68. La grande aigreur

[Narration : Kensei]

Je tendis mon bras pour l'étreindre. La joue collée contre le cuir de mon blouson, Lucie se laissa bercer en humant le parfum du vêtement mêlé l'odeur du goudron. Puis elle recula un peu, sans que je relâche totalement mon emprise. Elle effleura mes lèvres et main dans la main, nous franchîmes les portes de l'hôpital.

Je ne l'aurais jamais accompagnée si elle ne me l'avait pas demandé, prétextant de l'aide pour remplir des formulaires. J'avais tellement d'autres choses à faire...

Lucie devait se rendre à l'hôpital pour se soumettre à ses dernières radiologies. Tout irait bien, elle n'avait plus que quelques séances de kinésithérapie. En réalité, elle s'était plainte des heures que prenaient les séances sur son emploi du temps, réduisant par là-même celles qu'elle pouvait me consacrer.

Lucie resta en retrait. La femme derrière le comptoir m'accueillit aussi froidement que si j'avais été un vagabond miteux et malodorant. Un chien trempé et baveux se serait vu adresser la parole plus chaleureusement.

Aussitôt que Lucie apparut, l'infirmière lui destina un sourire aimable et lui demanda de ses nouvelles. Comprenant le message, je m'écartai de quelques mètres et les laissai discuter dans un japonais grammaticalement parfait.

Lucie portait un chemisier blanc qui moulait sa taille et dont les pans s'évasaient sur un jean en denim. Je remis les mains dans les poches et admirai de loin sa silhouette. Je me souvins du soir où elle m'avait fait entrer dans son appartement et m'avait soigné, de ses gestes doux et précis, des douleurs sans importance sur ma peau qui rosissait à chaque passage des cotons tiges imbibés d'eau oxygénée. Je me remémorai aussi l'effort surhumain que j'avais dû fournir pour réfréner la vague de désir qui m'avait envahi.

Ces petites douleurs me forçaient à me focaliser sur autre chose que de renverser la trop jeune secrétaire sur le carrelage de sa minuscule salle de bain.

Je détournai le regard des hanches de Lucie et fixai les prospectus d'un présentoir prévenant des risques de mucoviscidose.

Avec Minoru, il y avait un truc qui n'allait pas et je devinai quoi. Je serrai les poings : qu'y a-t-il de plus dangereux et de plus navrant qu'un ami à double-visage ?

Peu importait, je me battrai... Même si je ne pensais pas vraiment en avoir besoin : depuis la veille, Lucie était sacrément remontée contre lui.

***

[Narration : Lucie]

Minoru avait envoyé un message d'excuse, navré de la manière dont notre après-midi s'était achevée et il m'avait donné rendez-vous au Starbucks du quartier Namba. 

Assis dans un coin, je repérai immédiatement son allure débonnaire, son corps sec et nerveux, sa nuque rasée et sa mèche tombant à hauteur de ses yeux résignés. Minoru tapait avec impatience le sol du bout de ses Dr. Martens.

L'établissement était grand. On entendait bourdonner quelques voix de clients, mêlées au son de la télévision et des bruits de tasses et de machine à café. La porte s'ouvrit sur deux jeunes femmes et les résonances de la circulation extérieure. Au loin, une sirène de police retentit. Minoru me laissa à peine m'asseoir. Il s'était à moitié levé de sa chaise : « Je suis désolé pour l'autre fois ».

Son visage allongé était tendre, comme assorti à ses yeux en forme de planètes. Et pourtant, il fronçait les sourcils, scellait les lèvres en une moue désespérée semblable à celle qu'il prenait lorsqu'il n'y avait plus de chips. Minoru avait un séduisant regard de chien battu désabusé qui aurait fait piailler des Japonaises « Kawaii ! ».*

Il eut l'air surpris de me voir lui sourire. Je posai mon sac sur la chaise d'à côté et saisis la carte du café.

« On oublie ? ».

La situation de Minoru était suffisamment compliquée à Nintaï, entre les ordres de Takeo et ses ennuis avec Juro et Fumito. Tant pis pour le pauvre salaryman dépouillé et nu comme un ver. Je me vengerai en expédiant plus rapidement les absences en cours des deuxièmes années rebelles.

Minoru me contempla par-dessus la carte, l'air interrogatif. Toute de même... Je lui pardonnais peut-être un peu trop facilement. Mais comment résister à sa sincérité ?

Il m'observa encore, la mine désorientée et pénitente. Puis il hocha doucement la tête et saisit dans ses mains immenses la carte que je lui tendais. Il l'a parcourue du regard sans vraiment la déchiffrer.

À son contact, je sentais une émotion s'agiter en moi. Était-ce de la sympathie ? De l'empathie ? De la compassion ? De l'amitié ? C'était plus que cela, c'était une sorte de familiarité. J'avais l'impression de le connaître depuis le jardin d'enfance.

Minoru fit virevolter le menu sur une autre table d'un geste agacé, le vrillant comme un frisbee et partit commander. Tout à coup, je réalisai que pour lui, m'inviter au Starbucks revenait à m'offrir un restaurant. Il devait vraiment être désolé.

Je bus une gorgée de Frappuccino Mocha Cookie et reposai le verre sur la table en simili bois.

« Tu es allé acheter ton jeu avec Sumiho ? La sortie s'est bien passée ?

Il acquiesça.

— Minoru ? Tu fais la triste mine ?

— Point ma chère

Je plissai le nez.

— Tu mens. Où est ton entrain ? Ne recommence pas comme avant !

Depuis quelques jours, il n'était de nouveau plus le même ! Où étaient passés sa vitalité, sa vigueur, son enjouement pour tout et n'importe quoi ?

— Je ne suis pas un menteur, récusa-t-il l'air affligé.

— Tu es bipolaire ?

— Mais arrête ! Une fois, tu m'as demandé si j'étais suicidaire !

— Pardon.

— Bah ! fit-il. J't'apprécie quand même, espèce de tignasse cramée.

Je ne relevai pas la remarque.

— Dans ce cas, tu es drôlement évasif quand ça t'arrange !

— Y'en a qui supportent bien que je la ferme.

— Pas moi ! L'état de muet, ce n'est pas toi ! m'exclamai-je à mi-voix pour ne pas attirer l'attention.

Il resta silencieux et se contenta de manger son Muffin Double Chocolat. Pour lui, parler était comme respirer. Il avait le bourdon. Des yeux en quête de quelque chose. Je raclai dans ma tête tout ce qui aurait pu servir à étayer mes idées. Rien ne me venait à l'esprit. Clouée à ma chaise, j'assistai, impuissante, à l'inertie de ma pensée. Une minute passa. Deux. C'était long ! Un cauchemar !

Je croisai les mains sur la table.

— Tu sais, il y a quelques temps, tu m'as questionnée sur ce que les filles recherchaient chez un garçon, eh ben... Je crois que ce qu'elles désirent, c'est quelqu'un qui veuille d'elles. Sumiho n'a d'yeux que pour toi. Si elle te plaît un peu, intéresse-toi à elle.

— Je vois. Ça semble simple quand c'est toi qui le dit » fit-il en un soupir morose.

Peut-être était-ce le timbre brisé de sa voix, son regard mort ou sa moue de bébé qui retomba comme un masque de théâtre. D'habitude, il affichait le masque heureux. Aujourd'hui, c'est son jumeau accablé qui avait tout d'inversé dans l'expression. Minoru poussa soudain un énorme juron d'indignation, faisant retourner les clients assis devant nous.

« On ne peut pas choisir ses sentiments, déclara-t-il.

— N'aie pas de regrets. C'est comme ça qu'on meurt malheureux et con.

— Et toi, ta vie, elle est comment ?

— C'est une partie de Tetris : je galère à empiler les blocs. Ça monte, ça monte. Mais dès que je sens le game over proche, des figures de forme appropriée apparaissent pour tout arranger.

— Ah bon ? grimaça-t-il. Avec moi, c'est le contraire. Au début, ça part pas trop mal et c'est après que je perds. J'économise mes lignes pour faire plein de points et au final, la forme que je veux n'apparaît jamais. On dirait que je rate le coche à chaque fois !

— Puisqu'il faut vivre, fais un effort, use de ton sourire. Ça te va bien ».

Nous nous quittâmes dans le métro. La nuit tombait, fraîche, mais j'empruntai la direction des arcades pour rentrer chez moi. L'envie me domina, je lorgnai par la vitrine.

Le temps s'arrêta.

De l'autre côté de la devanture, des étudiants de Nintaï se battaient contre des individus en uniforme ocre, celui du lycée Kawasaki. Je repérai Naoki, le leader de la 2-A à Nintaï. « Monsieur-le-charismatique-boxeur-au-grain-de-beauté-sur-le-menton » sortit de la cohue pour fondre sur un étudiant et lui asséner des coups de poings dans la nuque et au visage. Un long filet de salive coulait au coin de sa bouche entaillée et l'un de ses yeux portait déjà la trace d'un gros hématome.

L'étudiant qui semblait représenter le lycée Kawasaki se défendit et Naoki finit par le plaquer contre un flipper. Il lui bourra les côtes à grands coups de genoux, avant de le renverser par terre. Ensuite, il souleva sa tête par les oreilles et lui cria à la figure. Autour d'eux, une dizaine de jeunes se bagarraient entre les machines. Les jingles enclenchés par les pressions sonnaient à répétition dans un assourdissant brouhaha ; ils résonnaient jusqu'au bout de la rue.

Des armoires à glace en costume accoururent pour séparer et sortir les délinquants de l'établissement.

Je partis en avant et téléphonai à Kensei. Il approuva mon pressentiment : cette altercation sentait le roussi entre les lycées Nintaï et Kawasaki.

*« Mignon », « adorable ». Adjectif représentant l'innocence de l'enfance en décalage avec le monde adulte.


Merci de votre lecture ! ~*

Il ne reste que 2 chapitres avant la fin du Tome 2 ! Avez-vous aimé celui-ci ? 💬👈

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