5. Le rendez-vous des têtes

Chapitre pour réunir tout notre petit monde nintaïen suite à la victoire de Takeo contre Juro. Organigrammes en bas de page pour ceux/celles qui  souhaiteraient se remettre des protagonistes en tête ! ;)

« Je n'aurais pas parié un yen qu'une fille comme toi sorte avec un caïd de Nintaï.

J'allai répondre au barman du Black Stone que je n'aurais rien misé non plus mais je me ravisai.

— C'est si bizarre que ça ?

Il sourit malicieusement en essuyant un verre à l'aide d'un chiffon.

— En tout cas, inattendu. Mais j'ai tendance à croire que les mecs à problèmes vous attirent, vous les filles. Je me trompe ? Vous imaginez être nos mères !

Pour qui me prenait-il ? Je bus d'un trait le fond d'une Strong Zero et répliquai :

— Peut-être que celles qui s'ennuient finissent par prendre goût aux risques..

— Dans ton cas, la vie n'a pas l'air d'être bien tranquille ».

Je confirmai qu'elle l'était avant mon arrivée au Japon et reposai mon verre en silence sur le comptoir. A côté de moi, un client à l'allure punk se fit une place pour commander.

Le barman n'avait pas tort. En France, mon quotidien était calme, paisible et monotone. Tout était réglé, compassé, méthodique... Mais cette routine tuait ma liberté. A Osaka, j'avais le sentiment d'exister, de vivre à cent à l'heure et de jouer mon propre jeu. Il n'y avait que la nuit tombée, lorsque je buvais un chocolat chaud devant les shows télévisés que je soufflais enfin. Tant que je tenais le coup, cette vie ne me déplaisait pas et j'avais l'impression de murir à vue d'œil.

Je goûtai ma bière en pensant que pour tuer le temps avant de sortir, je m'étais vautrée dans mon canapé et avais zappé sur toutes les chaînes.

La télévision nippone se résumait à des couleurs flashy, des plateaux au kitch poussé à outrance, avec des sous-titres colorés, énormes et inutiles, des bruitages de fête foraine et des chansons du top cinquante qui retentissaient à l'arrivée des intervenants. Ils mangeaient, beuglaient, riaient et plaisantaient toutes les cinq secondes pour amuser ou épater l'audimat.

Ces intervenants n'étaient jamais des individus lambda mais toujours les mêmes célébrités : acteurs, chanteurs, idols, comiques etc. Ils passaient sur tous les plateaux pour assurer leur existence dans le paysage audiovisuel. Les émissions devaient montrer leur quota de clichés et quand elles ne me faisaient pas rire, elles me mettaient en colère. Il y avait ces réactions stéréotypées et excessives des intervenants pleureurs de larmes de crocodiles à l'écoute d'histoires pseudo-tragiques ou ces critiques flatteuses de drama* reproduisant les mêmes scénarii depuis des décennies. Il n'y avait pas non plus de gêne à insulter les personnes en surpoids ou les travestis forcés jouer les bouffons du roi devant l'assemblée. De même, on rappelait incessamment le statut de la femme idéale : au foyer, avec le tablier, élevant les enfants, s'épanouissant en s'occupant du ménage...

En outre, pour remédier à la multitude de publicités, celles-ci étaient excessivement rapprochées et nombreuses. Au Japon il était normal et tout à fait assumé de harceler en permanence les téléspectateurs : « Venez acheter ! Venez consommer ! ». Des publicités, il y en avait pour absolument tout : alcool, sorties de disques, annonce de la nouvelle ligne de train, chirurgie esthétique, abonnements de magazines, agences immobilières, cours du soir, magasins d'électronique etc.

Alors non, cette télévision n'était pas le reflet de la société japonaise. Mais d'un autre côté, elle aidait à sortir du train-train quotidien, de la rigueur ambiante et du défaut de spontanéité. On troquait le costume noir pour un arc-en-ciel de couleurs, de rires et de sketchs délirants.

Réflexions mises de côté, j'adressai encore un sourire au barman et quittai le comptoir en quête des troisièmes années. Il était temps d'aller retrouver Kensei. Pour fêter la victoire de Takeo contre Juro, beaucoup d'étudiants de Nintaï étaient venus boire en sa compagnie et il avait fallu déplacer des tables vers le fond de la salle du Black Stone. Bien entendu, tout le monde écoutait Napoléon dont la langue était inépuisable lorsqu'il parlait de sa personne.

Il y avait là toute la faction au complet : mon cher et « tendre » Kensei, Mika, Ryôta, Minoru, Reiji, Nino, Yuito, Jotaro, Tennoji, Daiki et une trentaine de leurs amis. Étaient également présents des premières années, y compris le leader de la 1-A Mukai, flanqué de Toshi, le petit-frère d'Eisei. Ils portaient encore les traces de coups qu'il avait encaissés dans les couloirs lorsque Juro avait enjoint des deuxièmes années à passer à tabac ceux qui n'étaient pas de son côté dans l'établissement.

A peine assise, Minoru se pencha vers moi et murmura, le rire au bord des lèvres : « Il n'y a que les premières années pour s'asseoir n'importe comment sur une chaise. Pour eux, se différencier des autres passe par la maîtrise de l'art de poser son postérieur de façon extravagante. Ils domptent la chaise comme si c'était un taureau ! Regarde ! Y'en a qui retournent la chaise à l'envers, sur le côté, en diagonale ou qui la renversent carrément. On se doute bien qu'ils ne sont pas assis confortablement mais on les laisse se ridiculiser. C'est drôle de voir quelqu'un lutter avec une pauvre chaise, pas vrai ? ».

J'acquiesçai lentement aux paroles du grand opossum transgénique, observant à mon tour les premières années qui cherchaient à ne pas tomber de leur piédestal tout en conservant un air impassible.

Les deuxièmes années favorables à Takeo étaient aussi de la partie, notamment le fameux Naoki qui me fixait de ses yeux vifs. Son visage pâle et pointu, son sourire fourbe et le fait qu'il effleure machinalement le grain de beauté sur son menton me mettaient mal à l'aise. J'avisai ses poings tout égratignés : il s'entraînait régulièrement au club de boxe du lycée avec Napoléon.

Heureusement, Shôji, le petit-frère de Mika, mettait l'ambiance à notre table. Il ébouriffait ses cheveux verts, attablé à côté d'Okito qui enfilait les pintes comme si c'était de l'eau en braillant pour mieux se faire entendre. Sa banane de rockeur coiffée avec du gel et sa carrure d'athlète-agent-secret me rappelaient Yuito. Ce dernier était-il son modèle ?

Des aînés de l'établissement Nintaï  avaient daigné se déplacer, même si les grands personnages de la 4-A faisaient table à part. A dire vrai, leur groupe était totalement détaché du nôtre. Ichiro se démarquait avec ses cheveux platine et les traces laissées par une opération de bec de lièvre. Il avait les sourcils, les yeux et nez tombants. Tout dégringolait chez lui, les paupières y compris, comme s'il était constamment fatigué. La faction des troisièmes années s'étonnait toujours qu'il ne soit pas intervenu pour protéger les classes cadettes contre l'emprise de Juro. Ichiro était accompagné de Buntaro, un immense métisse philippin à qui il manquait une dent, au menton proéminent et au nez en forme de patate. Je me rappelai qu'il était le président du club de boxe.

Enfin, les leaders de cinquièmes années avaient fait l'honneur de leur présence. A leur tête, Eisei-le-Grand-Manitou affichait avec décontraction son masque paternel et supervisait les commandes d'une table. Kensei me parlait beaucoup de lui, de la façon dont il faisait régner une paix très approximative entre les étudiants. Il avait aussi affirmé que c'était le sauveur de l'établissement : « Personne ne cherche de noises à Eisei. Il ne lui a manqué qu'une seule victoire pour être vénéré : unifier Nintaï... Une mission impossible, même pour un type comme lui ».

Proche du Grand Manitou et référence de Minoru, Miike, le leader de la 5-B et président du club de photographie, faisait le tour des tables en saluant à droite et à gauche. A son exact contraire, Satomu avait tout bonnement ignoré l'assemblée et était parti prendre une bière. Le leader de la 5-B m'avait scrutée d'un regard qui aurait transpercé une paroi rocheuse. Forcément, j'étais la seule fille, l'intruse, l'anomalie, l'excentricité au milieu de toute ce fatras de testostérone ! De surcroît, j'étais une étrangère.

J'avais essayé de faire profil bas en m'asseyant dans un angle. J'étais étonnée d'avoir été invitée, car si certains m'appréciaient ou me toléraient, ma présence était loin de faire l'unanimité. J'étais la secrétaire étrangère, la fouineuse qui envoyait les rapports d'absences et les heures de colle. Pourtant, Miike me tenait compagnie en me souriant légèrement  à travers ses lunettes aux verres orange. Je songeai que je l'aimais bien ; son amitié avec Minoru m'inspirait confiance.

Kensei avait d'entrée mis les points sur les i. À mon arrivée, il s'était jeté sur moi et s'était pavané en descendant la passerelle en fer, le regard fier, un bras passé autour de ma taille comme s'il montait les marches du tapis rouge à Cannes. Les martèlements des basses des amplis résonnaient dans ma cage thoracique. A chaque coup, j'avais eu l'impression que mes pieds décollaient du sol et que nous risquions de dégringoler de la passerelle pour atterrir dans la fosse la tête la première.

« Tu en fais trop, lui avais-je soufflé, gênée.

Kensei avait levé le menton en l'air, la mine satisfaite.

— Laisse-moi savourer ce moment. Tu sens cette odeur délicieuse ? Non ? Ça pue le jaloux. Quel parfum exquis !

Je lui avais fichu une bourrade dans les côtes.

— Je ne suis pas un trophée, j'espère ? ».

Il avait ri. Un rire qui m'avait transportée dans un autre monde. J'avais rougi et m'étais laissée allée contre lui. Il avait mal interprété ce comportement et resserré davantage sa prise. Lui qui d'ordinaire évitait les démonstrations d'affection en public !

C'était sans compter qu'il avait déjà bu.

« Alors Kensei, encore une nouvelle conquête ? » avait lancé une voix avinée.

J'avais tiqué sur ces mots lourds de sens. Ils faisaient voler mes rêveries en éclats et torpillaient ma poitrine.

Le loubard qui avait interpellé Kensei était un habitué du bar. Sans se démonter, il avait répliqué au lourdaud : « Contrairement à certains, je péchauds ». Après cela, il m'avait glissé à l'oreille : « Le prends pas personnellement, hein. C'était juste pour lui fermer le clapet »..

Il m'en restait néanmoins un goût amer. 


*Drama : série.

Merci de votre lecture ! ~*

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