39. Les prérogatives de puissance

[« Tu ne devrais pas le savoir, mais il y a quelques jours à peine, Takeo a fait chanter Kensei.

J'accusai le coup, fronçai les sourcils.

— Que lui a-t-il demandé ?

— De te jeter », répondit Reiji.

La déclaration m'explosa en pleine figure.]

— De me jeter ? répétai-je, incrédule.

Ébranlée, je serrai les poings.

— Mais pourquoi ? m'écriai-je.

Takeo. Il allait entendre parler de moi ! Cette crapule était un tyran : il profitait de tout et de chacun, sans rien donner en retour ! Napoléon voulait tout, tout de suite. Il avait une vision grandiose de sa propre importance et devait sûrement se dire qu'il était quelqu'un à part, mieux que les autres, une sorte de surhomme avec tous les droits.

— Ne te fâche pas comme ça, se moqua Reiji en tordant son visage squelettique dans tous les sens. Je soupçonne en fait Takeo d'avoir voulu vous protéger tous les deux, à sa manière. Toi, c'est évident, c'est pour que tu ne sois pas prise à partie aux complications qui se préparent. Ne prends pas cet air surpris ! Y'a des gens qui cherchent les ennuis à Nintaï. Pour quelle raison ? Dégommer Takeo, certainement et du coup atteindre Eisei... Pour prendre le contrôle de l'établissement.

— Quel est l'intérêt de prendre le contrôle de Nintaï ?

— D'abord la réputation. Ensuite, avoir l'exclusivité de la vente de la drogue auprès de quatre cent types et de la zone des docks. Pigé ?

Je déglutis.

Reiji fit un quart de tour sur son fauteuil à roulettes sur lequel il avait inscrit son nom. Il me fit face.

« Pour Kensei, c'est plus compliqué. Depuis que vous êtes ensemble, il prend moins part aux affaires de l'établissement. C'est comme s'il se mettait hors-jeu. Mais même s'il refuse de l'admettre, il est à la fois sous les ordres de Takeo et leader d'une classe, en plus d'être président d'un club. Tout ça fait qu'il est actuellement un chef de file à Nintaï. Y'a un sacré nombre de gars qui le soutiennent et c'est beaucoup de responsabilités. Takeo s'inquiète à l'idée de perdre un atout aussi décisif : Kensei compte énormément dans ses forces et ses appuis pour les aider, lui et Eisei, à maintenir l'équilibre de Nintaï.

— Me quitter rendrait Kensei plus disponible auprès de Takeo, c'est ça ?

Reiji acquiesça d'un signe de tête.

— Que lui a répondu Kensei ?

— En gros, d'aller se faire voir.

Parfait. Kensei et moi 1 – Takeo 0.

— Takeo n'a pas intérêt à se mettre Kensei à dos... réalisai-je confusément.

A Nintaï, il était vrai qu'il ne fallait pas s'amuser à surestimer les caïds. La plupart s'adonnaient à d'autres activités que le simple racket. Bien que leur passion première pour la bagarre laisse par moments sous-entendre qu'il n'y avait pas grand-chose dans leur cervelle, les étudiants n'en demeuraient pas moins redoutables. Et aux dernières nouvelles, il n'y avait pas besoin de faire fonctionner à fond son cerveau pour balancer un coup de poing. Le mécanisme requérait tout au plus une bonne dose d'adrénaline et des os solides.

— Oui mais pas seulement. Si Kensei perd ses gars, ceux-là ne se rangeront pas forcément dans le camp de Takeo. Il est possible, voire probable qu'en se retrouvant sans leader direct, les suiveurs de Kensei se fassent convaincre, démolir, acheter – tout ce que tu voudras – par Juro, Hidetaka et Izuru.

— Juro, je comprends. Mais les deuxièmes années sont encore de la partie ? m'étonnai-je.

Reiji fit une grimace de dégoût et se retourna sur son écran qui affichait des algorithmes incompréhensibles.

— La logique d'ici t'échappe.

— N'emprunte pas les mots de Minoru.

— J'savais pas qu'il avait dit ça, rétorqua Reiji. Bref, tu vois, dès que les embryons de requins tigre développent leurs dents, ils attaquent et se mangent les uns les autres dans l'utérus. C'est comme ça, quand tu entres à Nintaï. C'est pour ça que Takeo a pris les devants.

Reiji poursuivit, sans quitter l'écran des yeux.

« Naoki, le leader de la 2-A, a bien défendu son bout de gras. Takeo et lui ne s'entendent pas trop mal... Contrairement aux deux autres classes de deuxièmes années. Celles-là, dirigées par Hidetaka et Izuru, on pensait qu'elles se déchiquèteraient entre elle. Ça a été tout l'inverse, comme si leur propre défaite contre Juro les avait galvanisés et qu'en se rangeant derrière lui, ils avaient le sentiment d'avoir gagné en puissance. Alors, tu comprends, le fait que Naomi les ait approchés a déclenché une sorte de signal. Elle ne représente rien dans leur jeu, bien-sûr mais elle leur a fourni l'étape qui leur manquait : celle de l'unification.

— Mais... Takeo a déjà écrasé Juro en duel !

— Gagner une bataille, ce n'est pas gagner la guerre. Avec Kensei, Minoru est l'un des appuis les plus précieux de Takeo enchaîna-t-il. Le fait que Naomi ait voulu le prendre pour cible a ravivé l'envie de Juro et des deuxièmes années de s'allier.

Reiji tapota sur les touches du clavier quelques secondes, puis but une gorgée de thé glacé. Il y avait dans son intonation une grande persuasion. Pas quelqu'un qui persifle ou qui est sûr de lui mais qui sait ce qu'il dit. J'avais guetté dans ses yeux le moindre signe de mensonge : ils n'avaient pas cillé.

J'acquiesçai, attendant qu'il continue.

— Après s'être fait aplatir en public, Juro a aussi compris que pour abattre Takeo, il lui faudrait plus de muscles.

— C'est la raison pour laquelle ils ont attaqués les classes de premières années pour qu'ils passent de leur côté, complétai-je. Il ne restait qu'eux, puisque Juro est en rivalité avec l'autre classe de quatrième année, celle d'Ichiro, et que les cinquièmes années sont du côté de Takeo ».

A présent, le schéma m'apparaissait plus clair.

« Convaincre les premières années était impossible pour Juro, affirma Reiji. Il devait les soumettre physiquement... Enfin, ça n'a pas marché avec la classe de Mukai. Heureusement pour nous.

— En excluant la 1-A de Mukai et la 2-A de Naoki mise à part, il semblerait que Juro n'ait pas eu énormément de difficultés à se mettre les deuxièmes années en poche. Comment ça se fait ?

Reiji fit ma grimace.

— Tu connais déjà Hidetaka.

Je me remémorai la figure rougeaude couverte de piercings qui avait failli m'étrangler dans le couloir.

— Celui-là, reprit Reiji, c'est un ambitieux, une diva qui ne rêve que de se faire une réputation. Tu t'en es rendue compte quand il a étranglée. Mais le plus dangereux des deuxièmes années, c'est Izuru, parce qu'il vise plus haut. Écraser Takeo, peu importe s'il faut pour ça s'allier avec Juro, serait pour lui la folie des grandeurs.

— Et Minoru ? Quel est son rôle dans tout ça ? Tu n'as toujours pas répondu à ma question.

Reiji soupira.

— Minoru est conscient d'avoir redynamisé nos ennemis en provoquant Naomi et en l'obligeant à dénicher des types pour se venger.

— Se venger pour si peu ? Vraiment ?

Reiji passa la langue sur ses lèvres sèches :

— Naomi a perdu la face en se faisant plaquer par Ryôta. Qu'elle se fasse ensuite insulter par Minoru dans son propre fief, ça elle ne l'a pas supporté. Sans le vouloir, Minoru a impliqué Takeo et s'en veut pour ça. Il est son bras-droit mais il est aussi parfois maladroit. Là, il culpabilise de nous avoir tous entraînés dans ce jeu de rivalités.

— C'est un peu de ma faute, non ? J'ai voulu aller mettre les choses à plat sur les rumeurs que...

Reiji me coupa d'un geste de sa main osseuse.

— Ce serait arrivé de toute façon. Avec ou sans toi. Je te l'ai dit, Naomi n'a eu le rôle que d'élément déclencheur. S'il n'y avait eu toi ou Minoru pour vous empêtrer dans des broutilles, les problèmes seraient quand-même survenus à cause d'autres histoires ».

Il se tu et se remit à pianoter sur le clavier. Peut-être avait-il tenté de me déculpabiliser – ce dont je doutais fort mais je n'étais pas plus tranquille pour autant.

« Il y a autre chose que tu ne me dis pas, observai-je. Minoru a commencé à s'isoler seulement lorsque Fumito s'est fait arrêter.

— C'est tout. On n'en sait pas plus.

— Rien ne t'interdit d'être honnête.

— Rien ne m'interdit de ne pas l'être.

Forcer Reiji à parler était peine perdue. Pourtant, je soupçonnai qu'il cachait encore des informations.

« Est-ce que je devrais oublier tout ce que tu viens de me dire ?

— Si ça avait été le cas, Clé-à-molette, je ne t'aurais pas laissé me faire perdre mon temps. Maintenant tu devrais y aller. Les couloirs vont bientôt être bondés. Ce serait dommage que tu te fasses étriper dans un coin ».


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