57. Le sens des réalités

[Narration : Kensei]

« Je t'ai trouvé ! T'es seul... Un contre un, alors. J'ai envie de jouer, pas toi ? ».

Hidetaka blêmit et eut un mouvement de recul. Ses doigts laissèrent échapper sa clope allumée qui tomba par terre. Je ne lui laissai pas le temps de prononcer un mot.

Je fondis sur lui, quatre coups fusèrent : hanche, estomac, tête, genoux. Il riposta : je balançai son crâne contre le mur. Sonné, Hidetaka tituba et s'affala sur le sol en tenant son front qui pissait le sang.

C'était une joie réelle que de cogner mon ennemi en sachant qu'il pourrait rassembler son énergie et me porter un mauvais coup. L'adrénaline décupla ma propre force. C'était un sentiment sauvage et envahissant que je connaissais par cœur. Le fait de ne pas être certain de l'issue du combat et l'excitation qui en résultait étaient magnifiés par la dangerosité de la situation.

J'évitai la première attaque d'Hidetaka mais il parvint à m'asséner un crochet. La tête sonnante, je le plaquai à la façade, un bras maintenant sa gorge et le frappai au bas-ventre. Hidetaka gémit, s'écroula et tenta de se relever en  une tentative désespérée.

« Encore trois alors ? ». Tempe, foie, front. Je me mis à le gifler si fort que ma main me brûla. Les joues d'Hidetaka ne rebondissaient pas. La peau de son visage était si fine que j'avais l'impression de l'écarter au lieu d'en éprouver l'élasticité. Chaque fois mon poing se heurta à de l'os et le nez d'Hidetaka se mit à saigner abondement. Aculé, les yeux fermés, il ne fit que subir les coups qui pleuvaient sur sa figure.

Pour finir, je le saisis par les cheveux et lui envoyai un uppercut dans la mâchoire.

Haletant, Hidetaka cracha un mollard de sang sur mes pompes et pointa sur moi un canif qu'il avait sorti de sa poche.

« Enfoiré ! mugit-il hors d'haleine. Espèce de chien !

Je me retournai, le corps tremblant dans toutes les directions.

Il n'en avait pas eu assez pour son compte ? J'écrasai sa main du pied, récupérai l'arme et me plaçai derrière lui tout en continuant de l'immobiliser.

— Quand on me cherche, on me trouve ! Tu vas déguster !

Hidetaka anhéla :

— Va clamser, connard ! Sale... !

Je coinçai la lame contre sa joue. Tétanisé, Hidetaka cessa de respirer. J'appuyai lentement et la chair s'écarta un peu, à vif.

Il glapit, les yeux exorbités.

— Dans la ruelle, j'aurais dû lui crever les yeux, à ta copine ! ».

C'en était trop. Je fis en sorte que les joues de ce pierçingué soient si entaillées qu'il en garderait des cicatrices plus blanches que celles de Reiji.

Il avait encore de la chance, la Terre n'aurait pas souffert de voir disparaître cette charogne.

Hidetaka s'évanouit.

J'avisai son blouson moche et sa crête stupide gisant sur le pavé. Le canif allait continuer à servir.

Une fois que ce fut terminé, je souris, satisfait.

« Et de six ! ».

***

[Narration : Lucie]

Cela avait été une journée longue, pénible et en proie aux tourments. Sur le chemin du stade, j'avais passé un coup de téléphone à Aïko pour lui annoncer mon retour en France et lui demander si elle souhaitait que je lui ramène quelque chose en particulier. Elle avait mis du temps à répondre au téléphone et lorsqu'elle avait enfin décroché, son ton était sec et nerveux. La discussion promettait d'être lapidaire. Dans le fond bruyant, j'entendais une forte voix d'homme en colère. Probablement son époux. J'avais délivré le message et prétexté un besoin de raccrocher. Je lui trouverais bien quelque chose...

Assise entre Nino et le mur, je supportais comme chacun la touffeur accablante. Bien que le tournoi inter-lycées de baseball d'août, le Kôshien,* se déroule en période de congé, le stade des pré-sélections à Osaka était rempli. Au grand dam de Daiki et de Ryôta, le lycée Nintaï avait échoué dès les premiers matchs.

Presque tout l'établissement, à l'exception de Reiji resté chez lui et de Kensei, dont personne ne put me dire où il se trouvait, avait à cœur d'assister à la suite du tournoi et pris place dans le stade, observant attentivement les scores.

Les caïds avaient beau être des têtes brûlées, ils étaient de vrais Japonais. Assis sagement sur les bancs, à grignoter des chips, ils ne bronchaient pas. Ils savaient parfois se comporter normalement.

A la mi-temps du match opposant deux lycées, Kensei arriva. Il s'assit discrètement à côté de Mika qui analysait le résultat de ses dernières prises de sang.

Le souffle rauque, Kensei me lança un regard où brillait une lueur particulière. Il esquissa un sourire à mon intention, puis grimaça, comme si cela lui avait fait mal.

Son visage semblait impacté par des coups. Rouge par endroits, violette voire jaunâtre à d'autres, sa peau était parsemée d'enflures et de contusions. Sa lèvre inférieure avait triplé de volume, l'un de ses yeux était mi-clos, son bras salement entaillé et ses mains écorchées. Il recouvrit ses abattis à la va-vite avec son t-shirt.

Je bondis de mon siège en plastique.

« C'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'il lui est encore arrivé ? Il faut désinfecter ses plaies, son t-shirt doit être plein de poussière, ça va empirer, ça va...

En un geste autoritaire, Nino me fit rasseoir. Kensei tourna la tête et se concentra sur le match. Tremblante d'agitation, je fis les gros yeux à Nino.

— Il a dit qu'il ne se battrait plus ! Quelqu'un lui est tombé dessus ?

— Tu pourrais au moins faire semblant d'être inquiète.

— Mais je suis inquiète ! Pourquoi est-ce qu'il ne nous rejoint que maintenant ?

— Fiche-lui la paix ! rugit Nino à voix basse. Si tu me laisses parler, j'envisagerai de te répondre.

Je déglutis et attendis qu'il termine de mastiquer une chips. Les yeux baissés en signe de componction, je lissai ma queue de cheval du plat de la main.

Alors que je commençai à perdre patience, Nino daigna enfin reprendre la parole de sa voix éraillée et prétentieuse.

— Je crois qu'il a maté des punks.

— Des punks ? Tu peux préciser ? insistai-je. Kensei est couvert de sang ! Et d'abord, comment tu le sais ?

Nino me foudroya d'un regard noir. Sa bouche qui cicatrisait mal, aux lèvres fines, cruelles et toujours fendues, sembla prête à proférer des propos brisants.

— J'ai rien à te dire, Clé-à-molette ! Contente-toi d'écouter ce que je veux bien t'apprendre.

Je rageai intérieurement. Nino inclina son menton pointu et l'avança dans le paquet de chips.

— Avant-hier, il paraît que Kensei a rencontré des types qui nous ont mis en pièce dans la ruelle. T'imagines qu'il n'a pas pu résister. D'ailleurs, je n'aurais pas non plus hésité à démolir ce punk à crête d'Iroquois de...

Troublée, je pris ma tête entre les mains. Nino fit craquer une nouvelle chips dans sa bouche abîmée.

— Faut croire qu'il est tombé sur d'autres ordures pour venir jusqu'ici... Même les punks aiment le baseball ! En fait, Kensei m'a envoyé un message pour m'informer qu'il aurait un peu de retard... J'ai oublié de te prévenir.

Je fis mine de vouloir l'interrompre mais Nino ne m'en laissa pas le temps.

Okay, ton chéri a une sale gueule... Le bon côté des choses, c'est qu'il leur a fichu une sacrée dérouillée. Avant ceux d'avant-hier, à ce que j'ai compris, il a aussi croisé le chemin de ce taré d'Hidetaka.

J'accusai le coup.

— Il m'avait promis qu'il arrêterait de se battre.

— Laisse-tomber avec ça, soupira Nino en me jetant un regard oblique. T'es trop p'tite pour donner des conseils d'adulte. T'es le genre à réciter des clichés et tu devrais te mettre en tête qu'on suit nos propres règles. Kensei a de l'honneur mais s'il y a une promesse qu'il ne peut pas tenir, c'est bien celle-là. Il a tout a y gagner.

Nino s'interrompit et brailla en porte-à-voix à l'attention de Kensei :

— Hé, mec ! Combien ?

— Quatre ! » lui retourna de loin Kensei en reportant vite les yeux vers le match.

Nino haussa les sourcils et plongea la main couverte de trace de plaies dans son paquet de chips.


*Kôshien: Le championnat national de baseball inter-lycées est un tournoi national annuel et la plus grande manifestation sportive amateur au Japon.

Merci de votre lecture ! *~


Bisous et à la semaine prochaine ! 💪

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