drogue, une surprise pour personne. En revanche, j'appris que Daiki avait été un bon client de Fumito. Un peu trop. Tout comme Minoru et les autres, il s'était fait manipuler par les prix excessivement élevé de Fumito. Daiki s'était endetté, jusqu'au jour où il avait recueilli par chance les portefeuilles fournis de quelques salarymen et avait remboursé son dû. Quatre-vingt mille yens, tout de même – environ six-cent vingt euros.
Daiki était censé remettre l'argent à Izuru-le-rat-d'égouts, le leader de la 2-B, à qui Fumito avait sommé de le récupérer. Or, Daiki avait payé ce qu'il devait à des types qu'il n'avait jamais revus mais qui s'étaient présentés comme étant les intermédiaires d'Izuru. Bien entendu, Daiki n'avait pas pensé à exiger la remise d'une quittance afin d'assurer qu'il avait payé sa dette.
En réalité, l'argent était bien parvenu à Fumito. Cependant, Izuru était un habile escamoteur. Dès la création de l'alliance entre lui et Juro, il s'était plaint auprès de ce dernier qu'il ne parvenait pas à recouvrer la dette de Daiki pour le compte de Fumito. . C'était un bon mode d'emploi pour tromper des gens peu méfiants et se faire facilement de l'argent : Daiki allait payer deux fois, une première à Fumito, une seconde non méritée à Izuru qui se servait de Juro.
Ce dernier n'avait pas été conscient de cette stratégie. Enhardi par la perspective de consolider son alliance avec les deuxièmes années d'Izuru, Juro avait pris le parti de menacer Daiki de s'acquitter de sa dette. Daiki, lui, n'avait rien vu venir : il estimait pour sa part que Fumito n'avait pas su gérer le business de ses intermédiaires. Il avait résulté de cette double manipulation la bagarre en juin sous une pluie déferlante et ma cheville abîmée dans le fossé.
En parallèle, Minoru avait flairé le magistral coup de bluff de Fumito consistant à augmenter artificiellement ses prix au faux motif d'une rupture de stocks. Lui aussi avait quelques dettes sous la jambe. A l'inverse de Daiki, Minoru avait remboursé ce qu'il devait directement à Fumito, puis avait informé de l'entourloupe un grand nombre de personnes. L'opossum transgénique n'avait toutefois pas pensé à l'étendue des répercussions que ses plaintes pourraient avoir sur les affaires du dealer de quatrième année.
L'un des paradoxes de Minoru était de vouloir changer la situation, à savoir payer moins cher son addiction, tout en espérant qu'elle resterait stable. Forcément, Daiki l'avait soutenu dans son relai d'informations et Reiji avait été mis au courant du bourbier dans lequel ils s'étaient tous deux empêtrés. Minoru comme Daiki éprouvaient une certaine dépendance envers les autres, un vif besoin de se sentir important mais craignaient fort de se perdre dans un réseau de relations qu'ils ne maîtrisaient pas. C'était un trait de caractère que je ressentais beaucoup chez les Japonais : la peur d'être rejeté du groupe.
Dans tous les cas, sans que presque personne ne le sache, Minoru avait vécu des semaines la terreur au ventre : à l'arrestation de Fumito, il avait paniqué. Sous la menace planante de représailles, il avait dû se soumettre à la crainte d'être à son tour attrapé par la police. S'il se faisait coincer, Minoru devrait protéger ses amis consommateurs en refusant de les dénoncer, à commencer par Nino. Livrer des noms représenterait pour l'Opossum une humiliation. Il ne tarderait plus à craquer.
Un soir, Kensuke les avait pistés jusqu'au Maruschka. Il y avait Minoru dans le lot. Daiki était absent mais il s'était fait démolir dans le couloir quelques mois plus tôt. Peu importait, Juro devait imaginer que c'était Minoru qui, involontairement, avait donné l'alerte à la police et conduit à l'arrestation de Fumito.
Où les nintaïens allaient-ils désormais s'approvisionner d'une marchandise d'aussi bonne qualité que celle vendue par Fumito ? Même les punks étaient troublés du retournement de situation. Cela n'avait pas été difficile de les convaincre de mettre une dérouillée à des étudiants : cogner des gens n'était pas pour leur déplaire.
Chacun tirait profit de cette manœuvre. Kensuke se vengeait de l'humiliation publique et pour le moins involontaire que je lui avais infligée en lui mettant un râteau.
Pour sa part, Juro n'était que trop content d'atteindre enfin Takeo et Kensei là où ça faisait mal : pour l'un son bras droit, pour l'autre sa copine. Juro s'était pris deux raclées par la faction de Napoléon. C'était pour lui une occasion de peser à nouveau dans la balance. Il en avait suffisamment pris pour son grade !
Exalté, Hidetaka s'était joint aux représailles : il avait depuis l'an passé une dent contre Nino, lequel l'avait singulièrement ridiculisé en le jetant dans une benne à ordures. Par ailleurs, tailler une veste aux troisièmes années faisait partie des termes de l'alliance avec Juro.
A présent, Juro s'était rendu compte qu'il avait été dupé. Qu'à cela ne tienne, Izuru lui avait fourni l'occasion d'humilier indirectement Takeo. Il se vengerait du leader de la 2-B une autre fois. Pour le moment, ce qui comptait aux yeux de Juro était d'échapper à Kensei qui traquait inlassablement les caïds ayant participé au traquenard de la ruelle. Cela en faisait déjà une bonne dizaine au tapis, dont Hidetaka – introuvable à l'appel de la rentrée de septembre.
La situation aurait pu ainsi perdurer, l'un des camps mourant à petit feu. Mais voilà que Naoki, le leader de la 2-A, s'y mettait et tabassait des étudiants du lycée Kawasaki. La raison de cet embrasement était simple : Nintaï avait perdu son principal dealer, Fumito. Or celui de Kawasaki, avait réalisé que sa propre clientèle pouvait s'agrandir de manière significative. Ce nouveau dealer profitait de cette aubaine pour augmenter ses prix de façon discriminatoire envers ceux qui venaient d'ailleurs que du lycée Kawasaki. Naoki, entre autres, excluait catégoriquement de payer plus cher et l'avait fait comprendre.
Une fois que l'assemblée de nintaïens eut quitté le toit avec ce trop-plein d'informations à digérer, le groupe habituel des troisièmes années resta. Une partie du puzzle avait été résolue mais il manquait encore quelques pièces, qui étaient ou non reliées à ces évènements.
Je récapitulai mes interrogations point par point.
Premièrement, il y avait une personne dont, sans savoir pour quelle raison, je me méfiais : qui était réellement Eisei, le représentant officieux du lycée Nintaï ? Quelle était sa position par rapport à l'enquête de trafic de stupéfiants ?
Deuxièmement, Takeo allait-il se réconcilier avec lui ? Je ne voulais pas défendre Takeo mais il n'y était pour rien dans le passage à tabac de Toshi, le petit-frère d'Eisei !
Troisièmement, que manigançait Satomu ? Pourquoi avait-il agressé Ichiro dans les couloirs ? Et Kô avait-il vu quelque chose avant que je les urprenne en train de déguerpir ?
Quatrièmement, que Juro prévoyait-il de faire à présent ? Il avait compris qu'Izuru l'avait manipulé pour obtenir de l'argent non dû. Son alliance tenait-elle toujours avec la 2-C de Hidetaka, la 2-B de Izuru et la 1-C de Kô ?
Cinquièmement, où en était l'accord entre Juro et Naomi ? Celle-ci avait-elle obtenu satisfaction en apprenant l'issue de l'accrochage dans la ruelle ? Minoru et moi avions été blessés, n'était-ce pas ce qui importait à cette vipère ? Aurait-elle encore envie de payer les services de Juro ?
Enfin, à quoi jouait Naoki à chercher des ennuis aux étudiants du lycée Kawasaki ? Comme s'il n'y avait pas assez de problèmes à Nintaï !
Je m'effondrai sur le vieux canapé en patchworks de tartans écossais. En un grognement sourd, Daiki m'en expulsa. Je m'éloignai rapidement de lui et déclarai :
« C'est trop pour moi, on se retrouve trempés dans des affaires complètement tordues !
— Toi, t'es pas concernée, me rassura Minoru. T'inquiète pas. Takeo gère tout.
Il est un peu tard pour ne pas être concernée, pensai-je. J'avais atteint le point de non-retour.
Kensei me lança un regard inquiet.
— T'es pâle. Tu veux t'asseoir ? proposa-t-il.
— J'ai besoin de... De changer de contexte.
Par exemple, fréquenter des humains n'ayant rien à voir avec des histoires de camés et un établissement baignant dans un trafic de drogue. Kensei grommela une phrase inaudible et finit par hasarder :
— Sven ?
Je hochai la tête.
— D'accord, va-y, accepta-t-il à corps défendant, en grimaçant de toutes ses dents.
Je me retournai vers lui avant de passer la porte métallique délimitant le quartier général des troisièmes années.
— Je n'ai pas besoin de ton autorisation mais merci ».
Merci de votre lecture ! ~*
Ceci était l'avant-dernier chapitre du Tome 2 ! Qu'en avez-vous pensé ? 📣
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