64. Prétexte d'anniversaire

Je saluai les parents de Kensei, affairés à servir les clients du restaurant familial. Il serait temps de leur offrir plus tard l'assortiment de produits locaux que je leur avais ramenés. Nous nous engouffrâmes dans l'étroit couloir menant à la chambre et nous y enfermâmes. Pour une fois, elle était rangée.

Kensei me fit asseoir sur le futon et se tourna vers son bureau. Il tira un tiroir et en sortit un objet.

— Joyeux anniversaire ! ronronna-t-il en tendant à deux mains un écrin de velours bleu. Ouvre-le maintenant, s'il te plaît.

Prise d'euphorie, quelque chose monta dans ma gorge et me fit étirer les lèvres en un immense sourire. Je contemplai Kensei : la tête baissée, il n'avait pas bronché. Impatiente, je saisis délicatement l'écrin et l'ouvris. A l'intérieur, il y avait une fine chaîne en argent, à laquelle était suspendu un pendentif en forme de lune. Un modèle simple de croissant mais au dessin raffiné et surmonté de petits quartz et de pierres de lune taillées en bordure.

Il ne pouvait exister de cadeau plus parfait. Ma mâchoire devait pendre jusque terre et pour ne rien arranger, Kensei souriait en coin de façon craquante.

— Merci, soufflai-je. Tu as fait fort et tu as mis la barre très haute pour ton propre anniversaire.

Il se courba et embrassa mon front, avant de s'ébrouer d'embarras.

— T'as beaucoup de temps devant toi. Je suis désolé que ce ne soit pas en diamant ou en platine.

— Ne dis pas n'importe quoi ! Tu ne pouvais pas mieux faire que de m'offrir ce bijou.

L'air satisfait, Kensei s'assit à côté de moi et m'attacha l'incroyable pendentif. 

— J'espère qu'il ne quittera pas ton cou... Il a une signification pour nous, pas vrai ? 

J'acquiesçai lentement :

— Promis. Tsukimi... Personne n'aurait pu deviner que nous serions ensemble aujourd'hui.

— Ce n'était pas devinable à l'époque, releva-t-il.

Je tournai le pendentif dans mes mains. Kensei croisa les bras derrière sa tête et appuya son dos contre le mur. 

— Je ne peux toujours pas croire que t'aies accepté d'être ma copine.

— Qu'est-ce qui te fait autant douter ?

Il grimaça, soucieux.

— T'es une fille trop bien pour moi.

— Je ne crois pas.

— T'en sais rien, rétorqua-t-il gentiment. Je ne sais pas ce qui m'a pris, cette nuit de Tsukimi. Il se ressaisit aussitôt, sans me regarder : Je regrette pas, hein ! C'est juste que...

Il se tu.

— Que quoi ? le poussai-je, le cœur battant.

— C'est juste que tout à coup, c'était une décision urgente à prendre. J'ai compris que je ne voulais pas te partager. Alors j'ai pris les devants avant que tu ne te fasses embobiner par un autre type.

— Un sentiment d'urgence, répétai-je, abasourdie.

— Ouais ! Ça s'est emparé de moi, comme ça ! fit Kensei en claquant des doigts. Par miracle, ça a fonctionné.

— Pas par miracle.

Il secoua le menton :

— T'aurais pu me repousser.

— Tu avais très envie de m'embrasser.

— Ce n'est pas...

— Moi aussi d'ailleurs.

Ses épaules se relâchèrent.

— La lune était superbe ce soir-là. C'était le moment idéal. En y réfléchissant, c'est un beau symbole ».

Peut-être que je devrais lui avouer que... Non. Je ne lui dirai pas maintenant. Pas encore. Encore un peu.

Confuse, j'entortillai une mèche au bout de mon index.

«Tu es un peu mon soleil...

— C'est notre secret, p'tite lune. Il fit une pause : J'ai mal dormi pendant ton absence. Je n'arrêtais pas de penser que tu me quitterais une fois que tu serais revenue.

— J'imaginais la même chose.

— Du coup, t'as changé l'idée que tu te faisais du Japon ? De celle que tu te faisais de moi ? 

Je lui souris et partis à mon tour fouiller dans mon sac : 

— Oui, dans les deux cas. Parfois, il n'y a qu'en vivant la chose qu'on comprend. Et puis... On aime une personne pour elle-même, pas pour l'opinion qu'on en a. Tiens, c'est ton cadeau souvenir.

Kensei arqua les sourcils, étonné. Son regard curieux passa de l'emballage plat à mon visage.

— Tu m'as ramené un truc de France ? En plus du Nutella ? 

— Tu n'es pas le seul à avoir le droit d'offrir des cadeaux. Tu peux l'ouvrir, si tu veux.

Sans plus attendre, Kensei déchira le papier.

— Merci, scanda-t-il en tournant entre ses mains le portefeuille en cuir noir Arthur et Aston. Je n'aurai plus l'air d'un clochard.

Je constatai qu'il ne donnait pas dans l'épanchement. Mais je n'avais encore jamais vu une telle lueur de ravissement dans ses iris. Cela me suffit amplement. Je lui tendis un second paquet.

Kensei écarquilla les yeux.

— Attends ! C'est supposé être ton anniversaire !

— Mais, non. Ça, c'est pour le garage. J'ai oublié de te le donner tout à l'heure.

Ses sourcils se tordirent. Il posa le portefeuille sur son bureau et se retrouva avec un bloc de savon de Marseille dans les mains.

— Bon, dit-il d'une mine froissé. Tu vas quand même me laisser t'offrir le sukiyaki ? ».*

***

Basses assourdissantes, discussions bruyantes, rires, exclamations, fracas de pintes entrechoquées, crissements de chaises, circulation entre les tables. Le bruit était partout. Cela faisait longtemps. Le Black Stone était plein à craquer et sublimait un morceau d'espace et de temps. Les gens hurlaient et tapaient le cul des verres sur les tables. Derrière le comptoir, le barman se démenait, le sourire aux lèvres et la gueule éclatée. Il criait les commandes à la serveuse au visage troué de piercings et à un autre dont le bras paraissait soudé au percolateur.

Se rassembler-là n'était pas tant l'occasion de fêter mon anniversaire que celle de boire. Je m'étais naturellement laissée aller contre l'épaule de Kensei qui recommençait à parler avec Minoru. Je les observais en sirotant une Strong Zero. En face de moi, Ryôta contemplait son whisky, les yeux injectés de sang. Certainement pas de fatigue.

Je songeai qu'il ne devait pas prendre du haschisch mais du sédatif pour cheval.

« Je ne veux pas savoir ce que tu ingurgites ou sniffes ou... Peu importe, lui dis-je en me penchant sur sa chemise de bucheron. Mais tu files un mauvais coton. Fais attention, s'il te plaît.

Ryôta fronça le nez et haussa les épaules :

— T'inquiète pas ».

Il passa une main dans ses cheveux effilés pour les renvoyer en arrière et claqua les mains pour lancer aux autres une sorte de signal. En un instant, les gaillards se massèrent autour de moi, l'air excité.

Je m'habillais toujours avec la même veste noire en skaï pour sortir : elle soulignait ma taille et stylisait mes gestes. Le gang des troisièmes années allait me donner une bonne raison de ne plus la mettre qu'une fois sur deux.

Ils s'étaient cotisés pour m'offrir un sukajan. C'était une idée de Nino, qui en portait un lui-même. Le mien, noir et blanc, avait dans le dos une magnifique carpe koï rouge vermillon brodée aux contours dorés. Loin d'être kitsch, le blouson était chaud, ce dont je me réjouissais au-delà de la beauté du vêtement. Je sentis mes yeux étinceler et se mouiller de plaisir. Les caïds s'entreregardèrent, satisfaits de leur choix.

« Ça veut aussi dire que tu ne peux plus nous fiche d'absences ! » beugla Daiki.

Je souris au géant qui exorbitait les yeux de façon terrifiante. A mon tour, j'ouvris mon sac duquel je sortis mes petits cadeaux souvenirs. On aurait dit que j'avais ouvert la hotte du Père Noël ; les voyous se ruèrent aussitôt dessus.

Je changeai de place et m'assis à côté de mon opossum transgénique.

« Minoru, j'ai rêvé que nous vivions plein d'aventures. Nous travaillions l'anglais dans un poste de police, puis entamions une bataille de patates au caramel avec Nino en regardant des vieux films de samouraïs. Ensuite nous faisions le projet de nager avec des baleines après avoir consulté une encyclopédie volée à Mme Taka... Tout sur fond de la musique Wild World ! Je repris ma respiration : On m'a peut-être percuté la tête contre un arbre quand j'étais petite.

— Ça expliquerait des choses, dit-il en me tapotant le sommet du crâne. Je suis partant pour la bataille de patates au caramel ! Ah, ajouta-t-il, merci pour tes cadeaux !

La bonne humeur réussit parfois là où la force et la raison échouent. C'était Minoru... Un être jovial, plein de vie, recherchant l'harmonie et l'unité. Il était si serviable, si loyal !

Soudain, Tennoji secoua sa chaîne à gros maillons de son poignet pour attirer mon attention. Il plaça sous mon nez un énorme plateau de daifuku** dont je raffolais. La bande avait décidément pensé à tout.

Dix minutes plus tard et tous les gâteaux engloutis, Minoru proposa le premier jeu : le Pin Pon Pan, qui requérait de la coordination et une certaine résistance à l'alcool. Pour commencer, une première personne clamait « Pin », puis celle à sa gauche « Pon ». Le troisième joueur concluait par « Pan » et pointait son doigt en direction d'une personne de son choix qui devait alors immédiatement crier « Pin ». Le jeu se poursuivait jusqu'à la défaite d'un joueur. A la moindre hésitation, erreur de mot ou de désignation : Glouglouglou ! Le jeu pouvait semblait facile mais après quelques verres dans le nez, le bar faisait des affaires.


*Fondue japonaise à base de bœuf d'Osaka élevé à la bière. Il s'agit d'un plat de fête très coûteux.

** Egalement appelés daifuku mochi, ces gâteaux avaient la forme de boules blanches presque transparentes. Qu'ils soient natures, roses ou verts, on trouvait à l'intérieur une pâte de haricot rouge sucrée et parfumée.


Merci de votre lecture ! ~*

Comme toujours, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions sur le chapitre ! 📢

Belle et heureuse année à vous tou(te)s ! 🌟

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