35. Histoire d'origamis
« Si tu sais ce que tu fais et que tu n'as rien à craindre, alors je peux dormir sur mes deux oreilles », ironisa Sven.
Il cessa de tapoter du bout des doigts sur la table et sirota sa Kirin. Les lumières rouges qui coloraient son visage ne lui faisaient en rien perdre sa beauté. Leandro fit boire à Yoshi un shooter de vodka-cerise qui lui tira une larme. Maître Yoda crachota sous l'hilarité de l'Italien et sortit une cigarette de sa poche pour garder contenance.
Continuer à discourir des difficultés de Nintaï « attentatoires à ma sécurité » ne me semblait pas nécessaire. Je ne cessais de répéter à Sven que je n'étais pas une cause à défendre mais seule Shizue s'accordait avec moi pour dire qu'il ne fallait plus s'en faire. Elle pouvait l'affirmer, puisqu'à la différence des garçons, elle avait fait l'effort de se déplacer au barbecue organisé par Minoru. Pour autant, Shizue n'était pas objective, son unique sujet de discussion étant Jotaro. Je lui avais donné son numéro, tout en sachant qu'elle n'oserait jamais sauter le pas.
L'ennui avec les Japonais était qu'ils étaient pour un grand nombre d'une nature timide. Depuis que les mariages n'étaient plus arrangés, les rencontres ne se faisaient plus aussi facilement. Certaines femmes pouvaient se montrer craintives – bien plus que les hommes. Si le rendez-vous n'était pas planifié ou si les individus n'étaient pas présentés par des amis en commun, il n'y avait presqu'aucune chance pour que l'un d'eux se décide à engager la conversation. Dans ces cas, rien ne pouvait se faire sans un coup de pouce du destin ou l'aide du bon ami jouant les entremetteurs. D'autres femmes se présentaient comme étant « agressives ». Elles laissaient penser qu'elles étaient sûres de ce qu'elles voulaient et jusqu'où elles souhaitaient aller... Mais se dégonflaient en laissant parfois une mauvaise image de la femme émancipée.
Pour sa part, Shizue en était réduite à attendre un miracle qui ferait tomber Jotaro dans ses bras. Et elle pensait que ce miracle, c'était moi.
Sven fit momentanément oublier à Shizue ses préoccupations. Il avait la veille été confronté à un groupe d'extrême-droite qui regroupait des groupes ultra-nationalistes. Bien que marginaux, ils assuraient une présence omniprésente dans les grandes villes japonaises. L'une de leurs camionnettes noires équipées de haut-parleurs avait interpelé et insulté le sublime métis Danois, le prenant pour un Américain. De toute façon ces groupes abhorraient tout ce qui n'était pas nippon et prônaient un militarisme exacerbé. Ils réclamaient le respect des personnes ayant participé à l'expansionnisme du Japon de l'ère Showa, exigeaient la restitution des territoires spoliés par l'Union Soviétique à l'issue de la guerre de la Grande Asie orientale et dénonçaient les procès tenus par les tribunaux alliés tel que le Tribunal de Tokyo.
Jamais Sven n'avait directement fait face à ces groupes extrémistes. L'altercation l'avait retourné. Il avait eu la sensation d'avoir été dénigré, rejeté, sali. Ses incroyables yeux bleus électriques lançaient encore des foudres dans le vide.
Dans le malheur de mon ami, je fus rassurée que ce genre de rare problème ne soit pas arrivé qu'à moi. Tous pays comportait des communautés racistes. Il fallait se faire à cette idée, ce n'était à mon avis qu'une réaction primaire clanique. Autour de ces esprits tourmentés, il existait une majorité d'individus qui ne partageaient ni leurs sentiments, ni leurs convictions.
Malgré tout, la réalité demeurait que les Japonais n'étaient pas vraiment habitués aux étrangers. Ils les classaient même en deux catégories. D'une part, il y avait les non-asiatiques, des bêtes curieuses qu'on félicitait de savoir tenir des baguettes et d'autre part, les étrangers asiatiques, parfois encore moins bien intégrés que les autres étrangers du fait des tensions politiques et historiques.
« Oublie-les, Sven. Ils sont jaloux que tu mesures trente centimètres de plus qu'eux, s'esclaffa Leandro en secouant ses boucles brunes et brillantes.
— Evite de dire ça, intervint Yoshi. Ce n'est pas de cette manière que tu inverseras les choses. Comme tous les sujets difficiles, il faut en parler autour de soi.
— Désolé, tu as raison, répondit Leandro.
Yoshi carra les épaules :
— N'oubliez pas que ces gens-là sont particuliers et minoritaires. Je peux vous garantir qu'en général, nous les Japonais ne sommes pas nationalistes, affirma-t-il en ajustant ses lunettes sur son nez. Je me demande même quand arrivent les rares moments où nous nous préoccupons réellement de l'avenir du Japon ».
Leandro lui mit une tape dans le dos et lui recommanda un shooter. Puis il sortit une feuille de papier à rouler de sa poche : « Ah. Je n'en ai plus de grande. Personne ne peut me dépanner ? ».
Ni Shizue, ni Sven, ni moi ne fumions et Yoshi n'achetait que des paquets. Sven étendit son immense bras en travers de la table et tira trois petites feuilles de la pochette de Leandro, qui le regarda tout étonné. Il partagea un haussement d'épaules avec Yoshi et Shizue. Sven était déjà à l'œuvre.
« Vous ne connaissez pas le collage à trois feuilles ? dit-il un léger sourire étiré aux coins des lèvres. C'est bien pratique quand on n'en a que des courtes... La technique vient d'un pays voisin de celui de mon paternel !
Il plia les trois feuilles ensemble dans une stricte figure géométrique pour n'en reconstituer qu'une seule grande. Le reste du groupe le contemplait, dubitatif.
— Je ne savais pas que tu pouvais faire ça, s'étonna Shizue de sa voix aiguë, laissant entrevoir ses dents blanches comme des perles.
— Etre métis, c'est faire partie d'une autre culture. Il y a des trucs qui finissent par t'être utiles un jour ou l'autre.
Yoshi, ivre, le coupa.
— Tu es plus Japonais que la plupart des gens nés ici.
— Merci, Yoshi ! Regarde, dit Sven en s'adressant à Shizue, je ne suis ni plus ni moins qu'en train de sauver la vie de Leandro.
— De participer à son suicide pulmonaire, plutôt, grinçai-je.
— Il va me faire fumer un origami » conclut l'intéressé avant de boire cul-sec.
Nous rîmes et je me tournai discrètement vers Sven. Cette nuit encore, mon rêve subaquatique s'était poursuivi.
Les éclats de rire étouffés de Yoshi attirèrent mon attention.
Un Japonais qui a bu est un Japonais différent. Radicalement et paradoxalement davantage s'il s'agit d'un ami. Un Japonais ivre est sûr de lui, ouvert à la discussion, rigolard, franc. Incomparablement plus qu'en étant sobre. Je songeai que je devrais côtoyer des Japonais soûls plus souvent, du moment qu'ils ne m'insultent pas.
« Hé, Lucie, chuchota Leandro en me forçant à me tourner vers lui d'une prise de main sur l'épaule. Ça va mieux avec ton copain ?
— Moins fort ! Pas devant Sven ! »
Leandro secoua la tête et fit un signe du menton pour désigner le métis. Il prenait son temps pour expliquer à Yoshi et Shizue le procédé du pliage de feuilles et les autres figures possibles. En abat-son, je glissai à Leandro :
— Hormis le machisme latent de Kensei dans toutes les situations où il croit que parce que je suis sa copine mon rôle est de se plier à ses directives... Oui, tout va très bien.
— Ça sent le brûlé... dit-il en retroussant le nez.
— Non, non.
Leandro se redressa et plia ses coudes sur la table.
— Bon, je vais te donner quelques clés de compréhensions. Je suis au Japon depuis plus longtemps que toi et je peux te dire que ce que tu prends pour du machisme ici n'en est pas systématiquement.
— Explique-moi, je suis curieuse.
— Le Japon et la France ou l'Italie ont des conceptions divergentes du couple. Depuis des années, nous les Occidentaux, prônons l'égalité des sexes tout en essayant de conserver les valeurs galantes des hommes envers les femmes. Ici, la norme est l'inverse. La culture a conservé la notion traditionnelle de rôles que nous avons souvent rejetée. Dans nos pays respectifs, les mères sont encouragées à travailler et les hommes à prendre part aux tâches ménagères et à l'éducation des enfants.
— Très bien. Est-ce que ça tuerait mon copain de me tenir la porte ouverte ?
Leandro eut un sourire un peu biscornu.
— Non, certainement pas, sourit Leandro. Ça va te sembler bizarre mais c'est plutôt à toi de lui tenir la porte.
J'eus un instant à qualifier d'arrêt sur image.
— Je rêve !
— C'est une réalité différente. Je ne l'aime pas particulièrement non plus, les femmes ont parfois l'air de jouer des rôles de servantes....
Ses yeux de biche s'étirèrent, malicieux. Sous mon air suspicieux, il reprit :
— D'un autre côté, les épouses sont les impératrices du foyer et les maris des valets... Qui se laissent quand même servir !
— Bon d'accord, il n'y a pas de culture universelle. Et puis, ce que tu me dis ne joue que dans les contextes.
Leandro acquiesça en jetant un coup d'œil à Sven, toujours appliqué à conter les déclinaisons des pliages à nos amis Japonais.
— Les mœurs évoluent et il existe déjà beaucoup de Japonaises à la recherche d'un partenaire coopératif... Certaines ont entièrement refusé l'ancien modèle. Elles ne veulent plus seulement un protecteur qui apporte des revenus au foyer mais un époux-ami qui partage les tâches ménagères et qui rentre plus tôt du travail pour passer un moment avec les enfants.
— Il n'y a que Kensei qui soit resté macho ! pestai-je.
— S'il t'aime, il essaiera de comprendre tes attentes. Ça prendra un peu de temps, je te préviens et peut-être qu'il ne changera jamais.
— Nous verrons ».
A cet instant, Sven déplia son bras en direction de Leandro, un nouvel origami tout préparé. Après que ce dernier l'ait théâtralement remercié, je me retournai vers Sven.
« Dis, c'est une question peut-être étrange... Mais, tu crois qu'il pourrait y avoir des rêves qui portent malheur ?
— Non, répondit-il, catégorique. Ou alors, il s'agit de prémonitions ».
Sur ce, il plia un troisième origami.
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