41. La famille, du passé

Par un après-midi chaud et ensoleillé, j'accompagnai Kensei dans un temple shinto. A chaque examen trimestriel, il s'y rendait pour faire un vœu de réussite. Cela avait fonctionné jusqu'à présent, il n'y avait donc aucune raison pour qu'il cesse ce rituel.

Sur Internet, on tombait sur un certain nombre de photos de temples japonais au moment des floraisons. En général, ils étaient gigantesques, célèbres, exceptionnels. Mais Kensei me conduisit au temple de son quartier, comme il y en avait des milliers : petit, familier, intime, accueillant. Ce genre d'endroit n'était fréquenté que par les riverains, peut-être les seuls à avoir conscience de leur existence.

Au Japon, on ne distinguait pas de frontière entre le monde des esprits et celui des humains. Ils cohabitaient et peu importait que l'on soit croyant ou non, c'était une réalité. Tous les Japonais effectuaient des rites dans les temples pour s'attirer la chance, pour le Nouvel an, le mariage, une naissance et autres célébrations. Les vœux étaient moins fréquents que la volonté de prendre les esprits pour témoin d'une bonne résolution : travailler plus dur ou mieux s'occuper de sa famille. Il pouvait tout aussi bien s'agir de saluer ses ancêtres.

Je laissai Kensei passer devant, puisqu'il était un habitué et contemplai les piliers rouge vermillon. L'entrée s'opérait par le torii qui indiquait la nature sacrée du lieu. Nous poursuivîmes notre chemin sur l'allée de pierres, encadrée de jolies lanternes d'extérieur.

Kensei s'arrêta face à un pavillon abritant un bassin d'eau pour se purifier, avant de pénétrer dans l'enclave du temple pour y effectuer sa prière et son offrande. C'était un bâtiment surélevé du sol par des piliers en bois et gardé par un couple de statues de pierre représentant des « chien-lions ». Les yeux grands ouverts, la bouche peinte en rouge, ils alertaient les visiteurs et chassaient les esprits malfaisants.

Tant qu'à être là, je comptais également faire une prière, à savoir réussir mon examen d'avril prochain et rédiger de bons mémoires à rendre à l'Institut d'Etudes Politiques. S'ils n'étaient pas approuvés, mon année d'équivalence universitaire tomberait à l'eau.

Je regardai Kensei exécuter pieusement la procédure : il se lava les mains, puis la bouche. Ensuite, il agita une sorte de grelot suspendu à la verticale par une corde, déposa une pièce dans un coffre en bois en guise d'offrande, s'inclina à deux reprises et frappa deux fois dans ses mains. Il les laissa jointes, réitéra sa prière et se courba encore. La prière n'était pas longue : les dieux ne devaient pas être importunés trop longtemps. Enfin Kensei recula pour me faire la place. Je le suivis vers un portique pour accrocher des plaquettes en bois sur lesquelles nous écrivîmes nos prières.

Après que nous eûmes repassé le torii, Kensei sembla plus détendu. Alors que je lui touchai un mot de l'immonde chantage proféré par Takeo, il balaya mon verbiage d'un revers de main. Un sourire un peu insolent erra sur ses lèvres :

« Tu ferais mieux de l'oublier. Ce n'est pas ce qui nous préoccupe le plus en ce moment.

— Oui, vos examens arrivent.

— Je ne faisais pas allusion à ça, me reprit-il.

Je l'interrogeai du regard. Ses yeux étaient noirs comme de l'encre.

— Ça ne concerne pas non plus les problèmes à Nintaï. Au passage, t'as atterri à la pire époque qui soit... En fait la situation commence aussi à dégénérer entre ces idiots de Yuito et Okito. Tu sais, je t'en ai parlé au Maruschka.

Ah, oui. Les demi-frères à couteaux tirés.

Kensei ralentit le pas et m'attira à côté de lui sur un banc, en face d'une ancienne librairie fraîchement reconvertie en un magasin de jeux vidéo. L'air été chaud, chargé de pluie.

— On prie aussi pour eux, pour qu'ils se réconcilient, parce qu'ils sont une famille après tout, même si elle est recomposée. En fin de compte, les liens de sang ne veulent pas dire grand-chose.

Une fois qu'il eut dit ces mots, Kensei laissa ses mains retomber sur ses genoux et soupira lentement, exhalant l'air resté en lui. Il se redressa comme pour mettre un terme à ses émotions et croisa fermement les mains devant lui. Je sentis un vague malaise émaner de son torse, comme s'il contractait ses abdominaux pour mieux parer un mauvais coup.

— Pourquoi est-ce que tu penses à eux ? Je suis d'accord avec toi mais est-ce qu'il y a quelque chose qui te tracasse à ce sujet ?

— Rien. Mes parents s'occupent bien de Tomomi, tout comme ils ont pris soin de moi. Le Vieux aussi. Hier encore, il a grimpé sur un capot pour chasser les chats de la gouttière. Tomomi est allergique aux poils d'animaux et à force de traîner dans le garage, je risque d'en ramener au restaurant.

Kensei eut un rire à peine perceptible et recouvra aussitôt son sérieux. Comme d'accoutumée dans ces moments, ses sourcils se rapprochèrent. Quelques rides se creusèrent au-dessus de son nez et il reprit d'une voix grave.

— Ce n'est pas le cas de tout monde. Tu serais étonnée du nombre de gars à Nintaï qui se retrouvent à gérer seuls une famille éclatée ou qui ne fonctionne pas. Par exemple, Ryôta à l'exception de son frère, n'a carrément plus de famille.

— L' « Idol » ? Vraiment ? sursautai-je, estomaquée.

— Il t'en parlera peut-être un jour. Sûrement jamais.

Je le scrutai du regard.

— Il y a quelque chose à propos de Ryôta que tu ne me dis pas ?

— Quoi ? Il est juste complètement raqué. Heureusement que son frère gagne un peu de fric avec son boulot, sinon je ne sais pas ce qu'ils seraient devenus. Ils vivent dans un taudis... J'te raconte pas. J'y suis allé qu'une fois pour les dépanner mais ça m'a suffi pour piger qu'ils étaient fichtrement pauvres ».

Au Japon, la pauvreté était honteuse et, par conséquent, cachée par tous moyens. On essayait de toujours s'habiller avec des vêtements propres et d'avoir l'air présentable. Cependant, cette situation ne permettait pas de se nourrir d'autre chose que de haricots à presque tous les repas. Les premières victimes étaient les mères divorcées et les travailleurs à temps partiel. Ceux qui tombaient dans la pauvreté ne se voyaient pas accorder de deuxième chance. Les organisations caritatives et de charité telles qu'il en existait en France étaient absentes au Pays du Soleil-Levant. La solidarité ne s'exerçait plus comme avant et les pauvres étaient insidieusement conduits à l'isolement social.

« Enfin... grommela Kensei. Tous les gars ont une histoire derrière eux.

— Alors il faut avoir une histoire pour être violent, c'est ça ?

— Fais pas d'ironie. Disons que... Ça donne quelques explications.

— Vous, la bande du toit puisque vous êtes réputés pour être les plus violents, vous avez donc les vies les plus mer...

Kensei me jeta un regard.

— Hé ! Ne tire pas de conclusions trop vite. Le passé des gens permet de comprendre certains trucs mais n'explique pas tout. Y'a des types qui n'ont pas besoin d'avoir connu de problèmes pour être des salauds. C'est de ceux-là dont il faut le plus se méfier.

— Pardon.

Il secoua la tête en soupirant.

— Bref. L'histoire de Yuito est particulièrement compliquée parce qu'on est obligés de se la farcir quasi-quotidiennement. Et sa carapace ne se craquèle pas facilement.

— Tu veux dire que Yuito ne pardonnera jamais à Okito d'être né ? C'est un peu ridicule, non ? Ce serait plutôt contre son père que...

— Pour lui, son père n'est qu'un géniteur. En attendant, il est forcément amené à croiser Okito : comme aucun lycée autre que Nintaï ne les a tous deux acceptés, ils se retrouvent ensemble. Nous, on fait notre possible pour qu'ils s'évitent mais on ne peut pas être partout.

Kensei étira ses jambes et réprima un soupir, avant de se lancer :

— La semaine dernière, Yuito a coincé Okito dans l'aile du deuxième, peu après l'heure du début des clubs. Minoru est arrivé et s'est interposé mais ils avaient eu le temps de s'en mettre plein la tronche.

Voilà qui expliquait le pansement sur l'œil Minoru que j'avais repéré dans le métro. Ce n'était donc pas le fait d'une bagarre avec d'autres délinquants. Kensei contracta les mâchoires. Je frémis, imaginant sans mal les deux immenses demi-frères, aux cheveux noirs comme la suie et au teint cireux s'écraser des poings énormes sur leurs grandes figures triangulaires.

Chacun sait que l'adolescence n'est pas l'âge le plus facile de l'existence. Il l'est encore moins quand on passe une grande partie de son temps dans un établissement comme Nintaï. Il l'est encore moins quand les adolescents en question ont vécu plus que leur âge. À ce stade, ils ne devraient plus être appelés ainsi.

Je sentis le souffle chaud de Kensei enveloppé de nicotine dans mes cheveux et me rassurai : tant qu'il serait là, rien ne m'arriverait. Après tout, il m'avait déjà, sans hésitation, sauvé d'une agression en pleine nuit.

— Yuito a luxé une épaule d'Okito.

— Luxer ?

— Déboîter, quoi.

— Non !

— Tu vois qui est Naoki, le leader de la 2-A ?

— Le boxeur avec un grain de beauté sur le menton ?

Il acquiesça : 

— Ben... Okito fait partie de sa classe et Naoki n'était pas franchement ravi que Yuito ait abîmé son pote. Après l'entraînement de boxe, il a fait comprendre à Takeo qu'il ne faudrait plus compter sur lui et sur sa classe de deuxièmes années en tant qu'alliés.

Kensei marmonna :

— Ce môme, Naoki... C'était un bon atout pour nous. On n'avait vraiment pas besoin de se le mettre à dos. Avec tout ce qu'il se passe actuellement, Yuito s'est déchaîné au mauvais moment. Il a brisé une alliance très importante et très prometteuse pour Takeo.

Voilà maintenant que Kensei réfléchissait comme lui ! Telle était la logique martiale de Nintaï.

— Quant à Shôji, poursuivit-il en se relevant du banc, il suit les ordres de Naoki à la lettre. Mika m'a dit qu'il était désolé mais que son petit-frère ne mettrait plus les pieds sur le toit ».

Plus d'informateur à part Reiji-le-squelette-asocial ? C'était le pompon.

***

Dans mon rêve, je ressentis soudain le froid. Mes pieds s'agitèrent dans le vide. C'était un trou de dégradés de bleus qui se terminait en abysses ; il était irrésistible. Je fixai le fond indiscernable de la crevasse sous-marine. Mon cœur tangua, des palpitations le cognèrent. Quelque chose va sortir de ce trou noir, pensai-je. Comme lorsqu'on regarde un film d'horreur et que l'on s'attend tout justement à avoir peur.

Il était incroyable que je refasse le même rêve. Non, ce n'était pas le terme exact : le rêve se poursuivait. Je ne revenais jamais au début mais à l'endroit où ma dernière réminiscence s'était arrêtée. Ce ne pouvait donc être qu'un signe.

Simplement, il fallait que je parvienne à interpréter les métaphores qui en surgissaient. Parce que pour le moment, il ne se passait rien, rien sinon le néant. Sven avait parlé de prémonitions. Je n'étais pas d'accord, la vie ne se déroulait pas dans un aquarium géant.

Je me positionnai en fœtus sur le côté, la tête posée sur l'oreiller et attendis que le sommeil me rattrape.


Merci de votre lecture *~

Comme toujours, n'hésitez pas à commenter et à me suivre si ce n'est pas encore le cas :)

Par ailleurs, 2 Wattpadiennes ont ouvert un recueil recensant les histoires sur Wattpad traitant de l'Asie (Japon, Corée, Chine, etc) :  N'hésitez pas à y faire un tour pour découvrir de nouvelles histoires sur ce thème. Pour ceux/celles qui en écrivent une, envoyez-leur un petit message si vous souhaitez que votre histoire soit référencée si elle est éligible aux conditions citées. C'est par ici : Asian_World !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top