30. Umi no Hi

Le 20 juillet, jour d'Umi no Hi, je m'éveillai pleine d'entrain et de vigueur, avec ce genre d'humeur qui me prenait lorsque enfant, c'était le jour de mon anniversaire ou celui de Noël. Sous une moiteur accablante, Kensei passa me prendre à moto devant la résidence : il portait un jean délavé et son blouson en cuir qui soulignait sa belle carrure. J'aimais que Kensei s'habille avec ses propres habits et non avec le sombre uniforme de Nintaï. S'il avait saupoudré son allure d'un petit sourire, il aurait même pu paraître avenant.

Je me demandais s'il était normal de ressentir autant d'attirance physique pour quelqu'un : Kensei me fouettait le sang. Quand nous n'étions que tous les deux, loin du cadre de la violence quotidienne de Nintaï, les choses étaient un peu plus faciles, maîtrisables. Nous abordions toutes sortes de sujets. La discussion était aisée et dérapait allègrement sur des impacts de lèvres. En un clin d'œil, il m'avait réconciliée avec sa moto.

L'aquarium comptait huit étages au milieu duquel dominait un énorme bassin. L'idée maîtresse du lieu était de rassembler les écosystèmes de la ceinture de feu formant le pourtour de l'océan Pacifique. La foule était dense mais Kensei ne s'en inquiéta pas, me garantissant que la visite s'éclaircirait au fur-et-à-mesure de notre avancée.

Le circuit débutait curieusement par une ascension jusqu'au dernier étage, agrémenté de vues sur des bassins où jouaient des loutres, des pingouins et des phoques. Je me plantai face à ces derniers.

« Dis, tu ne trouves pas qu'ils ressemblent à Daiki ? 

Kensei s'esclaffa et resserra ma main dans la sienne :

— Ouais, sauf qu'eux n'ont pas besoin de morphine pour avoir l'air crevé... Tu ne voudrais pas les photographier, histoire d'avoir une preuve ?  ».

Nous nous dirigeâmes ensuite vers des flamants roses, pour les comparer à Ryôta et repassâmes par les araignées de mer cachées dans un coin, les groupes de crabes et les otaries.

Cet aquarium n'avait rien à voir avec les quelques poissons qui se serraient dans les petits bassins de ma ville natale. Et me promener en compagnie de Kensei dans cette merveille bleutée me transcendait de bonheur. Lui aussi paraissait ravi de la visite et s'extasiait devant chaque nouvel animal. J'avais l'impression de tenir à la fois la main de l'homme pour lequel je bouillonnais et celle d'un enfant surexcité.

Après une autre dizaine de mètres de couloir, nous découvrîmes les dauphins, joueurs, curieux, le regard brillant d'intelligence.

« Emmener une fille voir les dauphins est une valeur sûre, se félicita Kensei, un sourire victorieux dessiné sur ses lèvres ourlées.

— Détrompe-toi. Je préfère les gros squales !

Il se tourna vers moi et me considéra, une étrange lueur brûlant dans ses prunelles.

— Je savais bien que t'étais pas ordinaire... Mais là, je suis encore loin du compte, bougonna-t-il. T'es bizarre. Les dauphins sont quand même les animaux aquatiques les plus futés... ».

Je rétorquai que dans le palmarès, la pieuvre était classée juste derrière eux.

Il prit un air incrédule et porta son regard sur un autre bassin : « Mate un peu ces tortues ! C'est le Vieux tout craché ! ».

Kensei avait eu raison : si à l'entrée de l'aquarium les visiteurs s'agglutinaient devant les vitres, la foule était plus limpide au niveau du grand bassin des requins. Il y en avait pour dix-mille mètres cubes d'eau de différentes espèces qui évoluaient au-dessus des têtes.

Soudain, une ombre gigantesque éclipsa la lumière du tunnel aquatique : le requin-baleine était venu faire démonstration de sa magnificence. 

Je songeai à mon rêve. J'en notais la progression dans un carnet. Sa suite était logique. Peut-être que l'écho entendu était celui d'un requin-baleine. Mais je n'avais pas souvenir que cette espèce chante et en y repensant, le cri n'était pas celui d'un cétacé. Qu'était-ce alors ? Je n'en avais pas la moindre idée.

Dans le silence feutré, seulement ponctué par quelques murmures et bruits de déclencheurs d'appareils, Kensei posait de temps à autre son regard sur moi. C'était comme une caresse qui me donnait envie de m'alanguir contre lui.

Kensei ne parlait jamais pour rien dire. Il aimait se taire et observer ; à l'instar de beaucoup de Japonais.

J'essayais ainsi d'apprendre une nouvelle langue : un langage muet qui se transmet par le regard. Et il s'en passe des choses, à travers les pupilles ! Les émotions défilent via les yeux, ces fabuleux outils qui jouent le rôle de révélateurs : on les ouvre, les étrécit, les étire, les fait sourire, retomber, se perdre dans le vague, méditer, décider, tergiverser, applaudir, dénigrer. Le regard est vrai. Timide et discrète étant enfant, je m'étais habituée à déceler les mensonges en scrutant mon interlocuteur.

Puiser dans les yeux et ressentir, se fondre dans la peau de l'autre, ressortir de l'enveloppe et réintégrer son propre corps. Cela, je savais parfaitement le faire et j'en tirais une grande utilité. J'avais en mémoire le regard passionné de Kensei lorsqu'il désossait les véhicules. Il avait exactement le même quand il retirait mes vêtements. 

Peu importait, Kensei n'évitait pas mes yeux, il s'y plongeait et j'en faisais autant sans éprouver de honte. Ce pouvait être dangereux. On pouvait découvrir la véritable nature de la personne. La réalité était dure à encaisser, sauf si la personne était encore plus belle que son enveloppe extérieure.

Ce n'est pas facile de se laisser parcourir le fond des yeux. La mise à nue est totale et on ne peut pas mentir, le lien qui s'établit est si intense qu'il en paraît violent. S'il existe en ce monde une preuve infaillible de confiance, c'est bien celle-là. Un battement cil, un clignement d'œil suffit à renverser le cœur ou à l'étouffer de déception.

Lorsque mes parents daignaient me faire un compliment, je réalisais l'étendue de leur hypocrisie. Ils auraient préféré que je ne sois pas née mais dire une telle chose aurait été contraire aux conventions sociales qu'ils chérissaient plus que leur chair.

Quand votre mère a essayé de vous avorter par deux fois mais que vous vous êtes accrochée, ça laisse des traces. Surtout quand on continue de vous faire sentir en grandissant que vous demeurez indésirable.

Kensei posa une main calleuse sur ma nuque pour embrasser le sommet de ma tête, devant les autres visiteurs qui nous lancèrent des œillades obliques. Ce geste aurait dû lui sembler choquant, embarrassant. Montrer son affection en public n'était guère habituel, surtout de la part de Kensei qui, quelques semaines plus tôt, ne pouvait même pas me tenir par la main. Alors, embrasser... Au Japon, on réservait cela pour l'intimité.

« Moi je ne les aime pas, les requins. Ils ont l'air de te percer à jour d'un seul regard. Il marqua une pause, les yeux levés sur le requin-baleine qui s'éloignait. 

— Lucie, c'est un peu brusque mais... Qu'est-ce que tu penses des Japonais ? ».

En effet, la question m'éclatait au visage.

C'était évident : jamais je n'aurai les yeux bridés et leur épicanthus. Jamais non plus je ne teindrai mes cheveux en noir et les aplatirai à coups de lissages. De toute manière, même ainsi grimée, on m'aurait démasquée. En dépit de mes efforts, je ne pouvais pas échapper à l'emprise de ma culture. C'était elle qui façonnait ma perception du monde. Je pouvais toujours tenter de la modifier mais j'étais tant imprégnée que la plupart des ajustements étaient hors de contrôle. Alors, comme le disait Sven, mieux valait-il encore me prévaloir d'être une étrangère et de jouer sur ce tableau, que d'essayer à tout prix de m'intégrer. Parce que j'aurai définitivement plus de chances de me faire accepter telle que j'étais, plutôt que de prétendre être ce que je n'étais pas. Si l'on désirait connaître le Japon, il convenait, comme en séduction, de ne pas louper son approche. Le risque sinon était de passer à côté d'un monde tel qu'il nous apparaissait mais dont l'âme nous échappait.

Cela dit, je m'interrogeais. Pourquoi Kensei souhaitait-il savoir ce que je pensais de sa propre nationalité ? Attendait-il réellement de moi que je critique les Japonais ?

Son élan de tendresse était une preuve de sa bonne volonté. Il ne semblait même pas se soucier du fait qu'une femme nous montre du doigt à son amie. Les couples mixtes, ça étonne et parfois, ça dérange.

— Les Japonais sont pour moi insondables, ambivalents et pinailleurs.

Kensei sourit en secouant le menton.

— Je parle des hommes.

C'était pire. La question me prenait au dépourvu. Je ne voulais pas tout gâcher, il fallait donc trouver le bon appui.

— Tu veux vraiment connaître ma réponse ? J'en ai pour un moment et ça ne sera pas forcément très flatteur. Et tu sais, les Françaises peuvent être brutes de décoffrage. Ne prends pas comptant pour toi ce que je dirai, l'avertis-je en effleurant sa joue rasée de près.

Il hocha la tête.

— J'avais remarqué. Dis-moi. J'aimerais savoir ce que tu penses.

J'avalai ma salive et déglutis silencieusement.


Merci de votre lecture ! ~*

A tout bientôt !

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